Dans un rapport publié le 3 avril dernier et intitulé “Dans la peau d’un journaliste au Sahel”, Reporters Sans Frontières alerte sur les conditions difficiles de travail des journalistes dans la bande sahélo sahélienne. L’ONG rappelle que cinq journalistes ont été tués dans la région en l’espace de 10 ans, deux autres ont été récemment portés disparus et des centaines d’autres menacés ne peuvent plus exercer leur profession sans risquer leur vie.
“L’immense joie que nous a procuré la libération d’Olivier Dubois le 20 mars dernier ne peut occulter les difficultés croissantes auxquelles sont confrontés les journalistes travaillant au Sahel. Cette partie du continent africain est dangereusement en train de devenir une région privée de journalistes indépendants et d’informations fiables, où l’autocensure devient la norme. Pour éviter que le Sahel ne devienne une zone de non-information, ce rapport lance aussi un appel aux États de la région. Un sursaut est absolument nécessaire pour ne pas priver 110 millions de Sahéliens de leur droit élémentaire à être informés”, écrit Sadibou Marong, Directeur du bureau de RSF pour l’Afrique subsaharienne.
Le rapport pointe du doigt “les entraves imposées par les États qui limitent souvent de façon arbitraire la liberté de circulation et le droit d’informer des journalistes, notamment dans les régions où sont déployés les groupes armés.”
“A coup d’injonctions patriotiques (au Mali) ou de notes de cadrage envoyées aux médias (au Bénin), les autorités au pouvoir tentent de façonner l’information et de contrôler les discours médiatiques. Ces méthodes menacent directement l’indépendance des journalistes et la fiabilité de l’information”, dénonce RSF.
Massacre de Moura au Mali : symbole de la volonté de certains États dans la région du Sahel de façonner l’information ?
Pour de nombreux observateurs, l’un des symboles aujourd’hui de cette volonté des autorités dans la région de façonner l’information et de contrôler les discours médiatiques est Moura. Ce village malien est sans doute l’un des villages du pays dont le nom est le plus connu désormais sur la scène médiatique internationale. Situé dans la région de Mopti dans le centre du pays, Moura obtient sa triste notoriété début avril 2022. Quelques jours auparavant et précisément entre le 27 et le 31 mars, l’armée malienne accompagnée de ses nouveaux partenaires : les paramilitaires russes du groupe Wagner, venait d’effectuer dans le village une opération qui visait des combattants de la Katiba Macina du chef terroriste Amadou Koufa. Dès le 1er avril, l’État major des FAMA publie un communiqué dans lequel il se félicite de la réussite d’une opération “d’opportunité aéroterrestre de grande envergure” lors de laquelle “203 djihadistes” ont été neutralisés. La Russie, en nouveau partenaire stratégique de Bamako, se réjouit également de la réussite de l’opération. Pour l’armée malienne et la Russie le message est donc clair : les personnes tuées lors de l’opération étaient uniquement des terroristes. Point.
Mais au fil des jours après les événements, cette version est contestée par les défenseurs des droits de l’Homme comme Amnesty International et Human Rights Watch qui évoquent de multiples témoignages rapportant un massacre de civils sans précédent depuis le début de la lutte contre le terrorisme au Mali. Que s’est-il donc passé lors de cette opération dite anti-djihadiste à Moura. Alors que les comptes-rendus des FAMA ne laissent rien percer de répréhensible, les témoignages des rescapés et des parents des victimes recueillis par les ONG et les médias permettent de retracer en grande partie le fil des événements, au moins selon leurs dires.
Des témoignages précis et glaçants
L’opération commence le 27 avril 2022. Le jour n’est pas ordinaire. Ce jour-là Moura est plus peuplée que d’habitude, c’est un dimanche de foire où tous les habitants des villages environnants viennent faire le marché. Si l’opération est lancée un tel jour, c’est parce l’armée malienne assure qu’elle détient des renseignements sûrs que des leaders de la Katiba Macina ont prévu une réunion dans la localité. Le 23 juin 2022 dans une vidéo de propagande, Amadou Koufa, le chef de la katiba Macina, confirme effectivement la présence de ses hommes le 27 avril à Moura mais il accuse lui aussi l’armée malienne et le groupe Wagner du massacre de “centaines d’innocents” car, assure t-il, seulement une trentaine de ses combattants étaient présents lors des événements.
D’après les ONG le bilan des événements se situe entre 200 et 500 civils tués, la plupart dans des conditions d’une brutalité inouïe, en totale violation du droit international humanitaire.
« L’un des hélicoptères a déposé des soldats blancs à l’est du village et le second en a déposé à l’ouest. Ils étaient armés jusqu’aux dents, des chargeurs partout. Certains avaient des casques, des sacs, des vêtements camouflés. Ce sont ces soldats qui ont fait le plus de dégâts durant les cinq jours. Toute personne qui essayait de se sauver était tuée. Ceux qui tombaient n’avaient pas d’armes dans les mains. C’était des innocents. J’ai fait partie de la première vague d’arrêtés. Les soldats blancs ont commencé à rassembler les gens vers le fleuve, au sud du village. Nous étions nombreux, entre 600 et 1 000 personnes. Ils nous ont mis ventre à terre et nous sommes restés comme ça, dans le sable, en plein soleil, jusqu’à 18 heures environ. Les soldats nous ont alors demandé de nous lever, puis ont commencé à pointer le doigt vers certains prisonniers en disant : “Lui, c’est un jihadiste”, et le tuaient. Ils observaient les visages, les barbes, les pantalons [les jihadistes obligent les hommes à porter des pantalons coupés, ndlr] et tuaient. Ils ont passé la nuit à prendre des gens parmi nous pour les exécuter.” Ce témoignage est celui d’un rescapé dénommé Alassane ( le nom a été changé) qui s’est confié il y a un an au journal Libération.
