Le 1er décembre 1944, le camp militaire de Thiaroye, dans la banlieue de Dakar, est le théâtre d’un massacre tragique. Alors que les tirailleurs sénégalais récemment rapatriés de France protestent pour obtenir leurs indemnités, les forces coloniales françaises ouvrent le feu faisant des dizaines, voire des centaines de morts. Les documents militaires français et les historiens s’accordent difficilement sur le nombre de victimes. Cette controverse autour de leur nombre exact et la récente décision de la France de reconnaître six soldats “morts pour la France” relance le débat sur cet épisode obscur, suscitant la critique d’Ousmane Sonko, Premier ministre sénégalais, qui y voit une tentative de la France d’imposer sa version des faits.
Martin Mourre et Anthony Guyon, deux spécialistes qui ont étudié en profondeur ce massacre et l’histoire des tirailleurs sénégalais analysent la portée, les implications ainsi que les enjeux de justice et de mémoire associés à cette décision.
Qui étaient les six hommes reconnus “morts pour la France”, et pourquoi cette mention ?
Martin Mourre : Ces six hommes, tués au camp de Thiaroye au Sénégal le 1er décembre 1944 par l’armée coloniale, étaient d’anciens prisonniers de guerre depuis 1940 dans des frontstalags, ces camps allemands dispersés sur le territoire français qui sont libérés à l’été 1944. Ils reviennent de France en novembre 1944, à Thiaroye où ils sont en instance de démobilisation. Ces hommes ont droit à une solde de captivité et c’est la demande de ce rappel de solde qui va déclencher la tuerie. Ainsi, des tirailleurs doivent quitter le camp à partir du 27 novembre pour leurs colonies d’origine, or ils refusent car ils n’ont pas perçu ce à quoi ils avaient droit.
Le 28 novembre, le Général Marcel Dagnan, commandant la Division Sénégal-Mauritanie, promet de résoudre la situation mais, après consultation avec ses supérieurs militaires et politiques, organise une répression. En ce sens, on peut dire que ce qui va se dérouler le matin du 1er décembre relève d’un crime prémédité. Les six hommes récemment honorés sont Ibrahima Ndiaye, Saliou Sène, Mbap Senghor, Saliou Layla, Ngour Ndour et Niadé Duazai, venant du Sénégal, de Haute-Volta (actuel Burkina Faso) et de Côte d’Ivoire. Actuellement, il semble que seuls leurs dossiers complets sont disponibles au Service historique de la Défense.
Quel est le nombre exact de victimes du massacre de Thiaroye ?
Martin Mourre : Il est difficile de déterminer un chiffre exact, il pourrait atteindre entre 300 et 400 morts. Les recherches futures devront se baser sur cette fourchette. Les autorités coloniales, conscientes de leur crime, ont tenté de manipuler les archives. Par exemple, dans le rapport Dagnan du 5 décembre, le général indique un nombre de victimes variant de 35 à 70 selon les destinataires du rapport.
Les documents évoquent tantôt 1200, 1280, 1300 voire 1800 tirailleurs rapatriés, un rapport fait “disparaitre” 400 tirailleurs à Casablanca (Maroc) – ce qui apparaît comme une invention pure et simple -, les témoignages ou le nombre de cartouches tirées suggèrent que le nombre de tués à Thiaroye est bien de plusieurs centaines. Cependant, certains historiens, pour défendre l’honneur de l’armée, persistent à affirmer le chiffre de 35 victimes, malgré un manque de rigueur quant aux sources et sans lire sérieusement les travaux les plus récents. Cette démarche produit l’effet inverse de ce qu’ils escomptent.
Quelle est la portée de la reconnaissance de ces hommes comme étant “morts pour la France” ?
Martin Mourre : Du point de vue de la recherche historique, j’espère que ce geste participera à ce que l’on entende un peu moins ces discours confusionnistes. Symboliquement, c’est un geste fort du ministère français des Armées. Il s’inscrit dans une longue histoire de ces liens entre politique et mémoire autour de Thiaroye : en 2004, le président sénégalais Abdoulaye Wade instituait une Journée du tirailleur sénégalais pour commémorer ces hommes, avec un dépôt de gerbe à Thiaroye. En 2014, le président français François Hollande avait abordé le drame du 1er décembre dans un discours au Sénégal, un geste important mais avec des ambiguïtés dans les termes.
Les dates anniversaires confrontent directement demande sociale et pouvoir politique. La mention “morts pour la France” était attendue, notamment par le fils d’une victime, Biram Senghor, et j’espère que cette mesure pourra bientôt s’appliquer à d’autres victimes de Thiaroye. Toutefois, beaucoup estiment que le terme est mal choisi, certains font remarquer que ces hommes sont “morts par la France.
