Guerre au Tigré : deux ans après l’accord de Pretoria, l’érythréanisation forcée du peuple Irob d’Éthiopie

[Série 3 sur 3] Depuis la fin déclarée de la guerre au Tigré, après la signature en novembre 2022 de l’accord de paix de Pretoria, les forces érythréennes occupent encore un territoire contesté, jusque-là administré par l’Éthiopie voisine. Cette zone abrite une minorité « ethnique », les Irob, qui subissent des exactions et craignent de « disparaître ». Reportage.


Cet article boucle une série de trois reportages de Tama Média consacrée à cette région du Nord de l’Éthiopie,Tigré ou Tigray en anglais, meurtrie par la guerre ayant opposé pendant deux ans (entre novembre 2020 et novembre 2022) les troupes fédérales éthiopiennes (avec en soutien celles d’’Érythrée) à l’historique mouvement politique régional et armé Tigray People’s Liberation Front (TPLF), et qui continue de faire subir aux rescapés de dures épreuves malgré la signature en 2022 à Pretoria, en Afrique du Sud, d’un accord de paix censé mettre fin au conflit armé – devenu au fil du temps quasiment invisible et impliquant de multiples acteurs armés dont l’Érythrée. D’autant plus que le gouvernement fédéral éthiopien n’a autorisé les journalistes, surtout de la presse internationale, à y retourner qu’en mai 2024, pour la première fois depuis cet accord. Journaliste indépendante et collaborant avec plusieurs médias dont Tama Média, Augustine Passilly s’est rendue  sur place pour recueillir des témoignages inédits sur ce qu’il s’est réellement passé entre-temps, suivant différents sujets. Le 04 novembre, soit deux jours après le deuxième anniversaire du traité de Pretoria et après plusieurs mois de travail collégial, Tama Média a publié le premier texte sous le titre « J’aurais préféré mourir là-bas » : en Éthiopie, les rescapées de la guerre du Tigré condamnées au silence,  puis le deuxième rendu public le 28 novembre et intitulé « Éthiopie : billet retour dans le Tigré, région exposée à l’insécurité alimentaire et une guerre invisible impliquant des soldats érythréens qui font la loi malgré l’accord de Prétoria », et enfin le troisième mis en ligne, « Guerre au Tigré : deux ans après l’accord de Pretoria, l’érythréanisation forcée du peuple Irob d’Éthiopie ».


Adigrat Ethiopie

Au milieu du brouhaha de ce bar d’Adigrat, dernière grande ville éthiopienne avant de passer la frontière érythréenne, Tebe (prénom modifié par mesure de sécurité) ne peut s’empêcher de mordiller ses ongles. « J’ai vu des personnes mourir devant moi. Les Érythréens violent aussi les femmes. Je fais partie des victimes », confie cette mère de six enfants. Son calvaire a commencé en novembre 2020, au déclenchement de la guerre au Tigré, région septentrionale d’Éthiopie, vaste pays (1 100 000 km²) de la Corne de l’Afrique.


Pendant deux ans, les Forces de défense érythréennes ont en effet soutenu l’armée fédérale éthiopienne en guerre contre le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT), formation politique au pouvoir de 1991 à 2018. Les soldats des armées régulières sont notamment entrées au Tigré par la woreda – subdivision administrative – Irob qui abrite une minorité ethnique du même nom à laquelle Tebe appartient. Avant le conflit, cette zone contestée était administrée par l’Éthiopie. Mais deux ans après la signature de l’accord de Pretoria sous l’égide de l’Union Africaine (UA) entre le pouvoir central éthiopien et les Tigréens du FLPT, qui a officiellement fait taire les armes, ce territoire reste partiellement occupé par les Érythréens malgré cette entente. Les exactions, perpétrées dans toute la région pendant la guerre, se poursuivent, tandis que le peuple Irob craint de « disparaître ».

Un traité frontalier hors-sol

Attablé dans le bar d’Adigrat, Eyasu Misgina, qui traduit le témoignage de Tebe, est le chef de cette woreda (subdivision administrative en langue locale amharique, terme également utilisé en tigrigna). Un quart de la zone est occupé, un autre quart partiellement, et le reste est sous le contrôle de l’administration par intérim de la région du Tigré, résume le responsable administratif. Avant de détailler : « Les forces érythréennes ont fermé la route principale pour atteindre les villes occupées depuis Adigrat. Il faut donc passer par les petites routes, ce qui représente un long détour. Le chemin qui prenait 1 heure et coûtait 20 birr (0,15 euros) en bus dure maintenant près de 4 heures et coûte jusqu’à 500 birr (3,75 euros). »

Derrière cette occupation prolongée, un conflit historique entre l’Éthiopie et l’Érythrée, devenue indépendante en 1993. Et qu’un traité signé à Alger (Algérie) en 2000 a tenté de trancher, en séparant le territoire historique des Irob en deux – sans que le nom de ce peuple n’apparaisse dans le texte. « Les signataires n’ont pas pris en compte la situation sur le terrain, regrette Eyasu Misgina. Certaines maisons ou familles auraient dû être séparées en deux selon cet accord. Or on ne peut pas diviser une minorité ethnique… »

