[Série 2 sur 3] Dans cette région du Nord de l’Éthiopie, il est devenu normal de ne faire qu’un à deux repas par jour. En cause, les conséquences de la guerre, la sécheresse et la suspension des distributions alimentaires en 2023. Reportage.
Le majestueux bâtiment aux murs extérieurs jaune pâle reprend peu à peu vie. Au premier étage, les fonctionnaires du siège de la woreda – une subdivision administrative – de Gulomakeda, située à la frontière érythréenne, ont repris le travail. Tandis qu’au second étage s’entremêlent les parpaings des murs effondrés, le verre des carreaux brisés, les squelettes des balustrades métalliques qui entouraient la rotonde…
« Les Érythréens ont brûlé l’ensemble des documents », regrette l’expert agricole Gebremeskel Berhe en désignant, depuis la fenêtre, un tas de cendre mêlé au sol sableux. « Ils ont également volé tous les câbles électriques », ajoute-t-il devant les trous qui ont remplacé les prises électriques. Pendant la guerre qui a ravagé le Tigré entre novembre 2020 et novembre 2022, les forces érythréennes étaient en effet alliées à l’armée fédérale contre le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT).
Dépassées par l’ampleur du chantier et leurs querelles de pouvoir, les autorités régionales ne se sont pas attaquées à la restauration de ces bureaux, deux ans après la fin du conflit. Reconstruire semble presque accessoire alors qu’il est devenu normal, dans cette région septentrionale d’Éthiopie, de ne pas manger à sa faim. D’après les projections du Famine Early Warning Systems Network, les riverains oscillent entre les niveaux de crise et d’urgence. Ce sont les deux derniers paliers avant de sombrer dans la famine.
Des enfants affamés et privés d’école
Les armes ne s’étaient pas encore tues quand la région a traversé une sécheresse historique dont le pic a été atteint en 2023. « Avant la guerre, nos terres nous permettaient à la fois de manger et de nourrir nos animaux. L’an dernier, lorsque nous avons semé notre champ, les graines ont germé mais nous avons presque tout perdu à cause du manque de précipitations », décrit Letay Meles, rencontrée à deux pas de l’édifice endommagé. Cette mère célibataire a dû vendre ses cinq poules pour acheter de quoi nourrir ses sept enfants. « Nous prenons deux repas par jour, un le matin et un le soir. Ce n’est pas assez mais nous n’avons pas d’alternative », explique-t-elle.
Un peu plus au Sud, la woreda de Tsirae Womberta bénéficie de plusieurs systèmes d’irrigation qui ont atténué les effets de la sécheresse. « Cela ne suffit pas. La rivière était à sec de janvier à avril 2024, c’est la plus importante sécheresse de ma vie, assure l’agriculteur Gebre Bahilu, père de cinq enfants. Pendant la guerre, nos revenus ont sévèrement chuté car nous ne recevions plus d’engrais ni de graines et que les banques étaient fermées. Nous ne sommes pas encore revenus au même niveau qu’avant. Nous ne pouvons plus prendre des repas équilibrés trois fois par jour… Nous mangeons seulement du pain et des injeras (galettes de teff fermenté). »
« Parfois, nous devons nous contenter d’un repas par jour, témoigne à son tour Tsega Gebre, qui cultive des oignons sur une parcelle voisine. Tout cela est à cause de la guerre et de la sécheresse. Avant, je pouvais nourrir mes six enfants trois fois par jour. J’ai aussi dû les déscolariser pour qu’ils m’aident », déplore la quadragénaire dont le mari est malade.
Des centaines de décès liés à la faim
À une quarantaine de kilomètres à l’Est du lopin de Tsega Gebre, la woreda d’Atsbi est l’une des plus affectées par la sécheresse. Assise sur une terre poussiéreuse jonchée de cailloux, Bizu Kahsay brise machinalement des brindilles. « Mon mari et mon fils sont morts de faim, respectivement en novembre 2023 et janvier 2024 », lâche l’octogénaire avant de montrer le fond d’un sac de sorgho estampillé du logo du Programme alimentaire mondial (PAM). Insuffisant pour faire des injeras, alors Bizu Kahsay préparera du bouillon pour sa petite fille qu’elle héberge. Selon une étude conjointe de l’Institut de recherche en santé du Tigré, du Bureau régional de la santé et de l’université de Mekele, le manque de nourriture a entraîné 2 694 décès dans les neuf mois ayant suivi la cessation des hostilités.
« Le Tigré est confronté à une profonde crise alimentaire, résume Yared Berhe, qui coordonne 72 organisations nationales et régionales. La cause principale est la guerre. Les troupes gouvernementales et leurs alliés ont détruit à dessein les récoltes et les infrastructures agricoles. Ils ont en outre dérobé les machines agricoles. Cela a diminué la capacité des agriculteurs tigréens. La sécheresse et la suspension des distributions du PAM entre juin et décembre 2023, afin de tenter de remédier au détournement des vivres, ont aggravé la situation. »
Face à ce sombre tableau, Zlatan Milišić, le nouveau directeur du PAM en Éthiopie, se veut optimiste. Le 23 septembre, lors d’une conférence de presse organisée au luxueux hôtel Skylight, près de l’aéroport d’Addis-Abeba, il s’est réjouit du retour à un niveau habituel de précipitations durant la saison des pluies qui s’ est achevée au même mois de septembre. « La récolte Meher (entre septembre et février) qui arrive devrait être bonne, précise Zlatan Milišić. Cela va permettre de réduire les besoins d’assistance alimentaire dans le pays d’environ 50 % pour le reste de l’année. »
Des populations déplacées contraintes à la mendicité
Environ 5 millions d’Éthiopiens restent néanmoins dépendants de l’aide humanitaire pour s’alimenter pendant les trois derniers mois de 2024, contre 10,9 millions de personnes en situation d’insécurité alimentaire aiguë entre juillet et septembre. Outre le Tigré, les régions Afar, Somali et Amhara sont, elles aussi, confrontées à l’insécurité alimentaire.
En Amhara, mitoyenne du Tigré, l’insécurité liée au conflit entre la milice Fano et l’armée fédérale qui a éclaté après la signature du traité de Pretoria ayant ramené la paix au Tigré ralentit la livraison de l’aide. Deux zones du Tigré demeurent occupées, l’une par des soldats amharas, l’autre par des militaires érythréens. Les tensions internes entre deux factions du FLPT sèment également le doute sur la pérennité de la paix, première condition pour lutter contre la menace de famine. « La situation est très volatile », insiste l’humanitaire Yared Berhe.
Dans le camp de déplacés de Saba Kare, en périphérie de Mekele, la capitale régionale, Letebrhan Kassa, 58 ans, rappelle qu’elle faisait partie de la classe aisée avant le début des combats. Sa ville, Humera, reste sous contrôle amhara. Elle n’a donc pas pu bénéficier du programme de retour des déplacés qui a permis à quelques milliers de Tigréens de regagner leurs terres en juin et juillet. « Nous devons aller à l’église pour demander de la nourriture ou bien en ville pour mendier auprès des riverains aisés. Nos enfants participent aussi », admet cette ancienne restauratrice. En rentrant chez eux, certains riverains ont trouvé leur domicile occupé et leur cité dénuée de tout service. Ils ont alors préféré regagner les camps.