Engagé depuis plus d’une décennie dans une guerre féroce contre les groupes jihadistes mais aussi contre des groupes rebelles dans le Nord depuis la mort de l’accord de paix d’Alger, les dépenses militaires du Mali ont considérablement augmenté ces dernières années. Depuis quelques mois, deux chiffres concernant l’année 2023 ont été massivement relayés sur les réseaux et dans des médias traditionnels : 445,96 milliards FCFA et 476,32 milliards FCFA. Mais ces données, attribuées au Stockholm international peace research institute (Sipri, sigle en anglais), une organisation internationale spécialisée dans les questions militaires basée en Suède, ne sont pas tout à fait exactes. Notre enquête en apporte les preuves avec force détails.
Dans une publication du 27 avril 2024, la page Facebook « Média A », se décrivant comme une « société de médias et d’actualité », a affirmé que « le Mali a investi 476,32 milliards FCFA dans ses dépenses militaires en 2023 ». Le but de la publication semble être de glorifier les efforts du gouvernement malien pour doter son armée d’armes modernes et sophistiquées.
La page Facebook cite le Stockholm international peace research institute (Sipri) pour appuyer ses propos, lui faisant dire que « les dépenses militaires mondiales ont connu en 2023 leur plus forte augmentation en une décennie, atteignant 2400 milliards de dollars en raison des conflits en cours. (…) Le document souligne que le Mali a investi 445,96 milliards FCFA, soit 727,4 millions dollars américains dans ses dépenses militaires en 2023 ».
Le texte, avec des hashtags, est accompagné par six images d’équipements militaires et d’officiels maliens. L’une d’elles montre en premier plan le ministre malien de la Défense, le colonel Sadio Camara, au micro face caméra. Cette photo a été prise « le 14 février 2023, à la base 300 de l’Armée de l’Air de Gao », au Nord du pays, où le ministre malien « a remis des nouveaux drones Bayraktar TB2 à l’armée », rapportent plusieurs médias locaux ayant repris le compte-rendu du 15 février 2023 publié par les Forces armées maliennes (Fama).
Une autre photographie utilisée par « Média A », non créditée, expose aux regards : le président de la transition, le colonel Assimi Goïta; le Premier ministre Choguel Kokalla Maïga; le président du Conseil national de Transition (CNT), l’organe législatif de la transition, le colonel Malick Diaw et plusieurs membres du gouvernement dont le colonel Sadio Camara. Cette photo a été prise dans la ville garnison de Kati, située à une quinzaine de kilomètres de la capitale Bamako, à l’occasion de la remise officielle, le 27 avril 2023, « d’équipements et de matériels militaires pour l’opérationnalisation partielle de 19 Groupements Tactiques Inter-Armes (GTIA) », renseigne le site internet des Forces armées maliennes (Fama).
En lisant cette publication de « Média A », dont la page Facebook est active depuis le 31 octobre 2019, et suivie par plus de 800.000 personnes, on remarque que deux montants (476,32 milliards FCFA et 445,96 milliards FCFA) sont indiqués comme coût des dépenses militaires du Mali pour la seule année 2023. Le post a cumulé plus de 2000 likes et une centaine de commentaires et de partages.
Le texte a également circulé, à la date de sa publication, et sans citer ladite page, au moins dans un groupe de la messagerie privée WhatsApp. D’autres recherches avancées sur X (ex-Twitter) attestent que toutes ces affirmations sont visiblement parties d’un extrait d’article du quotidien malien « Nouvel Horizon, du vendredi 26 avril 2024 ». Il est signé « Seydou Konaté ». Cette reprise à l’allure d’une annonce a été faite, le jeudi 25 avril, par le site d’informations malien aBamako.com, suivi sur X par plus de 200.000 abonnés. Après avoir parcouru sans succès, fin mai et début juin, des kiosques à journaux dans la capitale Bamako, nous avons finalement pu obtenir la version numérique de cette parution du premier quotidien privé du Mali, de la 33ème Année N°6860 du Vendredi 26 Avril 2024.
