Beyoncé

Comment Beyoncé a contribué à la diffusion des cultures africaines

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Dans ses plus récents albums, Beyoncé s’engage fortement auprès de la culture africaine, et devient une véritable plateforme pour sa diffusion au grand public.
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James Chikomborero Paradza, University of Pretoria

Beyoncé vient de sortir son septième album studio solo, intitulé Renaissance (2022). L’album, qui crée l’événement dans la culture populaire mondiale, est le premier d’un projet en trois parties. Son précédent opus, l’album visuel Black is King (2020), a été réalisé en collaboration avec de nombreux artistes africains.

Beyoncé sur un cheval scintillant
La pochette de l’album Renaissance, sorti le 29 juillet 2022.
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Renaissance rend hommage à la dance music noire et met à nouveau en vedette des artistes africains, dont l’autrice-compositrice-interprète nigériane Tems, qui connaît son propre moment de gloire.

Dans l’histoire, la Renaissance (XIVe siècle au XVIe siècle) se caractérise par la volonté de retrouver la grandeur culturelle du passé gréco-romain et le renouveau de l’érudition en Europe après une période de stagnation. Aujourd’hui encore, l’art (peinture, musique, mode) influence la façon dont les gens s’habillent et se comportent, ce qu’ils choisissent d’afficher et de dire, et la façon dont ils se perçoivent eux-mêmes et perçoivent la société.

Au cours des trois dernières décennies, Beyoncé a joué un rôle majeur dans le façonnement de la culture populaire mondiale. Elle n’a cessé de donner du pouvoir à ses auditeurs et de susciter des débats, et les paroles de ses chansons ont souvent été citées dans des discussions sur des questions de société. Son point de vue sur la monogamie dans l’album Dangerously in Love (2003), par exemple, offre un contre-récit à la représentation patriarcale de l’hypersexualité chez les femmes noires.

Sur Lemonade (2016), Beyoncé utilise des genres musicaux très divers, qui dépassent les stéréotypes associés habituellement à une artiste noire. Ce faisant, elle questionne les mécanismes de discrimination dont elle est victime. Sur Black is King, elle témoigne d’une renaissance des formes d’art africain à une époque où les normes culturelles dominées par la pensée occidentale sont en déclin et où l’Afrique est une étoile montante dans la culture populaire.

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Dans cet article, je souhaite démontrer que tout au long de sa carrière, Beyoncé a contribué à un renouvellement des récits dans la musique populaire et, ce faisant, s’est engagée de manière significative dans la culture et la musique africaines.

Collaborations africaines

Beyoncé a associé divers artistes africains à ses projets et les a souvent présentés au public international. Avant Black is King, on peut citer la poésie de Warsan Shire, originaire du Kenya, sur Lemonade, une citation de la romancière nigériane Chimamanda Ngozi Adichie sur Flawless (2013) et une chorégraphie de Tofo Tofo, qui est un groupe de danse basé au Mozambique, dans la vidéo de Run the World (Girls).

Bien que les cultures du continent africain ne soient pas aussi présentes que sur Black is King, Beyoncé a également fait appel à des artistes africains sur Renaissance, notamment sur la chanson « Move », dont le style s’inspire des Afrobeats et sur laquelle figurent P2J (Nigeria) et GuiltyBeatz (Ghana) en tant que producteurs, ainsi que Tems en tant qu’autrice et interprète.

Tems (Temilade Openiyi), une vocaliste polyvalente, s’est fait connaître après avoir collaboré sur Essence (2020) de la star nigériane WizKid. Sa discographie traverse différents genres, notamment le R&B alternatif, la néo-soul et l’afropop. Son premier single « Mr Rebel » (2018) montre ses talents de R&B (à la fois en tant que productrice et chanteuse), tandis que son featuring de 2021 sur « Fountains » du rappeur canadien Drake montre sa capacité à transmettre des émotions à travers sa voix.

Le nom de Tems est sur toutes les lèvres depuis la sortie de la bande-annonce du deuxième opus du film Black Panther, dans lequel elle reprend No Woman, No Cry de Bob Marley. Elle a contribué au populariser et renouveler notre perception de l’afropop et de la musique africaine commerciale.

Black is King

« Je crois que lorsque les Noirs racontent leurs propres histoires, nous pouvons changer l’axe du monde et raconter notre VRAIE histoire de richesse générationnelle et de richesse d’âme qui n’est pas racontée dans les livres d’histoire. »

Black is King, le précédent album de Beyoncé, est une célébration des traditions africaines avec une touche moderne. Dans cet album visuel, elle adopte une optique d’inspiration panafricaine et intègre des éléments provenant de plusieurs pays africains. Elle s’associe à divers acteurs, réalisateurs, designers, chorégraphes et musiciens africains, mettant ainsi en lumière la diversité culturelle du continent.

Un groupe de danseurs dans un décor blanc
Image issue de l’album visuel Black is King.
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Les téléspectateurs sont exposés à des éléments allant de genres musicaux comme l’afrobeats (Nigeria) et le gqom (Afrique du Sud) à des styles de danse populaires comme le Network (Ghana) et le Kpakujemu (Nigeria). Elle montre aussi des paysages venant de tout le continent.

Il ne faut pas attribuer à Beyoncé l’invention de ces éléments, ni même lui attribuer tout le crédit pour les avoir popularisés. Ils existaient et étaient appréciés bien avant qu’elle ne commence à les montrer. Cependant, on ne peut nier le rôle déterminant que Beyoncé a joué dans la mise en avant de ces éléments dans la culture populaire mondiale, grâce à son statut de star internationale.

En outre, l’album visuel donne une représentation plus fidèle du continent africain et de sa diversité que d’autres œuvres qui s’inspirent des cultures africaines dans la culture populaire mondiale. Black is King a introduit un renouveau de l’image de l’Afrique dans les médias populaires et a donné du pouvoir à de nombreux Africains et Noirs, qui se sentent enfin mieux représentés dans la culture populaire dominante.

Renaissance

Beyoncé a une fois de plus incorporé un élément de renouveau dans Renaissance. À travers les 16 titres de l’album, elle emmène les auditeurs dans un voyage avec l’intention déclarée de créer un espace sûr, exempt de jugement, de perfectionnisme et de réflexion excessive. Les auditeurs sont exposés à la musique du Studio 54, issue de l’ère disco des années 1970, avec des transitions sans effort vers des genres plus contemporains (pop, R&B et house).

