Sahel : les motos du jihad

Dans la guerre asymétrique imposée aux Etats sahéliens, les groupes jihadistes ont transformé la moto en un outil stratégique pour leurs déplacements, soulevant des questions sur les raisons de cet engouement et sur les mesures déployées pour y faire face.

Ils sont plusieurs dizaines, coiffés de turbans aux couleurs vives – bleus, verts, violets –, écoutant avec une attention religieuse un homme, qui délivre les dernières instructions en vue d’une attaque de grande envergure dans la région du Sahel. Ces combattants, majoritairement armés de fusils d’assaut AK-47, seront plus tard aperçus à moto, souvent à deux par engin. Ils se déplacent avec une apparente aisance, faisant des allers-retours après avoir mis à sac, le 23 janvier dernier, la brigade territoriale de Pama, dans l’Est du Burkina Faso. Le plus frappant dans cette démonstration, c’est l’utilisation par les assaillants de ce moyen de déplacement motorisé.

Ces dernières années, ce moyen de locomotion est devenu l’un des plus utilisés par les groupes jihadistes sahéliens. « Son usage dans la région remonte à 2014 ou 2015 », allègue une source sécuritaire à Tama Média, précisant que les premiers à l’adopter dans cette vaste zone d’Afrique de l’Ouest furent les combattants de la Katiba du Macina, qui l’auraient « emprunté à Boko Haram ».

Fondée en 2015 par Amadou Barry, alias Amadou Kouffa, trois ans après l’intervention française Serval contre l’avancée des jihadistes qui occupaient le Nord du Mali vers le Centre, la Katiba du Macina est aujourd’hui dirigée par ce dernier, lui qui occupe également le poste de numéro deux du Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (Gsim) connu aussi sous son acronyme arabe Jnim.

Comment expliquer le recours à la moto ?

La même source explique que le recours aux motos par les groupes jihadistes s’explique par leur « intérêt opérationnel et stratégique ». Sur le plan opérationnel, notre interlocuteur souligne que « la moto offre une grande mobilité et permet d’accéder plus facilement à des zones difficiles d’accès pour les véhicules, comme les profondeurs des forêts et les sentiers qui les traversent ».

D’un point de vue stratégique, la moto réduit les pertes en cas de frappes aériennes, qui causeraient bien plus de dégâts si les combattants utilisaient des véhicules. Face à la détérioration de la situation sécuritaire dans le Sahel, le Mali, le Burkina Faso et le Niger, qui forment depuis septembre 2023 l’Alliance des États du Sahel – devenue Confédération en juillet 2024 –, se sont équipés de drones pour surveiller les déplacements des hommes armés, avec l’option d’en éliminer le maximum à travers des frappes.

La moto est également privilégiée pour sa capacité à déplacer rapidement un bataillon. « Lors de leurs attaques, les groupes jihadistes peuvent mobiliser jusqu’à 300 voire 500 motos », affirme notre source sécuritaire. Constatant la saisie de 600 motos par les douanes nigériennes, le général Mohamed Toumba a indiqué que ces engins peuvent transporter jusqu’à 1 000 personnes, soit l’équivalent d’un bataillon entier. Elle peut aussi être utilisée comme « Technical » lors des combats. Cette technique consistant à installer des crochets sur les motos pour y fixer une arme lourde a été inaugurée au Sahel par l’Etat islamique au Sahel avant d’être copiée par son concurrent.

Les marques les plus prisées ?

Cependant, les jihadistes ne se contentent pas de n’importe quelle moto. « Les marques les plus prisées sont Haojin, Kasea et Royal », confie Ahmed Sora, un spécialiste des groupes jihadistes, dont le nom a été modifié pour des raisons de sécurité. Il précise que « la deuxième génération de la moto Haojin, surnommée “Silencieux”, surpasse les autres modèles car elle n’émet presque aucun bruit, ce qui permet de s’approcher au plus près des cibles, comme les camps militaires, les postes de sécurité ou les villages ».

Haojin est une marque de motos chinoise appartenant au groupe Jinan Haojinke. « Le prix varie entre 650 000 et 900 000 francs CFA (entre 1 000 et 1 500 USD) », indique Mamadou, un vendeur basé à Bamako, ajoutant que sa clientèle pour ce modèle est principalement composée de « jeunes, mais aussi parfois de personnes plus âgées qui effectuent des allers-retours en brousse ». « Ils préfèrent cette moto car elle est moins chère, plus adaptée à différents types de terrains, robuste et capable de transporter de lourdes charges », détaille-t-il.