Les dépenses militaires du Mali ont-elles été publiées par le Sipri et à combien s’élèvent-elles ? Correspondent-elles aux chiffres relayés sur les réseaux et par différents médias ?
Pour vérifier l’exactitude des chiffres avancés, nous nous sommes tourné vers le Sipri. Le 22 avril 2024, l’organisation a effectivement publié sur son site internet un document de presse téléchargeable en PDF et disponible en 5 langues (anglais, catalan, français, espagnol et suédois).
Dans la version française traduite de la langue de Shakespeare par Aziza Riahi de l’Observatoire des armements, il est indiqué que : « Le total des dépenses militaires mondiales s’élève à 2.443 milliards de dollars en 2023, soit une augmentation de 6,8 % en termes réels par rapport à 2022. Il s’agit de la plus forte augmentation d’une année sur l’autre depuis 2009. Les 10 plus grands dépensiers en 2023 – avec en tête les États-Unis, la Chine et la Russie – ont tous augmenté leurs dépenses militaires, selon les nouvelles données sur les dépenses militaires mondiales publiées (le 22 avril 2024, NDLR) par le Stockholm International Peace Research Institute (Sipri) ».
Dans « Les dépenses militaires mondiales augmentent dans un contexte de guerre, d’escalade des tensions et d’insécurité » (titre du document de presse de quatre pages), le Sipri a expliqué de façon détaillée que « les dépenses militaires augmentent dans toutes les régions » pour la neuvième année consécutive.
« L’augmentation sans précédent des dépenses militaires est une réponse directe à la détérioration de la paix et de la sécurité internationales », souligne Dr. Nan Tian, chercheur principal au programme dépenses militaires et production d’armement du Sipri. « Les États donnent la priorité à la force militaire, ce qui risque d’alimenter la spirale “action-réaction” dans un contexte géopolitique et sécuritaire de plus en plus instable. » Le document complet à lire ici en français et là en anglais.
La part des dépenses militaires du Mali, en 2023, n’est pas indiquée dans le document de presse cité comme rapport dans les publications objet de notre article. Elle est plutôt exposée dans la base de données du Sipri rendue publique à la même date. Dans le fichier Excel compulsé, on retrouve le Mali dans la case 43 de l’onglet « Local currency financial years », entre le Malawi et la Mauritanie.
Pour ce pays d’Afrique de l’Ouest et du Sahel, le décompte commence à partir de 1961, un an après la proclamation de son Indépendance, avec deux années (1991 et 92) dont les données ne sont pas disponibles. En 2023, les dépenses militaires du Mali sont estimées à 476.318.000.000 de francs CFA contre 362.986.000.000 en 2022, 362.110.000.000 en 2021 et 341.752.000.000 en 2020.
Depuis 2012, le Mali traverse une crise multiforme : instabilité sociopolitique et institutionnelle (trois coups d’État sur cinq dans l’Histoire du pays), activisme des groupes armés dits jihadistes (affiliés à Al Qaida et à l’État islamique) et dits d’autodéfense, ainsi que des mouvements armés indépendantistes, etc.
Dans le fichier Excel de la base de données, consulté, nous avons remarqué que l’onglet censé indiquer la devise dans laquelle ces montants sont donnés, en ce qui concerne notamment le Mali, ne donne pas clairement de précision. Il y est juste marqué le signe dit de nouveau paragraphe ou pied de mouche (¶).
Pour lever toute équivoque, nous avons adressé un courrier électronique au Sipri pour nous apporter des éclaircissements sur la devise de ses estimations quant à la période de 2023 pour le Mali.
« Les 476.318.000.000 sont exprimés en francs CFA aux prix actuels. (…) Pour 2023, le chiffre en dollars est de 784,5 millions de dollars », nous précise, en anglais dans un mail du 18 juin 2024, le Stockholm international peace research institute.
Existe-t-il d’autres estimations sur les dépenses militaires du Mali ?