Anthony Guyon : En décembre prochain, cela fera 80 ans que le massacre de Thiaroye a eu lieu. Il est urgent de clarifier cette histoire. On a longtemps utilisé les termes de “tragédie” ou “mutinerie”, minimisant ou déplaçant la responsabilité de Paris. Aujourd’hui, il est crucial de parler de massacre, ce qui élimine toute ambiguïté sur ces événements. Utiliser le terme “morts pour la France” reconnaît le sacrifice des tirailleurs et “interdit” de les désigner comme rebelles ou mutins.
Quelle a été la réaction du Premier ministre Ousmane Sonko, et quelles en sont les raisons ?
Martin Mourre : Dans une posture de souveraineté mémorielle, Ousmane Sonko a réagi sur X en tant que chef de parti, critiquant la décision française qu’il juge comme une tentative de “fixer unilatéralement le nombre d’Africains” tués à Thiaroye. Connaissant bien le dossier, Sonko avait interrogé en 2017, en tant que député, le gouvernement sur les fosses communes et tenté en 2022, en tant que maire, de baptiser une rue “Thiaroye 44”, une décision annulée par les autorités sénégalaises dans un contexte de tensions politiques.
Sur ce point, je pense que la démarche des autorités françaises vise plutôt à effectuer un premier geste de reconnaissance – dont il semble d’ailleurs qu’il avait été évoqué entre les autorités présidentielles des deux pays lors de la visite du président Faye à Paris en juin dernier. Sonko est dans une posture de souveraineté mémorielle.
L’ancien président Macky Sall, qui a quitté le pouvoir en avril après avoir reporté l’élection présidentielle de manière controversée, a été très discret sur Thiaroye durant son mandat. Les nouvelles autorités ont désormais formé un comité pour organiser les cérémonies du 80e anniversaire du massacre de Thiaroye. Reste à voir les résultats de cette initiative.
Comment pourrait se traduire une véritable reconnaissance des crimes coloniaux commis par la France ?
Martin Mourre : Thiaroye s’inscrit autant dans la géopolitique de la mémoire coloniale entre la France et ses anciennes colonies africaines que dans des questions liées au récit national français. Les crimes coloniaux et leurs effets économiques, sociaux et culturels influencent profondément la société française. Dans un contexte où l’extrême-droite est proche du pouvoir, il est crucial que les politiques abordent ces questions de manière apaisée.
Anthony Guyon : On avance, lentement diront certains, probablement à juste titre. Pensez qu’un travail historique représente souvent au minimum une décennie de recherche. C’est le cas pour Martin Mourre et moi-même. Ce travail se fait le plus souvent sur notre temps libre et à nos frais. Que la reconnaissance ne soit pas assez rapide, je peux le comprendre mais le temps de l’historien n’est pas celui du politique et du monde associatif. C’est pour cela qu’il faut sans cesse dialoguer entre acteurs issus des différentes sphères afin de toujours rester rigoureux sur le plan scientifique, mais aussi de saisir l’attente d’une partie de la société à ce que la lumière soit faite sur des événements historiques.
L’histoire des tirailleurs sénégalais en France a capté l’attention des historiens, mais pour entrer pleinement dans la conscience collective, elle a eu de la visibilité grâce au théâtre, la littérature, la bande dessinée, la musique (Disiz la Peste, Soprano, Kery James), le documentaire, et un travail acharné des associations. Le film Tirailleurs a accéléré cette reconnaissance, mais il est également crucial de souligner le rôle des descendants de tirailleurs dans cette mise en avant.
Aïssata Seck, directrice de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME), est une petite fille de tirailleur. Son grand-père a notamment combattu lors de la guerre d’indépendance d’Indochine (1946-1954). Depuis des années, elle a mené un combat infatigable pour que les tirailleurs de Bondy soient hébergés dans des logements décents, que les derniers tirailleurs obtiennent la nationalité française (2017), et qu’ils puissent rentrer dans leur pays d’origine, s’ils le souhaitent, en touchant la totalité de leur pension (2023). Dans la France en partie fracturée de 2024, voir le tirailleur Oumar Diémé, 92 ans, porter la flamme olympique est un geste fort dont l’ensemble des actrices et acteurs cités précédemment peuvent être fiers.
Assumer et explorer pleinement notre histoire contribuent à une meilleure compréhension de notre identité. Jacques Chirac l’a démontré en 1995 en reconnaissant la responsabilité de l’État dans la rafle du Vel d’Hiv. Il est crucial d’affronter la vérité et de permettre aux chercheurs de la découvrir.
Martin Mourre, Historien et anthropologue spécialisé dans les armées coloniales et postcoloniales en Afrique de l’Ouest, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) and Anthony Guyon, Historien associé au laboratoire CRISES, Université Paul Valéry – Montpellier III
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.