Présenté depuis des décennies comme un modèle démocratique en Afrique francophone, statut revigoré depuis la série de coups d’État au Mali, en Guinée, au Burkina Faso et au Niger, le Sénégal est en passe de perdre ce statut. Si cela venait à être le cas, un seul homme serait la cause : Macky Sall et son jeu trouble. Comment en est-on arrivé là ? Comment expliquer le jeu politique en cours ? Enfin, quelles perspectives politiques ? Analyse.
L’ambiguïté discursive du président sortant
Réélu pour un second mandat en février 2019, pour les uns, c’était le dernier mandat. , Pour les autres, il avait la possibilité de briguer un autre mandat. Macky Sall lui-même a entretenu une ambiguïté discursive sur la question pendant plus de quatre ans. L’argument principal était que, s’il se déclarait non candidat pour la Présidentielle de 2024 au lendemain de sa réélection en 2019, cela aurait créé des rivalités au sein de son camp en vue de sa succession et donc au détriment du travail gouvernemental. En revanche, s’il avait annoncé son intention de faire un nouveau mandat, l’opposition, vent débout, rendrait le pays ingouvernable. Il faut dire que c’était un argument compréhensible à court et à moyen terme. Car, sur le long terme, quatre ans durant, le suspense de Macky Sall a créé plus de problèmes qu’il en a résolus.
Lire aussi : Tribune – Sénégal : « Restaurer la République »
À mesure que l’échéance approchait, l’opposition s’est farouchement opposée à l’éventualité d’un troisième mandat pour Macky Sall. L’opposant Ousmane Sonko, très remarqué dans cette bataille, a vu sa popularité grimper en flèche. Le président sortant avait devant lui un adversaire de taille qu’il fallait éliminer politiquement. On était alors à l’aube d’un feuilleton politico-judiciaire dont l’épilogue n’est toujours pas connu. Calcul politique ou respect du code d’honneur, Macky Sall a renoncé à une troisième candidature dans un discours à la nation prononcé le 3 juillet 2023. On pensait alors que la situation politique s’apaiserait.
Le jeu politique
Il est de notoriété publique que la politique n’est pas une science exacte. Ce qui est vrai aujourd’hui ne l’est pas forcément demain. En renonçant tardivement à une troisième candidature, Macky Sall a en quelque sorte affaibli l’opposition dont le principal argument était contre le troisième mandat. Paradoxalement, cette décision a également réduit les chances de la coalition présidentielle Benno Bokk Yakaar (Unis par le même espoir, en langue wolof) puisqu’aucun dauphin n’était désigné jusqu’en septembre 2023.
Preuve du malaise au sein de la mouvance au pouvoir, la désignation du Premier ministre Amadou Ba comme candidat à la Présidentielle a provoqué des remous et des défections. Plusieurs cadres contestent la légitimité du chef du gouvernement et doutent de sa capacité à remporter le scrutin dans un pays habitué aux joutes électorales.
Le 20 janvier 2024, le Conseil constitutionnel a publié la liste des candidats retenus pour la Présidentielle initialement prévue le 25 février 2024. On pouvait noter deux absences majeures : celles d’Ousmane Sonko et du fils de l’ancien président, Karim Wade. Si, pour le premier, c’était une demie surprise, en raison de sa condamnation pour « diffamation et injure publique » dans l’affaire l’opposant au ministre Mame Mbaye Niang et par ricochet la perte de ses droits civiques. Pour le second, la surprise était totale.
Le dossier de Karim Wade avait été présélectionné par le Conseil constitutionnel avant d’être rejeté au motif que l’homme politique possédait encore la nationalité française au moment du dépôt de sa candidature. Le Parti Démocratique Sénégalais (PDS), dont est issu Karim Wade, s’est alors fermement opposé à cette décision.
Entre-temps, les médias locaux ont relevé qu’une autre candidate, dont le dossier a été retenu par le même Conseil constitutionnel, possède toujours la nationalité française. Il s’agit de Rose Wardini.
Il n’en fallait pas plus pour que le PDS propose la création d’une commission parlementaire pour enquêter sur la procédure de sélection des candidats.
En politique, un détail en cache un autre. Dans le tohu-bohu entre l’opposition et le Conseil constitutionnel, Macky Sall en a profité pour entrer dans le jeu. En effet, constatant l’impopularité de son candidat dans les sondages, le premier citoyen sénégalais a préféré une alliance circonstielle avec le PDS. Au motif de la « transparence » des élections, il a annoncé l’abrogation du décret qui convoquait le corps électoral dans son discours du 3 février 2024.
À première vue, on pourrait dire que cela part d’une bonne volonté. Mais en réalité, il s’agit d’une manœuvre politique qui vise à changer de candidat. Dans la nuit du 5 au 6 février, l’Assemblée nationale a voté la proposition de loi qui reporte l’élection présidentielle au 15 décembre 2024. Proposition de loi introduite par le PDS et appuyée, tenez-vous bien…, par Benno Bokk Yakaar (BBY) ! C’est cela le jeu politique. Et ensuite ?
Les perspectives politiques
Avec ce glissement du calendrier électoral jusqu’au 15 décembre 2024 et le maintien du président sortant à son poste au-delà du 2 avril, nous sommes dans une nouvelle donne politique. Jamais le Sénégal n’avait connu auparavant une telle situation.
Un nouveau dialogue politique sera organisé après celui de mai 2023 qui avait levé l’inéligibilité de Karim Wade et Khalifa Ababacar Sall. Considérant que le motif principal du report est d’organiser une élection « transparente » et « inclusive », peut-on s’attendre à une levée d’inéligibilité d’Ousmane Sonko ? Amadou Ba restera-t-il le candidat de BBY ? Va-t-on vers une synchronisation entre PDS et BBY ? Est-ce que Macky Sall maintiendra sa décision de ne pas briguer un nouveau mandat ? Voilà autant d’interrogations qui restent sans réponse pour l’heure.
Brehima Sidibé est Doctorant en analyse de discours politiques à CY Cergy Paris Université, en France. Ses travaux de recherche portent sur l’analyse linguistique des discours face à l’instabilité politique au Mali.