Après avoir passé en revue le site Web du Sipri, ainsi que son compte X (ex-Twitter), nous avons effectué d’autres recherches avancées sur Google pour trouver d’éventuelles données chiffrées sur les dépenses militaires du Mali en 2023. Grâce à ces recherches, par mots-clés, nous avons retrouvé un article du service Afrique de la British Broadcasting Corporation (BBC, Société de radiodiffusion britannique).
Sa publication datée du 15 novembre 2023, mise à jour le 20 du même mois, fait une comparaison des budgets prévisionnels des trois pays de la Confédération de l’Alliance des États du Sahel (Mali, Burkina et Niger), dirigés par des militaires ces dernières années à la suite des coups d’État. Dans « Conflits armés : voici ce que coûte la guerre au Sahel et comment elle impacte l’éducation et la santé des populations », le journaliste économique Armand Mouko Boudombo (BBC) a indiqué que « les dépenses militaires au Mali ont presque doublé » entre 2019 et 2022, « passant de 299,080 milliards de FCFA en 2019 à 476,378 milliards de FCFA en 2023 ».
Son article donne deux explications à cette tendance croissante : « D’abord, le Mali se sépare depuis quelques mois de ses partenaires qui étaient la force européenne Takuba, et la mission des Nations Unies (Minusma). L’autre explication est que le pays est dans sa deuxième phase de la loi de programmation militaire, qui est inscrite comme l’une des priorités des autorités entre 2019 et 2023. »
En analysant les budgets prévisionnels dans une démarche comparative et contextuelle, l’auteur conclut, « sur la base de ces chiffres, que les budgets de défense ont pris le dessus sur les dépenses sociales, notamment sur les questions de la santé et de l’éducation. » Néanmoins, nuance-t-il, « il faut juste préciser que ces données ne sont que des prévisions, qui peuvent, dans le cas pratique, être revues à la baisse ou à la hausse, puisque les États sont réticents à publier les chiffres des affaires liées à la défense et à la sécurité ».
Mieux, le budget prévisionnel 2023 a été révisé au cours de l’année et dans la loi de finances rectificative adoptée en Conseil des ministres le 25 juillet de la même période. L’annonce avait été faite par le ministère malien de l’Économie et des Finances dans un communiqué publié le 26 juillet.
Contacté initialement via la messagerie privée de X (ex-Twitter) puis de WhatsApp, Armand Mouko Boudombo précise que son article prend compte de cette révision opérée de la loi des finances 2023 même si les chiffres des autorités se contredisent.
« Bien que les chiffres du gouvernement soient contradictoires, je viens de refaire les calculs, parce que l’article date de novembre et je n’avais plus toutes mes sources en date. Je pense avoir pris en compte le correctif budgétaire de juillet 2023. Dans la mesure où, le montant estimé par le gouvernement, sans correctif budgétaire, donne un pourcentage de 19,37%. Correctif budgétaire pris en compte, l’enveloppe de la défense représente 18,50% du budget global », nous explique, le 7 juin 2024, ce diplômé du Centre d’études des sciences et techniques de l’information (Cesti) de l’Université Cheikh Anta Diop (Ucad) de Dakar.
Avec deux captures d’écran à l’appui, issues du document de la Loi de finances 2023 (p. 19, tableau 13, et p. 20, 2.4.3 Renforcement de la défense et de la sécurité), il ajoute : « J’ai pris en compte la valeur minimale présentée par les autorités ici (qui est de) 426 milliards FCFA. Or, une page plus loin, les chiffres se contredisent en avançant un montant plus élevé, près de 441 milliards. »
Quelques mois avant la publication de la BBC, la Banque mondiale a également publié une note sur la situation économique du pays. Dans son rapport « Mali 2023 – Note sur la situation économique », rendu public en avril de la même année, cette institution financière internationale avait annoncé que : « les dépenses de sécurité sont appelées à diminuer après des années de hausse. L’augmentation soutenue des dépenses militaires, qui a commencé avec l’adoption des lois de programmation militaire et sécuritaire en 2016, devrait prendre fin en 2023. Le budget de la sécurité devrait diminuer de 7,3 % pour atteindre 5,4 % du PIB (656,9 milliards de FCFA) en 2023, ce qui reflète en partie l’allocation inhabituellement élevée au secteur en 2021–2022 en raison de l’acquisition de nouveaux équipements militaires ».