Après le massacre et le départ de l’armée malienne et de ses partenaires russes du village, il réussit avec sa mère à s’enfuir dans la capitale Bamako. Il se souvient avec précision de la brutalité toute particulière des “hommes blancs” (allusion aux mercenaires russes du groupe Wagner : “C’était un blanc avec un bâton qui venait chercher les gens. Il tapait sur la tête des personnes : “Toi là, lève-toi !” jusqu’à ce qu’il ait le nombre voulu. Puis, les amenait derrière une maison en construction, à quelques mètres, où se tenaient un soldat malien et un autre soldat blanc. Ce sont eux qui exécutaient. Ils ne prenaient même pas le temps d’attacher les mains ou de bander les yeux, ils tuaient seulement, certains alors qu’ils marchaient encore. Une balle et c’est tout. Les Fama [Forces armées maliennes] faisaient des descentes du matin jusqu’au soir et amenaient de nouveaux détenus. Ils les classaient en deux groupes : terroristes soupçonnés et collaborateurs potentiels. Ils tuaient rapidement les gens du premier groupe. Au début, j’avais très peur. Je discutais avec quelqu’un et la minute d’après, il était appelé pour l’exécution. Je me disais que mon tour viendrait. Mais les heures se transformaient en jours et la peur disparaissait. J’ai vu des gens que je connaissais très bien, qui n’ont rien à voir avec les jihadistes, qui les détestent même, se faire tuer sous mes yeux. Même un enfant de 10 ans a été tué.”
Le démenti et la riposte informationnelle de l’armée
Malgré ces témoignages précis et glaçants, l’armée malienne maintient sa version des faits et n’a guère évolué dans sa communication. Elle continue de nier avoir ciblé des civils, à l’exemple de ce communiqué qu’elle publie le 6 avril 2022, au moment où les nouvelles venues de Moura créent un émoi au-delà du Mali.
“L’Etat-major général des armées (EMGA) constate que suite à son communiqué du 1er avril 2022 relatif à l’opération menée dans le secteur de Moura, les Forces Armées Maliennes (FAMa) font l’objet d’allégations infondées d’exactions sur des populations civiles. Les porteurs de ces informations infondées n’ont d’autres objectifs que de tenir l’image des FAMa résolument engagées dans la lutte pour la liberté, la sécurité et la protection des populations. La précision des renseignements collectés par des moyens techniques et électroniques à Moura a été le fondement de la réussite de l’opération. L’action aéroportée et aéroterrestre ayant mobilisé des drones de surveillance, 05 hélicoptères dont 03 de transport MI 171 et 02 de combat MI 35, 04 groupes d’action de force spéciale, a initialement permis de cerner la zone de regroupement des terroristes. A l’issue de l’opération vivement saluée par les populations opprimées et otages des terroristes, les suspects interpellés et les groupes d’action ont été exfiltrés hors de la zone par air. Les suspects terroristes ont été mis à la disposition de la prévôté. Ils répondront de leurs actions devant la justice.”
La volonté du gouvernement de contrôler le narratif ?
Un an après l’opération, la lumière est loin d’être faite sur ce qui s’est réellement passé à Moura cette semaine du 27 au 31 mars 2022. Alors que les libertés d’expression sont fortement restreintes depuis l’arrivée des militaires au pouvoir, la parole autour de l’opération de Moura est encore plus cadenassée que tout autre sujet. Et rares sont ceux qui, se présentant comme les rescapés et proches des victimes, osent parler du massacre. Selon les informations obtenues par Tama Média, une personne ayant accueilli des rescapés dans la capitale Bamako a été interpellée à deux reprises par la Sécurité d’État (les services de renseignement) et interrogée à chaque fois pendant plusieurs heures. Il lui est interdit de parler notamment aux médias. Depuis elle s’exécute, se montre discrète et ne donne pas d’interviews. Avec un tel verrouillage de la communication autour de l’opération à Moura, beaucoup de défenseurs des droits de l’Homme craignent que la lumière ne soit jamais faite sur ce qui s’est vraiment passé.
“La Division des droits humains de la Minusma (la mission des Nations unies au Mali) avait annoncé une enquête, mais elle n’a pas été en capacité d’accéder à Moura, parce que les autorités maliennes ont entravé sa liberté de circulation pour accéder à ces zones-là et accéder aux populations. Les personnes qui ont été interviewées à propos de ce qui s’est passé à Moura pendant ces quatre jours-là, que ce soit à Sévaré ou dans les autres villes, il y a eu des cas où les membres des Forces de défense et de sécurité maliennes ont perturbé le déroulement des auditions menées par le personnel de la Minusma, ce qui montre la volonté du gouvernement malien de contrôler le narratif”, se désole dans une interview accordée à Tama Média Ousmane Diallo, chercheur Sahel à Amnesty International. Il espère tout de même que ce rapport de l’ONU sera bientôt publié au nom de la justice pour les victimes.
“Tous les acteurs attendent la publication de ce rapport, qui permettra vraiment d’avoir une vue exhaustive sur ce qui s’est passé à Moura. Il faut que les conclusions de l’enquête de la Minusma puissent parvenir aux populations maliennes, qui sont relativement divisées par rapport à ce qui s’est passé à Moura. Il faut que les gens puissent savoir ce qui s’est passé, et que les gens qui sont responsables de ces exactions-là rendent compte. Vu qu’il y a eu probablement des cas d’exécutions extra-judiciaires et du recel d’objets appartenant à des populations civiles, il faut qu’au terme de la procédure légale, que des indemnisations soient faites aux victimes de Moura, et aux victimes des autres incidents similaires qui ont eu lieu au Mali.”, conclut le chercheur d’Amnesty International.