Dans un rapport exhaustif, Human Rights Watch documente les viols qui se sont banalisés depuis le début du conflit. La stigmatisation sociale et le manque d’accès aggravent le calvaire des survivants, victimes du climat d’impunité dont jouissent les perpétrateurs depuis deux décennies.
Ces deux sœurs reviennent de l’enfer. Pendant trois jours, elles ont été détenues, battues, violées, affamées et exploitées comme domestiques par les Forces de soutien rapide (FSR) – des paramilitaires en guerre contre les Forces armées soudanaises (FAS) depuis le 15 avril 2023. « Les deux filles ont dit qu’elles étaient détenues dans une grande maison avec un grand nombre de femmes et de filles du Soudan du Sud et d’Éthiopie », précise l’un des 44 témoins interrogés par Human Rights Watch (HRW).
Parmi eux, 18 prestataires de santé et intervenants locaux des services d’urgence recensent 262 survivants de violences sexuelles perpétrées depuis le début de ce conflit qui a fait des dizaines de milliers de morts et contraint plus de 12 millions de Soudanais à quitter leur foyer. Dans un rapport de 89 pages publié le 29 juillet et intitulé « Khartoum n’est pas une ville sûre pour les femmes ! », HRW documente des violences sexuelles généralisées dans la capitale, Khartoum, et les deux villes voisines, Omdurman et Bahri.
Des victimes âgées de 9 à 60 ans
« La plupart des victimes ont déclaré avoir été violées et agressées sexuellement par les FSR, avec neuf cas de viols signalés ayant été commis par les FAS entre avril 2023 et janvier 2024, lorsque les FAS ont pris le contrôle de certaines parties d’Omdurman et du nord de Bahri. Une poignée de cas d’agressions sexuelles par des civils ont également été rapportés », décrit le document. Les populations déplacées, qui survivent dans des camps de fortune surpeuplés, sont particulièrement exposées, sans que personne ne soit épargné.
« Les violences sexuelles perpétrées par les FSR font partie de la litanie d’abus qu’ils commettent dans les quartiers résidentiels de Khartoum qu’ils contrôlent. Toutes les catégories de la population sont touchées, des réfugiées sud-soudanaises, éthiopiennes et érythréennes aux femmes et aux filles issues de classes aisées », précise à Tama Média Laetitia Bader, directrice adjointe de la division Afrique à HRW. L’échelle d’âge des victimes s’étend de 9 à 60 ans. Les témoins ont recensé 74 viols collectifs entre mai et novembre 2023 mais aussi des mariages forcés et des mariages infantiles. Des hommes et des garçons ont également été victimes de viol.
« Les violences sexuelles liées aux conflits, telles que décrites aux prestataires de services documentés dans ce rapport, constituent une violation grave du droit international humanitaire et un crime de guerre », stipule le rapport qui documente en outre la manière dont les deux camps empêchent les survivants d’être soignés. « La présence de parties belligérantes à proximité des établissements de santé et les combats en cours dans les zones résidentielles entravent l’accès des survivants à des traitements médicaux urgents. Cette situation est encore aggravée par les comportements illégaux des parties belligérantes, notamment l’occupation des établissements de santé, les attaques contre les personnels de santé et les restrictions arbitraires et le pillage des fournitures médicales », détaille HRW.
La stigmatisation sociale aggrave le calvaire des survivants
Les entraves faites aux livraisons humanitaires empêchent par ailleurs les rares hôpitaux de la capitale toujours en service d’être approvisionnés correctement. Les kits de prophylaxie post-exposition pour prévenir la transmission du VIH (virus de l’immunodéficience humaine) et la thérapie antirétrovirale se sont raréfiés, faisant craindre une explosion du nombre de cas. L’avortement, limité par la loi soudanaise aux victimes de viol, est dans les faits peu pratiqué. Souvent, il est trop tard. « J’ai parlé à une survivante qui avait été violée et qui venait de découvrir qu’elle était enceinte de trois mois, raconte un psychiatre à HRW. Elle était clairement traumatisée et tremblait, craignant la réaction de sa famille. Elle m’a dit : “S’ils découvrent ma situation, ils me tueront.” »
Non seulement les structures ne sont pas adaptées. « Quand bien même la victime se rend à l’hôpital, il n’y a souvent pas de coins privés. Nous avons entendu des cas où la survivante doit parler dans une pièce publique », déplore Laetitia Bader. La stigmatisation sociale s’ajoute ensuite au traumatisme des survivants. L’ONG Strategic Initiative for Women in the Horn of Africa (SIHA) a récemment reçu des témoignages de survivantes de viols intervenus il y a plus d’un an.
Un appel à déployer une mission de protection des civils
« Cela leur prend du temps d’admettre que ce qui leur est arrivé n’est pas de leur faute », résume la directrice régionale de SIHA, Hala Alkarib, sollicitée par Tama Média. Dans certains cas, la famille de la victime refuse que cette dernière reçoive des soins, par peur de répandre la nouvelle au sein de la communauté. Certains maris vont jusqu’à demander le divorce.
Des pratiques devenues tristement banales. Le fléau du viol gangrène en effet le Soudan depuis le début de la guerre au Darfour, au début des années 2 000. « Les violences sexuelles ont été tolérées depuis 20 ans, commises par les milices dont sont issues les FSR, les Janjawids, rappelle Hala Alkarib. Les FSR utilisent désormais les violences sexuelles comme une stratégie de guerre, d’expulsion forcée, de disposition, de pillage, car ces crimes et leurs auteurs n’ont jamais soumis à des poursuites judiciaires. »
Les viols s’étaient déjà immiscés à grande échelle dans la capitale, lors du démantèlement du sit-in révolutionnaire le 3 juin 2019. Là non plus, aucun procès ne s’est tenu. Dans ses recommandations, le rapport de HRW incite à « tenir les parties responsables des violations du droit international humanitaire ». Et à mettre sur pied, de toute urgence, « une mission de protection des civils au Soudan ».