Après avoir compulsé des documents officiels budgétaires de l’État malien, publiés notamment sur le site de la Direction Générale du Budget, sous tutelle du ministère de l’Économie et des Finances, l’équipe de Vérificateurs de Tama Média a par ailleurs sollicité l’expertise de Modibo Mao Makalou. Il est économiste, gestionnaire financier malien et ancien Sherpa de la Commission de l’Union Africaine et du Nouveau Partenariat pour le Développement en Afrique (Nepad).
Par le canal des échanges par mails, il a réalisé pour Tama Média des analyses techniques sur la loi de finances rectificative 2023 et le projet de loi de finances 2024, notamment dans les secteurs de la Défense, la Sécurité, l’Éducation et la Santé.
« Dans la loi de finances rectificative 2023, les budgets suivants étaient alloués : Défense, 457,224 milliards FCFA (15,27%); Ordre et Sécurité publics, 354,119 milliards FCFA (11,83%); Enseignements, 520,912 milliards FCFA (17,40%), Santé, 158,006 milliards FCFA (5,15%), Protection sociale, 91,179 milliards FCFA (2,97%). Dans le projet de loi de Finances 2024, les budgets suivants étaient estimés : Défense, 457,847 milliards FCFA (14,71%); Ordre et sécurité publics, 281,619 milliards FCFA (9,17%); Enseignements, 559,133 milliards FCFA (18,21%); Santé, 171,867 milliards FCFA (5,74%); Protection sociale, 82,206 milliards FCFA (2,75%) », relève l’économiste et ancien conseiller aux affaires économiques à la présidence du Mali sous le régime d’Ibrahim Keita.
Ainsi, poursuit-il : « On pourrait constater que, entre le projet de loi de finances rectificative 2023 et le projet de loi de finances 2024, le budget de la Défense a relativement baissé en passant de 15,27% en 2023 à 14,71% en 2024 ; le budget de l’Ordre et de la Sécurité publics a aussi relativement baissé en passant de 11,83% à 9,17%. Par contre, le budget des Enseignements a relativement augmenté en passant de 17,40% en 2023 à 18,21% en 2024. De même, le budget de la Santé a relativement augmenté en passant de 5,15% en 2023 à 5,74% en 2024. Toutefois, le budget de la Protection sociale a relativement baissé passant de 2,97% en 2023 à 2,75% en 2024. » Ce qui confirme la tendance indiquée par la Banque mondiale dans son document susmentionné où il était écrit que « l’augmentation soutenue des dépenses militaires, qui a commencé avec l’adoption des lois de programmation militaire et sécuritaire en 2016, devrait prendre fin en 2023 ».
Quelle est la différence entre budget d’État et loi de finances rectificative ?