Les débuts du disco ont été influencés par le funk, la soul et le jazz de la fin des années 1960, et ont combiné ces styles avec des technologies telles que les synthétiseurs, les enregistrements multipistes et les boîtes à rythmes. Cela a donné naissance à une forme somptueuse et décadente de musique pop axée sur la danse, caractérisée par un rythme régulier et des voix proéminentes, haut perchées et associées à des effets de réverbération. Le genre a connu son apogée entre 1975 et début 1979, avec des artistes tels que Donna Summer et Gloria Gaynor qui dominaient le palmarès musical.

Sur le titre bien nommé Renaissance, Beyoncé a remis ce style au premier plan de la culture pop, le faisant découvrir à de nombreux jeunes auditeurs. Dès le premier single Break My Soul, les auditeurs sont exposés à l’omniprésence du style dance-pop et house de l’album. Beyoncé intègre avec succès des genres musicaux tels que la pop, la house électronique, l’afrobeats, la trap et la soul, pour n’en citer que quelques-uns, en combinaison avec diverses influences disco. Les paroles de l’album dépeignent un sentiment général d’amour de soi et de fierté. Cela ressemble à la musique de l’une des artistes pop les plus importantes d’Afrique du Sud et du continent, Brenda Fassie (1964-2004).

Tout au long de sa carrière, Fassie, l’une des reines de la pop africaine, a fait de la musique disco et pop influencée par son expérience dans les ghettos noirs. Sa musique emblématique racontait l’histoire des Sud-Africains noirs à l’époque de l’apartheid.

Le travail de Beyoncé, tout au long de sa carrière, sert de plate-forme aux artistes africains sur la scène mondiale, en utilisant divers genres musicaux pour contrer les stéréotypes liés aux musiciens noirs et renouveler les récits associés à leurs réalités. Son dernier album continue dans cette voie en présentant aux nouveaux auditeurs un renouveau du disco avec une touche contemporaine.


Cet article a été traduit par Eléonore Roussel.The Conversation

James Chikomborero Paradza, Doctor of Music Candidate, University of Pretoria

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

La géomancie

La géomancie africaine«J’aime le souvenir de ces époques nues»
1 Sidi Mohamed Mahibou et Jean-Louis Triaud, 1984 : 146. Je cite cette expression proférée en arabe p (…)
1Voilà comment c’est arrivé, pour parler sur le mode du « Voilà ce qui est arrivé! », proféré par El Hadj Oumar dans le Bayân mâ waga’aa1.

2Nous arpentions régulièrement, Michel Cartry et moi, le boulevard Saint-Michel depuis la Sorbonne, rue des Écoles à la place du Châtelet ou la Mairie de Paris en passant par le boulevard du Palais ou du côté de Notre Dame pour prendre le métro. Distance qu’ayant parcourue des années durant en sa compagnie je me représentais quelque peu, sans nulle velléité de comparaison entre les personnages, à l’image de celle qu’Emmanuel Kant accomplissait de son université à son domicile.

2 Michel Cartry, 1978: 29.
3À la fin de chacun de ses séminaires, Michel Cartry ne manquait d’accomplir son rituel du Maître. Un rituel dont je ne pouvais m’empêcher de comparer l’effet à celui qui est attendu d’un bulo – le bulo dont Michel Cartry dit lui-même que c’est « ce que le sacrificateur renvoie au lieu où toute chose s’origine pour demander que descende ce qui permet de créer »2. Le prévoyant en général à l’avance, il faisait en sorte qu’à la sortie, un nombre d’auditeurs vienne avec lui s’attabler autour de lui dans un café et ou un restaurant, pour échanger autant sur les dits que les non dits du cours. Le temps de ce rituel pouvait égaler celui du cours ou à défaut, sa moitié. J’étais toujours par lui associé à ce « contingent ». Il avait pris l’habitude en la circonstance de me faire discrètement signe pour m’y inviter.

3 Pierre Bonnafé & M. Cartry. 1962: 417-425.
4Nous prenions ensuite le métro. Nos quartiers sont mitoyens. Je m’obligeais – il n’est de servitude selon La Boétie que volontaire – à descendre avec lui à la station de son domicile pour continuer à attiser le feu de la conversation. Nous nous attablions à nouveau dans le Café du coin. Nous discutions de tout. De l’ethnologie germait des sujets annexes: la vie scolaire et universitaire dans les pays de nos terrains respectifs, les questions religieuses, sociales, politiques et économiques dans ces pays. Le militantisme politique qui jusqu’alors avait été au centre de ma vie – mes positions ayant été quelque peu assouplies par mon contact avec l’ethnologie – faisait partie de ces choses par lesquelles s’est établie une certaine forme de familiarité. Quand je lui ai fait part que, paradoxalement, ce qui m’avait passionné à la lecture de ses premiers travaux était son texte sur « les idéologies politiques des pays en voie de développement3», une porte s’entrouvrit entre nous-pour emprunter la métaphore à A. de Musset. Une plage d’exception commença à s’aménager en marge des rapports institutionnels au fur à mesure que je me rendais compte de la faim inextinguible que j’avais de ses séminaires dans le cadre du travail que j’avais entrepris.

4 Henri Gaden, 1931.
5 Charles Monteil, 1950 : 166.
5C’est ainsi que, sans y faire attention, nous sommes devenus kaaw l’un de l’autre. Kaaw est le terme peul qui désigne la relation oncle maternel-neveu. Le terme « neveu », badiraado, symbolise quant à lui la relation d’alliance matrimoniale mais ne constitue pas un terme d’appellation. Ainsi, l’oncle, kaaw, n’appellera pas son neveu par le terme badiraado mais par le terme réflexif kaaw, celui-là même par lequel ce dernier l’appelle. Ce faisant, ils deviennent des égaux entre lesquels la relation hiérarchique parent/enfant est en partie gommée sous le sceau de la familiarité qui est celle qui règne entre gens de la même classe d’âge (par « classe d’âge » il ne faut pas forcément entendre « du même âge ») et qui autorise l’usage réciproque d’une liberté “excessive” relativement aux relations ordinaires. Et c’est dans ce contexte d’une grande complexité dont il n’est pas question ici de défaire tous les nœuds, que les Peuls4 se construisent une idéologie d’exception sur la relation kaaw. Charles Monteil rapporte que le jour de la résurrection ou jour du jugement dernier, Dieu rend caduque et inopérant tout lien de parenté unissant les personnes entre elles devant le tribunal qu’il tient pour demander les comptes dont chacun est redevable dans sa vie terrestre. Ce lien de parenté refusé à tout le monde sera toutefois accordé exceptionnellement à l’oncle. Quand le neveu, son kaaw, se trouvera en difficulté devant le tribunal de l’éternel, il pourra exceptionnellement recourir à son aide dans le cas où le poids de ses péchés serait supérieur à celui des bienfaits lui permettant d’accéder au paradis et d’éviter le feu de l’enfer 5.