Ce scénario du pire est pourtant en train de se dérouler. « Tous les jeunes quittent la zone occupée. Certains tentent de rejoindre l’Europe et meurent dans la mer », déplore Tamu Berhe. Déplacée à deux reprises, cette mère de quatre enfants compte parmi les 12 000 Irob estimés réfugiés à Adigrat, deuxième ville du Tigré et située au Sud à la frontière avec l’Érythrée. Des soldats érythréens se sont emparés de sa maison. « Les Érythréens ont annoncé qu’ils allaient envoyer tous les jeunes dans des camps d’entraînement militaires. Au moins 35 jeunes ont été kidnappés depuis l’accord de Pretoria, dont cinq ont été exécutés cet été. Plus aucun service n’est disponible, cela inclut les centres de soin et les distributions d’aide humanitaire… », reprend Eyasu Misgina, rappelant qu’en Érythrée le service militaire est obligatoire et à durée indéterminée.

« Un état transitoire de “ni paix, ni guerre” »

Ce représentant des Irob se félicite néanmoins de récents progrès. « En août, des civils érythréens ont volé 150 animaux à des riverains. Grâce à des négociations, ils ont fini par rendre une partie des moutons, des chèvres et des vaches à leurs propriétaires », souligne-t-il. Cela n’apaise pas pour autant sa peur de voir son peuple rayer de la carte. Dans les villages de sa woreda passés sous domination érythréenne, ce sont désormais les programmes scolaires érythréens qui sont enseignés. « Les Érythréens ont annoncé officiellement aux riverains qu’ils étaient dorénavant érythréens et que s’ils refusent de changer de nationalité ils doivent partir, explique le prêtre catholique Hagos Woldu, dont une partie de la famille réside sur les terres annexées depuis la fin déclarée du conflit. Les Érythréens battent les Irob, les violent, les kidnappent et les tuent : toutes les caractéristiques d’un “génocide” sont réunies », ajoute le prélat.

Dépassés par leurs querelles internes, les responsables du mouvement anciennement rebelle (FLPT) semblent peu préoccupés par le sort de cette minorité, dont il est difficile aujourd’hui de déterminer avec certitude sa démographie bien qu’une estimation généralement avancée affirme qu’elle ne dépasse quelque 60 000 âmes. « Je suis très en colère contre le FLPT qui ne fait rien pour nous, s’insurge le père Hagos. Nous n’entendons plus de drones ni de bombardements mais la guerre n’a pas cessé dans les zones occupées. »

Rita Kahsay, chercheuse et directrice de l’ONG Irob Anina, confirme : « Les zones non occupées d’Irob se retrouvent dans un état transitoire de “ni paix, ni guerre” dans lequel les habitants vivent dans la crainte constante d’une nouvelle invasion par les forces érythréennes. Début avril 2024, les forces éthiopiennes stationnées dans les zones frontalières avec l’Érythrée et les zones occupées du Tigré ont quitté leurs postes, laissant le Tigré et ses communautés frontalières encore plus vulnérables aux forces d’occupation violentes.

Les violences sexuelles se poursuivent

Rita Kahsay s’entretient régulièrement avec des survivantes de violences sexuelles. Ces crimes barbares n’ont jamais cessé dans les territoires contrôlés par l’Érythrée. « Plus d’un an après l’accord de Pretoria (lire un résumé du document en bas de l’article, NDLR), une femme tombée enceinte à la suite de multiple viols a été autorisée par les militaires érythréens à se rendre à Adigrat pour accoucher et se faire soigner, accompagnée de trois femmes. Mais à une condition cruelle : ces dernières devaient immédiatement retourner en zone occupée, faute de quoi leurs familles seraient attaquées. La santé mentale de la victime s’est dégradée et l’avenir de son enfant reste incertain », détaille la chercheuse, autrice principale d’un ouvrage collectif publié en anglais aux éditions Eleanor Press, en juin 2023, et intitulé « In Plain Sight: Sexual violence in the Tigray conflict » (177 p.), puis réédité un an plus tard (juin 2024) chez le même éditeur sous le titre « In Plain Sight, 2nd Edition: Seeking justice for sexual violence in the Tigray War » (247 pages).

Dans le bar bondé d’Adigrat, la survivante Tebe fait partie de ceux qui ont été chassés, en juin, des écoles au moment de la reprise des cours. Sans toit, la mère de famille est réduite à la mendicité et à la charité des églises pour l’héberger avec ses enfants. « Nous espérons que la paix revienne pour rentrer chez nous, implore Tebe, qui s’en prend maintenant à ses cuticules. Autrement, les Irob vont disparaître. Car en restant dispersés, nous ne parviendrons pas à préserver notre langue, ni notre culture. »

Note de la Rédaction de Tama Média :

L’accord de cessation des hostilités (CoHA selon l’acronyme anglais) signé à Pretoria, en Afrique du Sud, le 2 novembre 2022, a officiellement mis un terme à la guerre entre le gouvernement fédéral éthiopien et le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT) entamé le 4 novembre 2020. Ce document de huit pages prévoit notamment la mise en place d’un processus de justice transitionnelle ainsi que le désarmement, la démobilisation et la réintégration des militaires qui ont combattu dans les rangs du FLPT. Ni l’Érythrée, ni les forces régionales et les milices amhara, pourtant parties prenantes du conflit aux côtés des troupes fédérales, n’ont signé cet accord (ici). 

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