Nous lui avons également posé des questions consistant à savoir s’il y a une différence ou une nuance entre ces deux termes, mais aussi dans quelles mesures, le budget prévisionnel de l’État/loi de finances peut être révisé/revu au Mali. Il nous explique dans un premier temps ce qu’est un budget d’État : « Chaque État doit déterminer ses ressources et ses charges. Il est même fait obligation par la Constitution du Mali d’établir un équilibre budgétaire, c’est-à-dire que les charges soient déterminées, et que l’on doive aussi déterminer les ressources pour financer ces charges. En réalité, le budget est un acte politique symbolique très fort qui est adopté en Conseil des ministres puis voté par les députés. Il permet à l’État non seulement de s’endetter mais aussi de faire face à ses dépenses régaliennes et autres dépenses de fonctionnement et d’investissements. Le budget d’État est un document très important qui contient des priorités nationales dûment définies ainsi que les dotations budgétaires qui correspondent à ces priorités. À travers le budget, on peut avoir une très bonne lecture de ce que sont les priorités nationales d’un État. »
Il poursuit : « La session parlementaire d’octobre est appelée la session budgétaire et c’est durant cette période que le projet de loi de finances qu’on appelle aussi la loi de finances initiale devient la loi de finances, quand elle est approuvée par le parlement, autorisant ainsi l’État à prélever les recettes fiscales et budgétaires et à effectuer les dépenses budgétaires. La Constitution du 25 février 1992 (en vigueur à l’époque avant d’être remplacée par celle du 22 juillet 2023, NDLR) détermine en ses articles 70 et 77 que l’État doit déterminer ses charges et ressources dans un équilibre budgétaire et financier. Pour cela, l’État et ses démembrements expriment leurs besoins en termes de charges financières. Après on consolide tout cela, ensuite, on détermine les ressources qui vont couvrir ses charges durant une année. »
Ainsi compris, il continue, toujours dans une démarche pédagogique, avec la notion de loi de finances rectificative : « C’est dans l’année N-1 (c’est-à-dire l’année qui précède l’année de référence N, NDLR) qu’on fait le budget de N, c’est-à-dire, le projet de loi 2023 est voté en décembre 2022. Mais l’exécution commence en janvier 2023 parce que l’année budgétaire commence le 1er janvier et termine le 31 décembre. Au cours de l’exécution de ce budget, il se peut aussi qu’il y ait des dépenses budgétaires imprévues ou des ressources budgétaires imprévues. Mais si l’écart est très grand, évidemment le projet de loi de finances étant une prévision, c’est dans l’exécution qu’on va constater la qualité des prévisions initiales budgétaires. Donc, si les écarts deviennent assez importants, en ce moment, on fait ce qu’on appelle des ajustements, et l’on prend une autre loi pour rectifier le budget. Quand on est dans l’année d’exécution, on appelle cela la loi de finances initiale. Ensuite, on prend une loi rectificative pour rectifier la loi de finances initiale en termes d’ajustement. Quand les recettes et dépenses sont totalement arrêtées, généralement, c’est N+1 (l’année qui suit celle de référence N) ou N+2 qu’on prend ce qu’on appelle une loi de règlements pour boucler définitivement le budget. »
Dans son analyse, Modibo Mao Makalou rappelle que, « selon la loi de finances rectificative approuvée par le Conseil des ministres du 25 juillet 2023, les dépenses budgétaires se chiffraient à 2.994 milliards 470 millions de FCFA et les recettes budgétaires s’élevaient à 2.304 milliards 475 millions FCFA ramenant le déficit budgétaire à 689 milliards 995 millions de FCFA contre 695 milliards 995 millions de FCFA dans la loi de finances initiale, soit une diminution de 6 milliards FCFA. »
Le gouvernement malien, d’après toujours ses explications, est en train d’exécuter son septième budget-programme de budget même si nous n’avons pas entièrement basculé dans le budget-programme. « Il y a des programmes avec leurs objectifs et indicateurs de performance, c’est la gestion axée sur les résultats. Avant, nous avions ce qu’on appelle un budget de moyens, c’est-à-dire on vous donne une somme et vous devriez la dépenser. Maintenant, c’est en termes d’objectifs. C’est ce qui explique les programmes, objectifs et les indicateurs. Cette approche permet de savoir si les institutions et ministères ont atteint les cibles ou pas. »