6 qu’ils nomment dans la langue, kaawiraagal (la manière d’être oncle).
7 De l’espace du fleuve Sénégal et de la Falémé notamment.
8 À savoir tel que défini plus haut.
9 Ou Sonna d’après Germaine Dieterlen 1992: 139.
10 Prononcé sarakulle en Pular dialecte Peul du Sénégal et le seul utilisé et dit en cette langue en a (…)
11 En langue soninké, [sérinkhoulé]. Composé de serin (= homme. personne·) et xu/le (= rouge)].
12 Grands·parents et petits·enfants s’appellent réciproquement de la même façon que l’oncle et le neve (…)
13 Ce qui a pour conséquence, en contexte polygynique, qu’elle soit tout à fois enviée et rejetée par (…)
6Les Peuls étendent le lien kaaw6 à d’autres situations. Un exemple patent bien que non exhaustif est celui du lien séculaire de proximité et de voisinage entre Soninkés et Peuls7. Le Peul dit du Soninké qu’il est son kaaw8 Le Soninké, quant à lui, l’appelle maama. Ce terme peul Soninké, quant à lui, l’appelle maama. Ce terme peul désigne, sans différence de sexe, les grands-parents. Le Soninké l’utilise quant à lui, pour désigner uniquement la grand-mère à l’opposé du grand-père qu’il appelle kisima. Ce qui infère qu’à l’origine la société soninké a acquis du “sang” Peul par le mariage entre l’ancêtre fondateur kisima et une femme Peul, la maama. Sur ce fait, les Soninkés soutiennent – comme nombre de populations africaines, y compris les Peuls – être originaires d’Égypte, cela parce que « Soninké » serait un terme issu de la déformation du nom de la ville d’Assouan9. À cela s’ajoute que Sarakollé10, cet autre nom ethnique qui leur est aussi attribué, serait, à son tour, la prononciation corrompue de serinxulle11 « homme rouge», c’est-à-dire du même teint que le Peul (entre autres appelé Pullo bodeejo, « Peul (à la peau) rouge »). Cela dit, le Soninké prenant épouse chez le Peul le ferait en souvenir du mariage contracté par les ancêtres fondateurs entre le kisima et la maama. Cette relation matrimoniale donne naissance à la relation de kaaw. Une relation de familiarité dédoublée entre celle qui caractérise les liens entre maama la grand-mère et maama le petit-fils12 d’une part, entre kaaw l’oncle et le neveu, d’autre part. C’est ainsi que le noble soninké – le noble étant en principe le seul à avoir droit à cette alliance – donne à son épouse peule le statut de la préférée13. Car au-delà du mariage préférentiel avec la fille de l’oncle rappelant celui, mythique, entre kisima et maama, il y a, en filigrane, une cohabitation apaisée au-delà de l’opposition entre pasteurs nomades Peuls et agriculteurs sédentaires Soninkés, ces deux formes d’activités économiques étant conceptuellement distinctes mais fonctionnellement complémentaires.

14 Gaden, 1931 : 87-88
7Ce plan passe en miroir dans l’univers des animaux. La loi, dans ce temps où – comme dit le conte- on y parlait comme les hommes, était la loi de la force. Une loi qui était la matrice dans laquelle chaque animal composait son nom14. L’interposition de la relation kaaw permet de redéfinir un cadre d’équilibre entre force et faiblesse, ruse et naïveté des uns et des autres. Sont ainsi kaaw: nyiiwa l’éléphant et njambala la girafe, mbaroodi le lion et ngabu l’hippopotame, yaare le scorpion et noorwa le caïman, fowru l’hyène et bojel le lièvre, etc.

8C’est dans un tel complexe que s’est aménagé l’espace matriciel autour duquel Michel Cartry, en tant que mon directeur de thèse et moi en tant que son étudiant, avons entretenu une relation serrée jusqu’aux derniers instants de sa vie. Au cœur de cette relation, je mentionnerai brièvement, au risque d’en caricaturer l’essence, trois points.

La géomancie
15 Khet’t er rem/ kitab al façl fi oucoûl ilm er rami Mohammad er Zanâti, tel que titré dans le livre (…)
9C’est par la géomancie bien entendu que la porte entrouverte par la relation kaw avait définitivement ouvert son battant. Michel Cartry m’avait donné l’occasion d’en faire un exposé à son séminaire suite à l’entretien que j’avais eu avec lui à propos de mes recherches antérieures. Il parlera lui-même de « géomancie peule », allant au-delà de ce que j’aurai osé penser tant je doutais de mes compétences en ethnologie. En milieu peul sénégalais, géomancie se dit dans la langue, gisaane, terme dérivant de gisDe (corruption de jiiDe, qui signifie « la vue »). La pratique se dit: toBBuDe gisaane, « faire des points (sur le sable, pour voir, interroger le gisaane) ». Les Peuls disent aussi ramli, par corruption du terme arabe khet’t er reml. qui signifie textuellement : « les points tracés sur le sable », nom qui fut donné par son supposé fondateur arabo-berbère, el Zanâti15.

16 Le rab est un esprit ancestral attaché à un lignage, ou un village, doté d’un nom propre dans un au (…)
10Gisaane et ramli se renvoient ainsi l’un à l’autre comme les deux faces différentes d’une même réalité pour faire état de la pratique du devin qui n’a de support que le sable ou bien du devin qui n’en a d’autre que les outils fournis par l’écriture coranique. J’en avais trouvé la pratique en usage dans le culte de possession des tuur et rab16 en milieu rural wolof du Cayor où j’avais fait mon premier terrain en ethnologie. L’ascension de l’islam confrérique d’une part, le modernisme introduit par l’utilisation progressive de la monnaie, d’autre part, avaient imposé des limites à la réalisation des séances publiques de possession. C’est ainsi, disent les devins eux-mêmes, que le gisaane et le ramli avaient troqué le rôle secondaire qu’ils avaient dans le cadre de ces anciens cultes, pour celui, de premier ordre, qu’ils jouent dans l’ensemble du cycle rituel qu’implique ces cultes.

