Israël-Iran : « L’Afrique doit prendre la parole dans les conflits au Moyen-Orient. Se taire, c’est disparaître », Alioune Tine

Dans ce contexte de polarisation croissante, le mutisme de la majorité des capitales africaines interroge. Le continent, déjà confronté à ses propres fragilités politiques, économiques et sécuritaires, semble absent d’un débat stratégique qui pourrait affecter son avenir, notamment en matière d’approvisionnements, de stabilité régionale et de positionnement diplomatique.
Alioune Tine, éminent défenseur des droits humains, fondateur de l’Afrikajom Center et ancien directeur régional d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre, s’inquiète de cette posture de retrait. Pour lui, ce "silence stratégique" affaiblit la voix de l’Afrique dans un moment où se redessinent les équilibres géopolitiques mondiaux.
Se taire, c’est disparaître.
L’Afrique du Sud fait figure d’exception. Elle a saisi la Cour internationale de justice contre Israël pour actes présumés de génocide à Gaza et a publiquement dénoncé les frappes israéliennes sur le territoire iranien. 11 autres pays africains ont cosigné un appel à la désescalade entre Israêl et l'Iran. Mais ces initiatives restent marginales face à l’ampleur du basculement international en cours.
Tama Média : À vos yeux, pourquoi est-il essentiel que l’Afrique affirme une position claire face aux grands conflits internationaux, notamment la guerre entre Israël et la Palestine, les récentes tensions avec l’Iran, et plus largement la crise actuelle au Moyen-Orient ?
Alioune Tine : L’Afrique ne peut plus se permettre de rester silencieuse ou en retrait. D’abord parce que notre continent manque déjà de visibilité dans les affaires internationales. Il y a des guerres en Afrique dont personne ne parle, en partie parce que nos dirigeants ne prennent pas suffisamment la parole sur la scène mondiale. Lorsqu’un continent ne s’exprime pas, il devient invisible. Or, l’Afrique doit montrer qu’elle est là, qu’elle compte. Elle doit faire entendre sa voix non seulement sur ce qui la concerne directement, mais aussi sur les grands enjeux mondiaux, comme le conflit au Moyen-Orient. Sinon, ce sont les puissants qui continueront à imposer leur volonté au reste du monde. Il faut qu’une opinion internationale forte dise : « ça ne va pas ». Le recours à la force pour résoudre les conflits est inacceptable.
Comment expliquez-vous cette absence relative de coordination diplomatique africaine sur les grandes questions géopolitiques ?
C’est d’abord un problème d’unité. L’Afrique manque d’une vision partagée de la géopolitique mondiale. Et elle se laisse trop souvent diviser par des puissances extérieures. L’Afrique doit impérativement construire sa propre géopolitique. Car si elle ne le fait pas, d’autres la construiront pour elle. Et c’est ce qui se passe aujourd’hui : certains pays africains sont poussés à choisir un camp : l’Occident ou ce qu’on appelle désormais le « Sud global » – au lieu de parler d’une seule voix.
Quel message l’Afrique devrait-elle porter dans ce contexte international tendu ?
Le respect du droit international et de la souveraineté des peuples. C’est fondamental. Aucun pays ne peut imposer un changement de régime ailleurs, sous prétexte de puissance militaire. Ce genre d’interventions est inacceptable. L’Afrique doit défendre le multilatéralisme, car c’est l’unique cadre qui permet aux pays les moins puissants de peser dans les décisions globales. Si ce cadre s’effondre, ce sera la loi du plus fort. Et l’Afrique y perdra certainement beaucoup.
Vous parliez dans un récent post des “conséquences incalculables” de cette guerre au Moyen-Orient. À quoi faisiez-vous référence ?
À un risque d’embrasement général. Si le conflit Iran–Israël se propage, il affectera tout le Moyen-Orient. Et ce sera encore une fois l’Afrique qu’on oubliera, y compris dans ses propres crises comme au Sahel ou au Soudan. Il y a un risque réel que demain la même sentence soit réservée à l’Afrique « puisqu’ailleurs on le fait, pourquoi pas chez nous ? » Ce serait catastrophique. Nous sommes dans un moment de désordre mondial, presque de dé-civilisation. L’usage de la force est banalisé, même par les plus grandes démocraties comme les Etats-Unis. Et cela pose un problème moral majeur.
Ce contexte pourrait-il être une opportunité pour l’Afrique de proposer une nouvelle posture diplomatique ?
Oui, et c’est même une nécessité. L’Afrique doit affirmer qu’elle est là pour défendre un ordre international fondé sur le droit, la justice et le respect des souverainetés. Le multilatéralisme est notre seule chance, et il faut le défendre activement. Nous devons montrer que nous sommes là et ne peut pas laisser les grandes puissances se partager le monde comme avant 1945. Ce serait un retour à l’impérialisme pur et simple. Et ce n’est pas ce dont le monde a besoin aujourd’hui.
Quand vous dites “nous devons montrer que nous sommes là”, à qui pensez-vous ?
Je pense à l’Union africaine, bien sûr, mais aussi aux intellectuels, aux artistes, à la société civile africaine. Ce sont eux qui peuvent faire émerger une parole forte. On l’a vu avec l’Afrique du Sud, qui a saisi la Cour internationale de Justice dans l’affaire de Gaza. C’est ce type de leadership moral qu’il faut multiplier. On ne peut pas accepter qu’un pays, sous prétexte de puissance, envahisse un autre ou fasse tomber un régime en éliminant ses leaders. Ce serait un retour à la barbarie, mais avec des outils technologiques ultra-performants. C’est inacceptable, et c’est aussi pour cela que les Africains doivent s’exprimer haut et fort.
Défenseur de la démocratie, quel message voulez-vous adresser au monde ?
Il faut qu’émerge une opinion mondiale contre l’usage de la force et contre la violation du droit international. Si des crimes de guerre, voire des génocides, sont commis, peu importe la puissance de l’État en cause, ses dirigeants doivent être jugés. Sinon, c’est la loi de la jungle qui s’installe, simplement avec des outils plus sophistiqués et puissants.
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