« Dans presque tous les pays du monde, les dépenses budgétaires dépassent les recettes budgétaires, précise-t-il. Le fonctionnement d’un État demande un certain nombre de choses. Il y a des missions régaliennes comme les services sociaux de base, la défense, la justice… Le déficit budgétaire est financé par la dette publique (qui est constituée de la dette intérieure qui est libellée en monnaie locale et de la dette extérieure qui est libellée en monnaies étrangères qui, lorsqu’elles sont librement convertibles, sont appelées devises). Aussi certains pays qui bénéficient de l’assistance extérieure ou l’aide publique au développement l’utilisent pour combler une partie des déficits budgétaires. Malheureusement, cette aide publique au développement est en train de tarir car ceux qui fournissent l’aide sont eux-mêmes confrontés à des difficultés financières et budgétaires. Notons que les huit pays membres de l’Union économique et monétaire ouest africaine (Uemoa) qui ont en partage le FCFA en Afrique de l’Ouest utilisent constamment le marché sous-régional monétaire et financier pour financer la trésorerie des États membres. La stratégie d’endettement de notre pays envisage d’emprunter environ 1400 milliards de FCFA en 2023 et 1443 milliards FCFA en 2024. »
L’économiste malien souligne que la loi de finances rectificative du Conseil des ministres du 25 juillet 2023 est répartie comme suit : « dépenses budgétaires (2.994 milliards 470 millions de francs CFA), recettes budgétaires (2.304 milliards 475 millions de francs CFA), déficit budgétaire (689 milliards 995 millions de francs CFA) ». Et la loi de finances initiale 2023 comme suit : « dépenses budgétaires = 2.895 milliards 903 millions de francs CFA, recettes budgétaires = 2.199 milliards 908 millions de francs CFA, déficit budgétaire = 695 milliards 995 millions de francs CFA ».
Tout considéré, les différences entre la loi de finances rectificative 2023 et la loi de finances initiale 2023 peuvent se lire ainsi : « une augmentation de 98 milliards 568 millions de francs CFA des dépenses budgétaires, une augmentation de 104 milliards 568 millions de francs CFA des recettes budgétaires, une diminution de 6 milliards de francs CFA du déficit budgétaire », analyse l’ex-conseiller aux affaires économiques à la Présidence malienne. « Le projet de loi de finances 2024 adopté le mercredi 20 septembre 2023 par le Conseil des ministres établit les prévisions de dépenses budgétaires à 3.063 milliards FCFA et les prévisions de recettes budgétaires à 2377 milliards FCFA soit une prévision de déficit budgétaire de 687 milliards FCFA », relève-t-il.
Comment Nouvel Horizon a-t-il réagi ?
Avant de boucler la rédaction de cette enquête, nous avons contacté, le 28 juin 2024, la Directrice du quotidien Nouvel Horizon, pour lui demander de nous fournir la documentation exploitée du Sipri, ou nous mettre en contact avec le journaliste ayant rédigé le texte incriminé ou encore nous donner des éventuelles explications. Parce que, a-t-on expliqué, « après investigation, il s’avère que ces chiffres avancés dans votre article ne sont pas corrects et, par conséquent, ils sont faussement attribués au Stockholm international peace research institute ».
Elle a réagi sur le coup à notre message WhatsApp, à 11:38 (TU), promettant de nous revenir « sous peu ». Le dimanche 30 juin, dans l’après-midi (15:23), elle a tenté de nous joindre au téléphone sans succès. Nous l’avons rappelée à 15:35 et nos échanges ont duré 10 min 54 s. L’échange téléphonique ainsi terminé, 15 minutes après, elle nous envoie un message pour répondre à notre demande du vendredi.
Reprenant l’essentiel de ses propos exprimés au téléphone, elle nous accuse de vouloir nuire à l’image du journal, qualifiant nos conclusions de « diffamation », et puis refuse de nous « faire parvenir la documentation source qui a été exploitée pour la rédaction de (leur) article ». Enfin, jugeant notre travail sans avoir pris connaissance de son contenu, elle nous invite « à approfondir davantage (nos) recherches ».
Que retenir finalement ?
Les chiffres avancés par la page Facebook Média A et le quotidien malien Nouvel Horizon (476,32 milliards de francs CFA et à 445,96 milliards de FCFA), attribués au Stockholm international peace research institute (Sipri), ne sont pas tout à fait corrects.