17 Kat en wolof, est ici l’indice de classe qui désigne le praticien lui-même.
11Tuur, rab et islam infèrent une distinction qu’il faut bien noter. Sous le nom générique de ramli, il faut implicitement entendre l’usage des outils de l’islam par le canal desquels seriny, le marabout et maître en écritures coraniques – et partant des savoirs rituels -, le pratique légalement, c’est-à-dire sous la bannière de l’islam. Par le nom gisaane, il faut entendre par contre l’exercice de cette même géomancie qui, par le canal de la culture traditionnelle, fait dénommer le praticien gisaanekat17 Ce même gisaanekat est aussi appelé jabarkat, une dénomination souvent péjorative parce que non conforme aux normes de l’islam.

12Mon exposé faisait état des deux espaces par lesquels un seriny, ramlikat, se dispute la primeur avec le gisaanekat. J’avais pris l’exemple du cas d’une jeune femme victime d’avortements récurrents causés par son double, un rab masculin jaloux. Dans ce cas, on pouvait dans le même temps observer les modalités d’une concurrence entre deux méthodes de divination différentes mais adossées l’une à l’autre et se poser la question de la spécificité des géomancies africaines. Contrairement au seriny, la culture du gisaanekat – qui est généralement, sinon exclusivement un Peul – bien que proche, est totalement extérieure à la sphère culturelle de la pratique du culte des tuur et des rab. Gisaane et ramli sont cependant une seule et même chose, mettant en œuvre le même vocabulaire des signes, la même démarche, le même principe essentiel, l’aléatoire, le hasard. Sauf que sous la plume du seriny, cette approche est pratiquée sous le nom de khet’t er reml (ramli).

13L’islam ce faisant, ne s’est pas approprié le culte des rab et le gisaane quant à lui, garde ses coudées franches tout en restant en interaction avec les procédures musulmanes.

14L’effet de cet exposé, entre Michel Cartry et moi, fut similaire à celui du partage d’une calebasse de sala (crème de mil), rituel déterminé dans le mythe comme une marque d’hospitalité. Dès lors, nous ne raterons plus une occasion de nous livrer à quelque exercice divinatoire suivi de débats et discussions.

15En témoignent les éléments ci-dessous, semblables à des gribouillis.

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16Michel Cartry, ne m’entraînera pas dans de grands débats théoriques mais il m’apprendra plutôt, par les mots de la langue des uns et des autres, ce que comparer pouvait vouloir dire en ethnologie.

18 Baayuali, la « parole lourde du sac ». Cartry, 2009: 309.
17Je l’écoutais me dire le mythe gourmantché. Jaba le roi divin aux 333 buli, descendu du ciel avec son sac et son hochet. Jaba qui distribue tous les objets hétéroclites contenus dans le sac, hormis un petit reste. Ce petit reste, le roi divin qui fut aussi l’ancêtre des devins ventriloques, porteurs de la parole oraculaire18 va le donner en héritage au o liido, « celui qui cherche », o tambi, « le frappeur de sable », le géomancien. « L’oracle de la terre, la terre qui parle mais qui n’est pas une divinité, ce qui se donne de la bouche du sable, la parole vraie … », autant de notes que je prenais fébrilement, les considérant comme des questions sur mes propres matériaux.

19 Christiane Seydou, 1977.
18« La parole vraie qui sort de la bouche du sable » est, pour les Peuls musulmans, d’essence divine. Pour eux, l’idéal est que coïncident système traditionnel et système musulman, pour paraphraser Christiane Seydou19. Par l’intermédiaire de Gabriel, le prophète Idriss a initié sur le sable les premiers traits à l’origine du gisaane. Mais bien des lignages renvoient cette origine à leur propre ancêtre fondateur. Dans le lignage des suutinkoobe-demmbube, par exemple, l’ancêtre aurait surpris l’hyène, son animal totémique, en train de deviner sur le sable. Or on sait que l’hyène ne sort de sa caverne qu’au plus noir de la nuit, ses yeux lumineux percevant tout ce qui est caché jusque dans les tombes les hermétiquement fermées, et particulièrement celles où viennent de prendre place les nouveaux morts.

20 Cartry, 1994 : 104.
19C’est ainsi que Michel Cartry ne me présentera jamais à son entourage comme un étudiant, son étudiant. Il disait à tout un chacun : « M. Ba est un ami et un collègue, ajoutant selon le contexte, c’est un spécialiste de questions portant sur la divination peule ». Je corrigeais bien souvent cette déclaration en riant. Son comportement s’apparentait symboliquement à cet égard – si je puis me permettre à nouveau la métaphore – à l’attitude de l’ancêtre Pabado, envers Kwatume dans la captation d’héritage du Bonnet rouge de la montagne, symbole de la chefferie auquel celui-ci n’était légitimement pas en droit d’avoir accès en tant que yarga, enfant d’une fille du lignage20 Une complicité certes mais qui n’avait rien de fusionnel.

Jaba et Koumen
21 Amadou Hampâté Bâ & G.Dieterlen, 1961 28; Laya Diouldé, 1991 : 65-90.
20Nous voilà devenus, lui, Jaba et moi, Koumen. Jaba, le roi devin représentant les Gourmantchés sédentaires et « animistes » et Koumen, le guide mythique du pasteur Silé Sadio à travers les « Douze clairières de la connaissance », représentant les Peuls nomades et musulmans, deux ethnies unies dans l’histoire par des relations d’opposition et de complémentarité21. Nous nous dénommerons désormais ainsi jusqu’à ce que la mort l’emporte.

22 Cartry, 1978-1979: 57.
21La géomancie gourmantché, telle que je l’interprétais au travers des propos de Michel Cartry dans ses séminaires, me paraissait comparable à une sorte de gare de triage dont les multiples voies figuraient « les rituels qui s’imbriquent les uns dans les autres et s’articulent avec la divination »22. Deux d’entre elles, symbolisant en particulier les rituels du destin individuel et ceux du sacrifice animal ont singulièrement pesé sur les circonstances qui nous ont amenés à nous attribuer réciproquement les noms de Jaba et de Koumen.