Les chaînes d’approvisionnement, illicites ?

La question qui se pose est donc de savoir comment les jihadistes s’approvisionnent en motos. Selon des informations recueillies auprès de plusieurs sources, ces achats s’effectuent facilement sur les marchés locaux, notamment dans des pays comme le Bénin, le Togo, le Ghana et le Nigeria. Parmi ces quatre pays, seul le Nigeria fait face à une insurrection jihadiste intense. Le Togo et le Bénin subissent des attaques périodiques, tandis que le Ghana enregistre très peu d’incidents liés au jihad. Cette facilité d’accès aux motos dans des pays relativement stables ou moins touchés par le terrorisme soulève des interrogations sur les circuits d’approvisionnement et les mesures de contrôle aux frontières.

Parmi ces pays, le Togo semble être le principal fournisseur de motos pour les groupes jihadistes. Selon l’anthropologue Giorgio Blundo, dans son dossier intitulé sur la piste des motos entre la Chine et l’Afrique : Ethnographier une chaîne globale de marchandises, ces dernières années, le Togo a parfois surpassé le Nigeria en tant que première destination en Afrique de l’Ouest pour les motocycles d’origine chinoise. Il révèle qu’entre 2014 et 2018, le port de Lomé a importé en moyenne 450 000 motos par an, dont 85 % ont été réexportés par voie maritime et terrestre vers d’autres pays de la sous-région comme le Burkina, le Niger et le Mali ou des marchés locaux sont établis dans plusieurs grandes villes. « L’accès des groupes jihadistes aux motos est facilité par la contrebande, l’absence de contrôle du marché et la porosité des frontières, notamment entre le Mali et le Niger », fait savoir le journaliste et observateur malien Massiré Diop.

Pour se ravitailler en motos, les groupes jihadistes, notamment le Gsim (Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans), ont mis en place un mécanisme leur permettant d’établir des liens avec des réseaux de trafiquants dans toutes les zones où ils opèrent, selon un rapport de GITOC (Global Initiative Against Transnational Organized Crime) et ACLED (Armed Conflict Location & Event Data Project). Le document explique qu’il est essentiel pour les insurgés, dirigés par le Touareg Iyad Ag Ghali, d’accéder à des chaînes d’approvisionnement illicites pour se procurer certains de leurs biens les plus stratégiques, notamment les motos. Cet aspect logistique du « jihad » est devenu si crucial que les groupes radicaux doivent désormais compter sur des logisticiens expérimentés, maîtrisant les marchés et les circuits illégaux.

Quid du carburant ?

La vitalité de ce trafic de motos dans la région a été mise en lumière en août 2024, lorsque les douanes nigériennes ont saisi 602 motos transportées par deux camions en provenance d’« un pays du Golfe de Guinée ». Selon les autorités, ces motos étaient destinées aux groupes jihadistes opérant dans la région. Il est également important de noter que les jihadistes renflouent leur stock en pillant les armées lors des attaques. Il est fréquent de voir des motos parmi les butins.

L’un des principaux avantages des motos pour les jihadistes réside dans leur faible consommation de carburant, une ressource précieuse qu’ils acquièrent par divers moyens. « Le carburant provient de partout : des marchés locaux, du vol de citernes sur les axes routiers, de la contrebande en provenance du Niger, du Togo, du Ghana et du Bénin », explique Sora. Parfois, les contrebandiers viennent d’un peu plus au Nord. Dimanche 2 février, les forces pro-Haftar de l’Est libyen ont affirmé avoir mis la main sur des trafiquants de carburant dans le Sud du pays, affirmant que le produit saisi devait desservir les pays sahéliens.

Les jihadistes peuvent également se servir directement. Par exemple, en juin 2022, le Jnim a détourné 14 camions-citernes transportant du carburant entre Matiacoali et Kantchari, dans l’Est du Burkina Faso.

Face à l’importance stratégique des motos pour les groupes jihadistes, les armées locales ont dû s’adapter en équipant leurs soldats des mêmes moyens de locomotion. Selon le colonel Kouagri Natama, chef d’état-major de la gendarmerie nationale burkinabè qui s’exprimait dans l’émission « Equipements de l’armée burkinabè », « sur les deux dernières années, (ils ont) reçu plus de 200 moyens roulants, toutes catégories confondues ». Avant son retrait des pays sahéliens, l’armée française avait également fourni des centaines de motos à ses partenaires locaux.

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