Selon la base de données du Sipri, les dépenses consacrées à l’armée malienne s’élèvent plutôt à 476 milliards 318 millions de francs CFA en 2023, soit 784,5 millions de dollars. « Les 476.318.000.000 sont exprimés en francs CFA aux prix actuels. Pour 2023, le chiffre en dollars est de 784,5 millions de dollars », a précisé l’organisation en question dans un mail à Tama Média.
En outre, d’autres sources ouvertes, officielles ou indépendantes, donnent des estimations du coût des dépenses militaires du Mali, avec leurs méthodes et sources qui ne sont pas forcément celles du Sipri. Le média britannique BBC estime ces dépenses en 2023, dans un article daté de novembre de la même année, à « 476,378 milliards de FCFA ». Cette estimation prend en compte, d’après le journaliste économique Armand Mouko Boudombo, le budget prévisionnel 2023 révisé. Il pense avoir « pris en compte la valeur minimale présentée par les autorités qui est de 426 milliards FCFA », même si, plus loin dans le même document portant Loi de finances 2023, « les chiffres (du gouvernement) se contredisent en avançant un montant plus élevé, près de 441 milliards ».
La Banque mondiale avait souligné que : « le budget de la sécurité devrait diminuer de 7,3 % pour atteindre 5,4 % du PIB (656,9 milliards de FCFA) en 2023, ce qui reflète en partie l’allocation inhabituellement élevée au secteur en 2021–2022 en raison de l’acquisition de nouveaux équipements militaires ». L’analyse de l’économiste malien Modibo Mao Makalou, sur les budgets prévisionnels 2023 et 2024, confirme cette tendance exprimée par cette institution financière internationale.
Il s’avère que les gouvernements sont réticents à communiquer officiellement les montants exacts des dépenses militaires, soit pour des raisons techniques ou en raison du secret dit de défense. D’où, dans la pratique, les dépenses notamment dans ce secteur peuvent aller au-dessus ou en dessous des estimations contenues dans les budgets prévisionnels de l’État. Donc, notons que les estimations permettent de se faire une idée de ce qui est ou peut être dépensé annuellement, mais pas forcément les coûts exacts des dépenses surtout celles militaires.
Pour aller plus loin
Qu’entend-on par dépenses militaires et quelle est sa définition adoptée comme ligne directrice par le Sipri ?
« Le concept de dépenses militaires est polysémique », c’est-à-dire qu’il a plusieurs sens, d’où la difficulté de dégager une définition unanime ou commune, explique le chercheur Jacques Fontanel dans un article initialement paru dans la Revue Défense Nationale (RDN), N° 405 de décembre 1980, puis en 2020 dans la même revue française spécialisée (N° 832) éditée par le Comité d’études de Défense Nationale. Pour l’auteur, Chargé de conférences à la faculté des sciences économiques de l’Université des sciences sociales de Grenoble, « la conceptualisation des dépenses militaires implique trois types de réflexion : le choix du champ des dépenses militaires, la réalisation d’un système général de comptabilité et la construction d’instruments technico-économiques et d’analyses économiques permettant l’amélioration de la signification des comparaisons internationales. »
Cependant, il faut relever qu’il existe différentes applications du concept qui ne permettent pas de réaliser de telles comparaisons internationales. « La diversité des législations, la nature et la quantité de renseignements rendus publics, le secret militaire, les méthodes différentes de fixation des prix, la multitude des possibilités concrètes de classification conduisent à des concepts de dépenses militaires qui ne permettent pas les comparaisons internationales. Les principales sources d’information ne présentent pas des comptes normalisés qui soient acceptés par tous les pays, malgré des efforts évidents pour mieux expliquer les hypothèses sous-jacentes de leurs estimations. L’International Institute for Strategic Studies (IISS) de Londres ne donne pratiquement aucune information sur ses procédures de comptabilisation », analyse- t- il dans sa publication scientifique « Le concept de dépenses militaires ».