23 Cartry, 1973 :255 282.
24 Cartry, 1998-1999 70.
25 Cartry, ibid.: 77-78.
22De ces deux rituels, je citerai d’abord le yenmiali. J’avais d’abord lu l’article de Michel Cartry, « Le lien à la mère et notion de destin individuel chez les Gourmantché »23et suivi assidûment le séminaire y afférant. Michel Cartry n’avait de cesse de me parler des petits cercles de pierre, autels du destin, « qu’on aperçoit, disait-il, en différents lieux et le plus souvent auprès des portes de certaines unités d’habitation dans la cour de chaque grande maison collective ». Il cherchait en quelque sorte à inclure mon sujet d’étude qu’il dirigeait sur les marques distinctives du bétail portant sur le destin individuel dans le vaste travail de comparaison, inscrit dans son programme d’enseignement, entre des ensembles symboliques observés par des ethnologues en d’autres sociétés de l’aire voltaïque présentant une structure semblable. Nul doute pour moi que l’on pouvait retrouver certaines similarités avec cet ensemble dans la société peule. Mais chez les Peuls, il n’y a pas vraiment de cercles de pierres « autels du destin ». Ceux qui existent encore ne sont pas faits uniquement de pierres et ne sont pas fermés. Une ouverture y est aménagée pour permettre d’aller à l’intérieur « faire le salam », la prière musulmane à laquelle cet espace est en principe voué. Michel Cartry me posait cependant beaucoup de questions sur cette architecture. Pour lui, il y avait là quelque chose à creuser dans la mesure où « les rites effectués en direction des puissances du destin, ainsi que les autels qui leur sont associés sont solidaires d’une théorie particulière de la “prédestination” à laquelle l’idée de fatum n’était sans doute pas étrangère24 ». Il y avait là aussi l’idée de creuser dans les mots et les expressions de la langue relatifs au destin. Je lui faisais remarquer que dans la conception peule du destin individuel, je ne rencontrais pas sur mon terrain de discours aussi organisé que celui tenu par les Gourmantché dans le conte de ce chasseur qui, ayant surpris « dans la maison de Dieu » son fils à naître énonçant son programme de vie, avait réussi à arrêter le destin tragique de son fils25• Cela ne signifiait pas pour autant que les Peuls n’aient pas de théorie du destin.

26 Cartry, 1983-1984: 97.
23Au stade où j’en étais, il ne me paraissait pas évident de pouvoir, comme ce que Cartry rappelait des propositions de Ludwig Wittgenstein26, « rassembler correctement ce que l’on sait et ne rien ajouter », car « rassembler correctement » est le premier Rubicon à franchir pour l’apprenti ethnologue.

27 Gaden. 1972.
28 Selon l’expression gourmantché (tel, son soleil a brillé) dont on retrouve l’équivalent chez les Pe (…)
29 De Surgy. 1979 : 1920.
24Toutefois la théorie gourmantché de la « prédestination » semble bien avoir son analogue chez les Peuls, à cette différence que chez les Peuls, c’est dans les marques distinctives fixées dans et sur le corps « dans un temps qui précède la naissance » qu’apparaît le programme de la vie future de l’enfant qui vient de naître. Ces marques que l’on appelle baade ngaabdi27 seul un devin initié peut les lire et guider leur porteur vers le « chemin du rite ». Elles sont bonnes ou mauvaises, selon ce que la fortune en décide. Elles ne peuvent qu’être maintenues ou non dans leur « brillance »28, mais jamais effacées. Dans ses conférences de 1996-1998, Michel Cartry rappelait à ce propos l’hypothèse formulée par Albert de Surgy29 : le « projet prénatal » ne s’efface pas, on ne peut tuer ce qui est contenu dans l’œuf, ce qui a été dit ne peut être rétracté. La seule issue possible est de faire retourner cette parole de l’origine « au soleil rouge du matin » et de« la laisser passer en l’espace d’un seul jour d’un état embryonnaire à celui de sa réalisation achevée où ses effets seront épuisés». Cela, comme pour abonder sur ce que les Peuls en disent.

Des bovins dans les sacrifices animaux
30 Cartry, 1978: 151.
25L’intérêt que Michel Cartry avait porté à la sélection des animaux dans le sacrifice et la divination et celui que je portais à ce que, pour les Peuls, les animaux représentent d’essentiel à leur existence, nous conduisirent à nouveau à comparer, à travers les parlers respectifs, les bétails gourmantché et Peul. Il s’agissait de repérer, dans la description des champs sémantiques des modes d’identification et de classification. Dans un premier repérage – je me limiterai à cet exemple la place me manquant pour tout dire – c’était la mise en regard par la dénomination car comme il l’écrivait30 :

« Partout où est attestée l’existence de sacrifice d’animaux, on peut constater que les victimes ne sont choisies que dans un nombre relativement restreint d’espèces. En outre on remarque que parmi les espèces admises, un grand nombre de discriminations sont opérées. En raison des caractéristiques différentes qu’ils présentent, certains animaux sont négligés, d’autres strictement prohibés, quelques-uns, au contraire, formellement prescrits. »

31 Les ongulés artio­dactiles.
32 Catégorie de bulo, intimement associé à un arbre de l’espèce Afzelia africana “autorité” suprême du (…)
33 En langue gourmantché selon Cartry [cf. dans les images ci,incluses].
34 Cartry, 1978 : 173.
35 L’affixe re indique l’appartenance à la classe sémantique nde qui signifie une partie d’un ensemble (…)
36 Voir Tierno Shaikou Baldé et Ly Djibril, interprète principal de Kaédi, 1938.
26Michel Cartry me montrait que parmi les Do-yandi [litt.« les animaux de maisons»], les tanana [litt.« les quatre pattes »] la sous-catégorie mitabarma [« les pieds fendus en deux »31], à savoir les caprins, les ovins et les bovins, ont, dans la société gourmantché, un statut tout à fait comparable à celui qui leur est accordé dans la société Peule. Chez les Gourmantchés, le bovin, à l’intérieur de cette catégorie, est celui qui est voué par excellence à bu-nakpambu32 en tant que victime sacrificielle la plus valorisée. À ce statut, s’adjoint la qualité de représenter, de la façon la plus éloquente, la richesse au sens plein du terme. Car, lui, o nua [le bovin33] est la créature mythique issue du monde de l’antériorité (la vache aquatique34) soumise à la garde du Peul. Jaba ne boit que le sala, jamais le lait. Koumen, le Peul, ne boit que le lait et jamais le sala. Le Peul appela cette vache primordiale Jalliŋeere35 (diallingéré) « celle qui a commencé les vaches na’i et la surveillance (ngaynaaka) des vaches36 ». Ce nom métaphorique dérive du nom jallungol qui désigne la pousse sortie du trou de terre où a été ensemencée la graine de céréale.

