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Mali : Massacre de Moura, un an après, où en est l’enquête ?

Par Redaction
29 mars 2023
11 min

Du 27 au 31 mars 2023, une opération anti-djihadiste est menée par l’armée malienne et ses partenaires russes du groupe Wagner, à Moura, dans la région de Mopti, dans le centre du Mali. De nombreux civils auraient été tués. Les autorités maliennes affirment que tout s’est déroulé normalement, tandis que de multiples organismes humanitaires et l’ONU évoquent un massacre délibéré. Point de situation un an après. Les organisations de défense des droits de l’Homme évoquent un bilan de 200 à 500 civils tués lors de l’opération.

Du 27 au 31 mars 2022, une opération anti-djihadiste est menée par l’armée malienne et ses partenaires russes du groupe Wagner, à Moura, dans la région de Mopti, dans le centre du Mali. De nombreux civils auraient été tués. Les autorités maliennes affirment que tout s’est déroulé normalement, tandis que de multiples organismes humanitaires et l’ONU évoquent un massacre délibéré. Point de situation un an après.
Image de l’armée malienne en patrouille

La nouvelle d’un tel massacre, inédit depuis le début de la guerre contre les terroristes au Mali, avait créé un émoi international. Tama Média a interrogé Ousmane Diallo, chercheur Sahel à Amnesty International, pour savoir où en sont les enquêtes. Au moment des faits, il avait pu recueillir plusieurs témoignages.


“Il faut que les conclusions de l’enquête de la Minusma puissent parvenir aux populations maliennes, qui sont relativement divisées par rapport à ce qui s’est passé à Moura. Il faut que les gens puissent savoir ce qui s’est passé, et que les gens qui sont responsables de ces exactions-là rendent compte. Vu qu’il y a eu probablement des cas d’exécutions extra-judiciaires et du recel d’objets appartenant à des populations civiles, il faut qu’au terme de la procédure légale, que des indemnisations soient faites aux victimes de Moura, et aux victimes des autres incidents similaires qui ont eu lieu au Mali.”

Ousmane Diallo, chercheur sur le Sahel au Bureau régional d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre.

Ousmane diallo amnesty international Tama media
Ousmane Diallo – Chercheur à Amnesty International

Tama Média : Un an après les faits, où en est l’enquête lancée par l’ONU ?

La Division des droits humains de la Minusma ( la mission des Nations unies au Mali) avait annoncé une enquête, mais elle n’a pas été en capacité d’accéder à Moura, parce que les autorités maliennes ont entravé sa liberté de circulation pour accéder à ces zones-là et accéder aux populations. Les personnes qui ont été interviewées à propos de ce qui s’est passé à Moura pendant ces quatre jours-là, que ce soit à Sévaré ou dans les autres villes, il y a eu des cas où les membres des Forces de défense et de sécurité maliennes ont perturbé le déroulement des auditions menées par le personnel de la Minusma, ce qui montre la volonté du gouvernement malien de contrôler le narratif. 

Les obstructions n’ont pas empêché la Minusma de mener ses auditions. Et il faut noter que depuis un an le rapport de la Minusma n’est pas encore public. Donc je pense que tous les acteurs attendent la publication de ce rapport, qui permettra vraiment d’avoir une vue exhaustive sur ce qui s’est passé à Moura, en croisant les témoignages des ressortissants, des victimes et des rescapés, et les conclusions qui ont été faites par les autorités judiciaires maliennes.

Ousmane Diallo : Pourquoi le massacre de Moura est-il un sujet très sensible au Mali ?

C’est un sujet qui est plus sensible que d’autres tueries de part l’ampleur des massacres. L’ampleur de Moura n’avait pas été vue depuis le début du conflit. C’est-à-dire que là on parle d’au moins 200 morts. Le massacre de populations civiles le plus violent, le plus mortel avant Moura, c’était Ogossagou en mars 2019, et c’était 157 morts, dont 47 enfants. Donc ça, c’était le bilan officiel. Là, on parle d’au moins 200 morts. Et aussi, je pense que le contexte nouveau à Moura, c’était la présence des mercenaires de Wagner dans le théâtre d’opération, la brutalité de la réponse militaire, de l’attaque et du siège à Moura, et aussi les débats, notamment sur les principes de précaution et de distinction entre combattants et civils qui n’ont pas été respectés, et surtout la défiance par rapport à l’ordre international humanitaire. Le Mali  a toujours argué qu’il respectait le droit international, les droits de l’Homme et le droit international humanitaire. Et à Moura, d’une certaine manière, il y a une dénégation totale sur le caractère civil de la majorité des gens qui ont été tués. Et une obstruction de toute velléité d’enquête de la part d’autorités indépendantes sur ce qui s’est passé à Moura.

Donc il est probable que le bilan humain soit beaucoup plus élevé que 200 ?

La plupart des estimations les plus minimales parlent d’au moins 200 morts. Certains parlent de plus de 400 morts. Mais je pense que sur le chiffre exact, ce n’est pas ça le plus important. Parce que déjà lorsqu’on parle de 200 morts, c’est quand même une exécution de masse, un massacre qui a été opéré, notamment les exécutions extrajudiciaires de gens menottés ou bâillonnés et qui sont amenés devant une force et exécutés. Donc la violation et le manque de discernement sur les droits des personnes arrêtées, sur les droits des résidents civils de Moura qui vivent certes dans une zone où l’influence des groupes armés est très forte, mais qui n’en fait pas des complices ou bien des agresseurs de l’autorité militaire, montrent d’une certaine manière la volonté de frapper fort, au mépris du droit international humanitaire, et de jeter d’une certaine manière la terreur sur tous les villageois qui vivent dans ces zones dans le centre du Mali.