Au regard du « manque de données suffisamment détaillées (rendant) difficile l’application d’une définition commune des dépenses militaires à l’échelle mondiale », le Stockholm international peace research institute (Sipri) a, pour sa part, « adopté une définition comme ligne directrice ». Sur le portail de son site internet, « Sources et méthodes », cet institut international indépendant dédié à la recherche sur les conflits, les armements, le contrôle des armements et le désarmement, s’explique : « Dans la mesure du possible, (nos) données sur les dépenses militaires incluent toutes les dépenses courantes et en capital concernant : (a) les forces armées, y compris les forces de maintien de la paix; (b) les ministères de la Défense et autres agences gouvernementales engagées dans des projets de défense; (c) les forces paramilitaires, lorsqu’elles sont jugées, entraînées et équipées pour des opérations militaires; et (d) les activités spatiales militaires. » Ce qui devrait aussi inclure les dépenses financières pour le personnel (salaires, pensions et services sociaux); les opérations de maintenance; l’approvisionnement; les recherche et développement militaires; les dépenses en infrastructures militaires (y compris les bases militaires); et l’aide militaire (dans les dépenses militaires du pays donateur).
« En pratique, il n’est pas possible d’appliquer cette définition à tous les pays et, dans de nombreux cas, le Sipri se limite à utiliser les données nationales fournies. La priorité est alors donnée au choix d’une définition uniforme dans le temps pour chaque pays afin d’assurer une cohérence dans le temps, plutôt qu’à ajuster les chiffres par année selon une définition commune » précise cette organisation fondée 1966 et qui fournit, selon sa page d’« à propos » du site, des données, des analyses et des recommandations basées sur des sources ouvertes aux décideurs politiques, aux chercheurs, aux médias et au public intéressé. Elle ajoute : « Compte tenu de ces difficultés, les données sur les dépenses militaires sont les plus appropriées à utiliser pour des comparaisons dans le temps et peuvent être moins adaptées à une comparaison étroite entre les différents pays. Lors de la comparaison des données de différents pays, il convient toujours de faire référence aux notes de bas de page et aux notes spéciales jointes aux données de ces pays, qui indiquent les écarts par rapport à la définition du Sipri, lorsque ceux-ci sont connus. »
Mais, d’après le chercheur Jacques Fontanel, « les définitions des dépenses militaires présentées par le Stockholm International Peace Research Institute (Sipri), l’Arms Control and Disarmament Agency (Acda) américaine et l’Otan manquent souvent de clarté, car peu de détails sont donnés, au niveau concret, sur les comptes effectifs ». L’auteur de l’article « Le concept de dépenses militaires » de la revue française spécialisée (RDN) explique : « Les points d’achoppement de la définition des dépenses militaires portent sur l’acceptation ou le refus de comptabilisation de l’aide militaire, de la défense civile et des forces paramilitaires : le Sipri présente une définition large intégrant ces trois formes de défense, alors que l’Otan n’en retient aucune. L’Acda, pour sa part, ajoute à la définition de l’Otan l’aide militaire et la défense civile. Avant de recommander une réduction des budgets militaires pour les rendre comparables, l’Organisation des Nations unies a donc un grand travail devant elle; elle doit convaincre les différents pays de la nécessité d’utiliser une conceptualisation normalisée qui ne manquera pas de poser des problèmes politiques particulièrement délicats. »
Cet article fait partie d’une série d’articles consacrés à la lutte contre la désinformation en Afrique francophone. La production est réalisée avec le soutien de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) dans le cadre du projet « Jumelage entre initiatives francophones de lutte contre la désinformation ».
Tama Média, La Voix de Mopti et Sétanal Média ont formé un consortium pour postuler à cet appel à projets et ont ainsi obtenu le soutien de l’OIF pour la réalisation du projet suivant : « Mali, Sénégal : l’intelligence artificielle et les contenus audiovisuels en langues locales au service de la lutte contre la désinformation auprès des personnes analphabètes et auprès de la diaspora sénégalaise et malienne en Europe ».