27Par extension, le nom Jalliŋeere symbolise l’alliance du Peul avec la vache et représente de ce fait la marque distinctive qui fait de lui le seul qui en soit véritablement « propriétaire ». Quiconque nourrit le dessein de se constituer un troupeau ne peut donc se passer du Peul, lui dont la vache constitue en quelque sorte la baraka. Une baraka qui symbolise ses compétences techniques et ses connaissances et qui génère d’abord et avant tout les liens avec les autres.

37 En résumé : le chasseur gourmantché ayant aperçu un animal bizarre à cornes (la vache) s’enfuit. Il (…)
28Ainsi par exemple les Gourmantchés dont l’amour pour le bovin égale celui des Peuls ne peuvent-ils se passer de leur confier la garde exclusive de leur bétail, comme la trame narrative du mythe le fait apparaître37.

29C’est dans un tel creuset, on le devine bien, que Michel Cartry et moi avions taillé le modèle de notre lien. Il était Jaba et moi j’étais Koumen. Il ne fallait donc surtout pas que j’échappe à son regard et lui non plus au mien. Et comme j’étais Koumen, le gardien du troupeau arpentant les chemins pour trouver les bons pâturages Jaba écoutant le « dit silencieux » des signes du sable savait toujours où je devais me trouver.

30En témoignent les mots sur cette carte postale :

Sada Mamadou Ba, « « Il m’appelait Koumen et je l’appelais Jaba » », Systèmes de pensée en Afrique noire [En ligne], 19 | 2014, mis en ligne le 05 février 2020, consulté le 22 août 2022. URL : http://journals.openedition.org/span/1681 ; DOI : https://doi.org/10.4000/span.1681

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Auteur
Sada Mamadou Ba
Doctorant EPHE Institut des mondes africains (IMAF)

Recherche VIH

 

Les auto-tests VIH. L’épidémie de VIH n’est pas terminée.

En Afrique de l’Ouest, selon les pays, 0,5 % à 3 % des adultes en population générale sont infectés. La prise d’un traitement antirétroviral permet d’interrompre la transmission, mais pour cela il faut que les personnes infectées soient dépistées. Or, dans cette sous-région, 23 % des personnes vivant avec le VIH ne connaissent par leur statut.

Certaines populations dites « clés » sont particulièrement touchées : travailleuses du sexe (TS), usagères et usagers de drogues (UD), hommes qui ont des relations avec des hommes (HSH). En Afrique de l’Ouest du Centre, en 2020, 45 % des nouvelles infections auraient eu lieu dans ces populations clés et 27 % parmi leurs partenaires sexuels et clients, selon l’Onusida.

Les activités communautaires sont efficaces pour toucher les populations clés qui s’identifient en tant que telles, notamment dans les associations.

Par contre, celles et ceux en périphérie (TS occasionnelles, HSH clandestins…) sont difficiles d’accès, ce qui est aggravé par la stigmatisation à laquelle ces populations font face, voire la criminalisation de leurs pratiques. Leurs partenaires et clients sont peu pris en compte dans les stratégies actuelles. Ces groupes sociaux, qualifiés de « populations cachées », ne sont pas des groupes homogènes ; les populations périphériques ont peu accès au dépistage du VIH.

L’autodépistage : une nouvelle stratégie de dépistage

Avec la mise au point d’autotests pour le VIH, l’autodépistage (ADVIH) permet aux personnes de se tester elles-mêmes : un manuel d’utilisation et une vidéo sont fournis avec le test, qui donne en une vingtaine de minutes un résultat d’orientation : s’il est négatif, la personne n’est pas porteuse du VIH et peut éventuellement être orientée vers des services de prévention ; s’il est positif, elle doit recourir à une structure de santé pour réaliser un test de confirmation.

La faisabilité, l’acceptabilité et l’efficacité de cette innovation ont d’abord été validées en Afrique australe et de l’Est où le dépistage est une pratique banalisée (initiative STAR, financée par l’agence de santé mondiale Unitaid).

Le projet ATLAS (Autotest : libre de connaître son statut VIH) porté par l’ONG Solthis et financé également par Unitaid s’est donné pour objectif d’introduire et d’étendre cette innovation dans trois pays ouest-africains : Côte d’Ivoire, Mali, Sénégal. L’IRD (Institut de recherche pour le développement) a accompagné ce projet par la recherche afin de comprendre les obstacles, limites et acquis du projet.

Son acceptabilité sociale par les populations clés a été étudiée en abordant non seulement l’acceptabilité de l’autotest mais aussi celle de son mode de distribution.

Cet article répond à l’une des principales questions que soulève le projet : les populations qui ne vont pas dans les structures de dépistage utilisent-elles l’ADVIH et, si oui, dans quelles circonstances et à quelles conditions ?

Pour explorer ces aspects, nous avons utilisé deux méthodes en particulier : des entretiens qualitatifs et une enquête téléphonique anonyme auprès des utilisatrices et des utilisateurs des trois pays.

L’ADVIH est apprécié par ses utilisatrices et utilisateurs pour plusieurs raisons, qui apparaissent dans les entretiens réalisés à Dakar, Mbour et Ziguinchor (Sénégal), Bamako et Kati (Mali) et Abidjan, Maféré et San Pedro (Côte d’Ivoire) : en premier lieu, il permet de choisir où, quand, et comment pratiquer son autotest. Chacun peut donc le réaliser quand il/elle se sent prêt·e psychologiquement, le faire en toute confidentialité, sans risquer d’être vu·e dans un service connoté VIH, et sans dépendre de tiers, en plus des gains de temps et du caractère « pratique » et « user-friendly » de la technique.

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Distribution primaire et secondaire

Il est possible d’obtenir des kits d’autodépistage auprès d’associations, de professionnels de santé ou de paires-éducatrices/pairs-éducateurs dans le cadre de sorties au sein des communautés : c’est la distribution primaire. La personne peut alors pratiquer l’ADVIH pour elle-même, ou le remettre à une autre personne : c’est la distribution secondaire. C’est là que l’ADVIH représente une véritable innovation.