 Ce massacre confirme-t-il la brutalité des mercenaires de Wagner dans le pays ?

Ce qu’on a noté depuis Moura est un modus operandi relativement nouveau dans sa brutalité et dans sa défiance surtout du droit international humanitaire. Moura est un schéma type qu’on a pu voir au cours de l’année 2022, où on a des opérations héliportées qui interviennent souvent les jours de foire, lorsqu’il y a beaucoup de personnes dans les villages, dans les zones où l’autorité de l’Etat n’est pas forcément affermie au cours de ces dernières années, et où l’Etat malien essaie d’imposer son autorité par un déploiement massif de la force militaire et par le cassage probablement des accords locaux qui ont pu être négociés par les communautés pour préserver leur accès aux champs et la protection de leurs biens privés face à l’influence des groupes armés non étatiques comme le Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin (JNIM ou Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, affilié à Al-Qaïda). Donc après Moura, il y a eu les cas de Hombori au mois de mai 2022. Il y a eu les cas répétitifs de Nia Ouro et de Gouni-Habé, toujours dans la région de Mopti, et en particulier dans le cercle de Djenné. 

Et on a pu aussi noter d’autres cas similaires vers la région de Bankass, mais aussi dans les communes de Dialoubé, où dernièrement on a pu voir des opérations héliportées de supplétifs russes, de soldats maliens et parfois aussi de membres des groupes armés pro-gouvernementaux, comme Dan Na Ambassagou ou des dozos, intervenir dans ces zones et utiliser une brutalité qui ne fait pas de discernement entre les principes de distinction entre civils et combattants, pour punir d’une certaine façon, de manière collective, les résidents de ces communautés-là.

Quelle est la situation dans le village de Moura avant le massacre ?

Depuis plusieurs années, dans cette zone, il y avait une présence des groupes armés non étatiques, des membres du Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin (JNIM ou Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, affilié à Al-Qaïda), en particulier, des membres de la Katiba Macina qui opéraient dans ces zones, qui imposaient un ordre islamique aux populations, et participaient sans doute aux activités économiques, comme les foires hebdomadaires. Donc c’était une ville où il y avait très peu de présence étatique depuis plusieurs années. Même les fonctionnaires de la Minusma n’arrivaient pas à accéder à cette ville, vu qu’elle était relativement enclavée par rapport aux axes principaux qui relient Djenné Sofara à la ville de Mopti et de Sévaré. Donc c’était ça la situation à Moura avant les événements de mars 2022.

Comment l’opération a-t-elle tourné au massacre ?

Il y a une affluence plus que usuelle dans la ville de Moura lorsque les opérations commencent le 23 mars 2022. Et donc ce qui se passe, c’est que les troupes héliportées descendent sur Moura, un jour de foire. Et d’après certains témoignages, il y aurait eu des combats avec des membres de la Katiba Macina au tout début de l’opération. Mais ce sont des combats mineurs qui vont sans doute amener à la fuite de ces éléments-là, dont certains vont mourir. 

C’est ce qui se passe après qui est beaucoup plus problématique, et qui est une nette violation du droit international humanitaire. On est confronté au cas d’un village assiégé pendant quatre jours, avec des militaires qui appellent les résidents du village, ainsi que ceux qui ont été pris au piège à Moura le jour de foire et qui sont originaires d’autres communes, à se rendre aux militaires. Puis ces personnes sont séparées en  groupes, avec des vérifications très rudimentaires. D’après certains témoignages notamment sur des traces de poudre qui seraient sur la main ou sur la callosité de leurs mains. Mais aussi des vérifications de type faciès, notamment ceux qui portent des barbes longues et des pantalons courts, qui ont été assimilés à des membres des groupes armés. Et ce qu’on a pu voir au cours des quatre jours de siège à Moura, ce sont des exécutions régulières de groupes d’hommes qui sont enterrés dans une fosse commune près du lit desséché du fleuve à Moura, au mois de mars 2022.

Quel est le message d’Amnesty International aujourd’hui pour que la lumière soit faite ?

Notre message est celui des victimes de Moura, des gens qui nous ont confié leurs histoires et appelé à demander la justice auprès des autorités maliennes. Et c’est le message que nous leur avons envoyé régulièrement depuis mars 2022 et même au-delà : que l’enquête tire à sa fin, que tous les efforts soient mis en oeuvre pour que la lumière soit faite sur ce qui s’est passé à Moura, et que les responsables de ces exactions-là, qui sont identifiés, soient clairement sanctionnés comme le prévoit la loi dans le cadre du respect des normes internationales de procès équitable.

Il faut aussi que les conclusions de l’enquête de la Minusma puissent parvenir aux populations maliennes, qui sont relativement divisées par rapport à ce qui s’est passé à Moura. Il faut que les gens puissent savoir ce qui s’est passé, et que les gens qui sont responsables de ces exactions-là rendent compte. Vu qu’il y a eu probablement des cas d’exécutions extra-judiciaires et du recel d’objets appartenant à des populations civiles, il faut qu’au terme de la procédure légale, que des indemnisations soient faites aux victimes de Moura, et aux victimes des autres incidents similaires qui ont eu lieu au Mali. C’est comme ça que l’État de droit pourra persister au Mali : en renforçant les institutions judiciaires, en travaillant pour que le droit soit tout le temps dit et respecté, mais pas en empêchant les enquêteurs ou même les rescapés et les victimes de dire leur histoire sous couvert de souveraineté et de défense de l’intérêt national.

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