L’enquête qualitative a montré que les personnes redistribuent l’ADVIH dans leur réseau social, avec diverses motivations parmi lesquelles : la volonté pour une TS de connaître le statut d’un client afin de décider de l’utilisation du préservatif ; la vérification du statut d’un partenaire ou d’un client qui se déclare séronégatif et refuse le préservatif ; la proposition à un conjoint réticent au dépistage usuel et qui a des comportements à risques, parfois depuis de nombreuses années. L’ADVIH est aussi utilisé dans les réseaux des populations clés, ainsi qu’avec leurs conjoints ou partenaires réguliers, des membres de leurs familles et des pair·e·s « caché·e·s ».

« J’ai aussi un client chez qui je me rends […] Je lui ai donné trois kits parce qu’il m’a montré clairement qu’il a une autre partenaire […] donc il voulait que celle-là aussi fasse avec l’autotest. » (TS, Mali)

Cette distribution secondaire est apparue acceptable.

Comme décrit en Afrique de l’Est, l’étude ne rapporte qu’exceptionnellement des effets sociaux « indésirables », tels que des réactions violentes à une proposition d’autotest ou à l’annonce de son résultat, ou des pressions de tiers. Ceci tient sans doute aux précautions que prennent les personnes pour sélectionner celles ou ceux à qui elles proposent l’autotest, en évitant les conflits et les situations où la proposition provoquerait des violences ou l’interruption brutale de la relation.

Les personnes qui se testent pour la première fois

« J’ai tout le temps refusé de me faire piquer avec le dépistage classique, mais à cause de l’autotest, j’ai découvert que j’étais infecté. » (HSH, Mali)

L’enquête téléphonique auprès des personnes qui ont fait leur autotest montre qu’au moins un tiers d’entre elles ont reçu ce dernier en distribution secondaire et 41 % déclarent qu’elles ne s’étaient jamais dépistées. La distribution secondaire permet aux TS d’atteindre des hommes souvent en couple par ailleurs et de toucher leurs partenaires/conjointes, et aux HSH de toucher des « HSH cachés » et des femmes partenaires.

Ainsi, l’ADVIH permet de toucher, au-delà des populations clés, des personnes vulnérables qui ne s’étaient jamais dépistées. D’un point de vue de santé publique, cette stratégie complète des approches plus visibles dans l’espace public, par exemple les offres de test dans les sites de travail sexuel, les lieux de socialisation homosexuelle ou de consommation de drogues.

L’ADVIH n’induit pas de rupture de lien avec les services de santé. Dans l’enquête qualitative, la quasi-totalité des personnes interrogées dont l’autotest était positif (7/8 personnes) y ont effectué un test de confirmation du VIH. Dans l’enquête téléphonique, cela concernait une personne sur deux.

Quand la confirmation a lieu, c’est en général dans un laps de temps court (moins d’une semaine pour la majorité). Surtout, l’enquête a montré que la moitié des personnes qui ont fait un test de confirmation se sont rendues dans des structures de santé « tous publics », plus discrètes que les structures dédiées aux populations clés. Toutes les personnes enquêtées confirmées séropositives ont initié un traitement antirétroviral.

Gros plan sur un homme assis sur un banc, le kit à côté de lui
Les kits peuvent être distribués directement ou par un intermédiaire. Cette distribution secondaire permet d’élargir le dépistage à un public caché autrement inaccessible. Projet Atlas/SOLTHIS/Jean-Claude FrisqueFourni par l’auteur

Un outil d’empouvoirement

L’ADVIH est un outil de triage et d’orientation, mais aussi de sensibilisation pour la prévention. Parmi les personnes dépistées, 50 % se percevaient comme n’étant pas à risque d’infection par le VIH. Il est apprécié parce qu’il va dans le sens du respect des droits humains en permettant de connaître son statut VIH « quand on veut, où on veut et si on veut ».

Il donne aux utilisatrices et aux utilisateurs la possibilité de se tester sans la présence d’un prestataire, de garder le résultat pour soi, de choisir, le cas échéant, où faire un test de confirmation et, aux femmes en particulier, le « pouvoir de proposer » de connaître son statut.

C’est aussi un outil efficace d’un point de vue populationnel pour atteindre des groupes ou individus vulnérables cachés, en particulier dans des pays de faible prévalence. Ces avantages sont particulièrement importants à l’heure où les modes de socialisation des rencontres sexuelles évoluent (contacts inter-individuels par des applications en ligne et éparpillement des lieux de rencontre).

L’ADVIH est aussi essentiel alors que les capacités de dépistage VIH sont fragilisées dans plusieurs pays ouest-africains par l’accroissement de l’homophobie structurelle sociétale et par la fragilité sécuritaire et politique qui, dans des zones du Sahel, interrompt l’activité des services de santé.

Moshood Abiola

L’engagement d’un leader nigérian. Alors que les études sur la question des réparations au titre de l’esclavage et du colonialisme se multiplient, elles sont peu nombreuses à se pencher précisément sur le continent africain. La position ambiguë de l’Afrique a été soulignée par Wole Soyinka, prix Nobel de littérature en 1986 : les Africains pouvaient être tenus pour co-responsablesdans la vente d’êtres humains aux esclavagistes européens, mais ils pouvaient aussi revendiquer des réparations puisque l’esclavage avait ravagé les dynamiques organiques de leur développement.

Pour éclairer l’engagement de figures africaines dans le mouvement global pour des réparations, j’ai étudié l’engagement du Nigérian Bashorun (ou « Chief » en anglais) Moshood Kashimawo Olawale Abiola pour les réparations au titre de l’esclavage et du colonialisme, ainsi que ses discours et ses initiatives opérationnelles, dont les conférences de Lagos en 1990 et d’Abuja en 1993. Pour la première fois, un représentant au plus haut niveau d’un État africain, candidat à l’élection présidentielle dans son pays, a mis tout son poids intellectuel, politique et financier dans une cause partagée avec les représentants des diasporas africaines et du mouvement panafricain.


À lire aussi : « Global Africa » : une nouvelle revue pour un concept militant


Il formulait ainsi ce que j’ai appelé la promesse de l’Afrique : les États africains étaient prêts à s’engager au côté des militants de la cause des réparations, souvent issus des diasporas, pour inscrire les réparations au cœur des enjeux diplomatiques et politiques de la fin du XXe siècle.

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L’engagement panafricaniste de Chief Abiola

Chief Abiola est un de ces fameux big men qui ont marqué l’histoire politique et économique du Nigéria. Un entrepreneur prospère aux multiples responsabilités, qui s’est enrichi vite, qui a investi beaucoup, qui s’est marié souvent et qui dans un environnement dominé par les militaires, les coups d’État et les revenus du pétrole, a pris une dimension nationale, mais aussi panafricaine.

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Moshood Abiola vote lors des premières élections présidentielles civiles à Lagos, le 12 juin 1993. François Rojon/AFP

Dans cinq conférences prononcées entre 1987 et 1991 aux États-Unis, l’homme d’affaires s’appuie sur un imaginaire plus ancien, aux contours bibliques, pour encourager l’intérêt et l’engagement des Africains-Américains en Afrique. Il mobilise l’histoire pour défendre l’idée d’un « héritage commun de l’esclavage, du colonialisme et de la discrimination ».

Son raisonnement tient dans l’articulation entre deux phénomènes historiques entre lesquels il installe une relation de causalité : l’esclavage aurait eu comme conséquences le sous-développement de l’Afrique ainsi que la dette coloniale et néocoloniale qui entrave les économies africaines. Chief Abiola défend l’idée d’investissements massifs dans les infrastructures, l’industrie, l’énergie, les télécommunications, l’éducation, la santé, la technologie agricole et le soutien à la démocratie politique – qui sont qualifiés de réparations.

Joignant le geste à la parole, il organise et finance la première « conférence mondiale sur les réparations pour l’Afrique et les Africains de la diaspora » qui se tient à Lagos au Nigéria, les 13 et 14 décembre 1990.

La conférence de Lagos en 1990

Organisée sous l’égide du général-président Babangida, son objectif était clairement de « placer la question critique des réparations pour l’Afrique et les Africains de la diaspora comme prioritaire dans l’agenda du dialogue international pour une action globale ». Des personnalités nigérianes interviennent, comme le juriste Akinola Aguda et le diplomate Ibrahim Gambari, ainsi que l’intellectuel Chinweizu Ibekwe et Prof. Ade Ajayi, un historien reconnu – mais aucune femme.

Le monde panafricain est mobilisé : il y a Abdulrahman Mohammed Babu de Zanzibar, un des organisateurs du futur 7e congrès panafricain qui se tiendra à Kampala en 1994 ; Craig Washington, le représentant démocrate du Texas auprès du Congrès ; Bernie Grant, du Guyana, élu au Parlement britannique ; Randolph Peters, l’ambassadeur de Trinidad au Nigéria ; et Dudley Thompson, ambassadeur de la Jamaïque au Nigéria, un vétéran des affaires panafricaines.

La conférence de Lagos nomme un comité international pour les réparations, recommande le développement d’un mouvement de masse et interpelle l’Organisation de l’Unité africaine (OUA) afin d’obtenir son soutien avant d’amener ses revendications jusqu’aux Nations unies. Avec cette rencontre, Chief Abiola devient un acteur majeur de l’institutionnalisation de la question des réparations et formule cette promesse : l’Afrique s’engage politiquement au côté de ses diasporas dans la cause des réparations.

La promesse de l’Afrique

Elle prend forme d’abord à travers les commissions mises en place dans plusieurs pays, comme au Royaume-Uni où Bernie Grant fonde le African Reparation Movement (ARM), et en Jamaïque, où le premier comité pour les réparations, porté par le rastafari George Nelson, est installé en 1991. Ensuite, Dudley Thompson invite l’avocat Lord Gifford à produire une base légale à cette cause et il devient le rapporteur du Groupe des éminentes personnalités (GEP) pour les réparations, établi par l’OUA et présidé par Chief Abiola. Enfin, ce GEP organise à Abuja du 27 au 29 avril 1993 une conférence panafricaine de haut niveau sous le patronage de l’OUA et du Nigéria.

La résolution finale de la conférence d’Abuja soulignait que l’essentiel était la reconnaissance d’une responsabilité, le transfert de capitaux et l’annulation de la dette, et la facilitation du « droit au retour » des diasporas.

Chief Abiola ne cachait pas son ambition de présenter l’affaire des réparations devant les Nations unies s’il était élu président du Nigéria aux élections prévues le 12 juin 1993. La promesse de l’Afrique n’avait jamais semblé aussi proche, aussi tangible, aussi possible qu’au sortir de la conférence d’Abuja.

Mais c’était sans compter avec le désastre des élections nigérianesRemportées par Chief Abiola, elles furent annulées dans la foulée par le général-président Babangida. Cinq mois plus tard, un coup d’État portait le général Sani Abacha au pouvoir, Chief Abiola se cache avant d’être arrêté alors que la répression s’abat sur les forces pro-démocratie nigérianes.

Une promesse qui reste à réaliser

Des personnes signent le livre de condoléances le 9 juillet, à la maison du leader de l’opposition Moshood Abiola, décédé d’une crise cardiaque le 7 juillet alors qu’il était emprisonné par le gouvernement militaire à Abuja
Des Nigérians rendent hommage à Moshood Abiola, décédé d’une crise cardiaque deux jours plus tôt, à Abuja, le 9 juillet 1998. Seyllou Diallo/AFP

De nombreuses questions restent en suspens. Est-ce que le réseau panafricain de Chief Abiola pouvait servir son dessein politique national ? Pensait-il vraiment que l’annulation de la dette des pays africains pouvait servir de réparation à l’esclavage et au colonialisme ? Est-ce que l’économie extravertie du secteur pétrolier pouvait être affectée par cette cause ? Y avait-il un lien entre les réparations portées par Chief Abiola et le désastre des élections de 1993 ? Le Royaume-Uni et les États-Unis, menacés par les enjeux soulevés par le mouvement pour les réparations, auraient-ils poussé à l’annulation de l’élection, qui jetait pourtant l’opprobre sur le pays ? C’est l’interprétation, peut-être déformée par l’engagement, que certains défendent.

Le Nigéria s’enfonçait dans la violence politique et la cause des réparations perdait son leadership africain. La promesse de l’Afrique, à peine formulée, était déjà brisée. L’homme d’affaires richissime, panafricaniste et engagé avait été écrasé par les forces politiques et armées de son pays. En 1996 sa seconde épouse était assassinée en pleine rue. Et le 7 juillet 1998, le jour où il devait sortir de prison, Chief Abiola décède durant la visite de deux émissaires américains. S’il est devenu un martyr de la démocratie, sa dimension panafricaine reste moins connue. Pourtant, Chief Abiola a été l’artisan d’une promesse de nature politique et panafricaine, qui n’a pas pu être honorée pour l’instant et qui a laissé orphelines les forces démocratiques nigérianes, ainsi que la dimension africaine du mouvement global pour les réparations – même si celle-ci n’a depuis cessé de se réinventer.