Lauréat du Prix Ramanujan 2022 pour les jeunes mathématiciens des pays en développement, cet universitaire sénégalais de 42 ans a, dès l’enfance, noué une relation fusionnelle avec les chiffres.
À l’Institut Africain des Sciences Mathématiques (AIMS, sigle en anglais), qu’il dirige depuis 2019, Mohamed Moustapha Fall est comme un poisson dans l’eau. Dans cet établissement d’enseignement supérieur privé à but non lucratif, situé à Mbour, à environ 100 kilomètres de la capitale Dakar, le 2ème Africain à inscrire son nom au palmarès du Prix Ramanujan fait des émules.
« M. Fall est une personne simple et calme. Sa rigueur, sa détermination et son esprit créatif m’ont le plus marqué chez lui. Il incarne l’excellence. C’est un “ papa ” très disponible et doté d’un sens de l’écoute exceptionnel. Le Prix Ramanujan qu’il a remporté constitue une source de motivation et d’encouragement pour les jeunes chercheurs sénégalais et africains », témoigne Aïta Kébé, étudiante en Data Sciences à l’AIMS.
Le 13 avril dernier, Mohamed Moustapha Fall, vêtu d’un costume africain bleu, a reçu à Trieste (Italie) la prestigieuse distinction du Centre International de Physique Théorique (ICTP, sigle en anglais). Une institution créée en 1964 par le Prix Nobel pakistanais Muhammad Abdus Salam où il a notamment affiné ses connaissances.
Malgré la pluie d’éloges qui s’est abattue sur lui après cette consécration, le natif de Keur Samba Kane, dans le Centre du Sénégal, garde les pieds sur terre. « Un mathématicien doit toujours se dire qu’il ne sait rien. Chaque jour, il y a des choses qu’il faut chercher à comprendre », souligne-t-il avec une humilité non feinte.
En fait, « Moustapha réunit deux qualités fondamentales, mais difficilement conciliables. C’est un chercheur méthodique et un professionnel à l’humanisme débordant. C’est un intellectuel sérieux et ouvert. Il discute et consulte beaucoup dans le cadre du travail. Cependant, une fois le cap fixé, il s’arme d’une ténacité inébranlable. Il va toujours au bout de ses objectifs tant que la cause est juste », explique Thierno Guèye, le Directeur des opérations de l’AIMS.
Pour marcher sur les traces du Gabonais Philibert Nang, auréolé en 2011, le Sénégalais, conseillant en permanence à ses étudiants « de ne jamais bosser pour un prix, mais plutôt à travailler avec persévérance. Le reste viendra naturellement », a effectué des travaux consistants sur la combinaison de la géométrie et des équations aux dérivées partielles. « Je pense, soutient M. Fall, avoir apporté des contributions assez colossales dans cette branche de recherche. C’est un honneur pour ma famille, mon village, mon pays et mon continent. Durant les dix dernières années, le Prix Ramanujan était entre les mains des Indiens, Brésiliens, Vietnamiens, Chinois et Argentins. »
L’évidence des mathématiques
« Je n’aimais pas trop apprendre par cœur les leçons », se rappelle celui qui a intégré l’école française à l’Unité 2 des Parcelles Assainies de Dakar. Par conséquent, le gamin Mohamed dépensait « plus d’énergie pour effectuer des calculs et résoudre des problèmes. » Marié et père d’une fille, cet homme élancé doit néanmoins une fière chandelle à ses encadreurs : « Mes enseignants m’encourageaient beaucoup. Au Collège d’enseignement moyen Ogo Diop (Parcelles Assainies), j’ai commencé à faire de l’analyse, de la démonstration en mathématiques. Là aussi, j’ai eu la chance de rencontrer des professeurs qui savaient simplifier certaines notions complexes pour en faciliter la compréhension », reconnaît-il.
Dans cet environnement favorable, il émerge du lot. « Au Lycée Seydina Limamou Laye de Guédiawaye, dans la banlieue dakaroise, je faisais partie des élèves sélectionnés pour participer aux épreuves de mathématiques du Concours général du Sénégal ». Mais Moustapha rata cet évènement phare du calendrier scolaire à cause… d’une bourde administrative. « Dans mon dossier, il a été mentionné que j’ai redoublé la Seconde. En réalité, j’étais le premier de ma classe. Le règlement du Concours général n’accepte pas le redoublement. Et les délais étaient hélas trop courts pour rattraper l’erreur », raconte avec philosophie l’intéressé.
Après avoir obtenu le baccalauréat en 1999, Série S3, il est orienté à l’Université Gaston Berger (UGB) de Saint-Louis, dans le Nord du pays. « J’y ai décroché une Licence en mathématiques, une Maîtrise puis un Diplôme d’Études Approfondies (DEA) en mathématiques appliquées. J’ai ensuite été retenu, en même temps que neuf autres étudiants issus des pays en développement, pour subir une formation au Centre International de Physique Théorique, en Italie », indique-t-il d’une voix posée.
« Les mathématiques, assure le polyglotte scientifique, sont une matière universelle du secondaire à l’université. D’un pays à un autre, d’un continent à un autre, on étudie les mêmes choses. En Italie, dans ma promotion, il y avait un Iranien, un Vietnamien, une Soudanaise, Une Indonésienne…, mais nous avions à peu près le même niveau ».
Mohamed quittera ensuite les terres du savant Léonard De Vinci pour s’établir en Allemagne. « J’étais bien installé. C’est pourquoi j’ai hésité avant de rentrer au Sénégal. Ce n’était pas facile. Quand j’ai vu l’annonce de l’AIMS en 2013 pour une Chaire de recherche en mathématiques et ses applications financée par le ministère allemand de la Recherche à travers la Fondation Alexander von Humboldt, j’ai postulé et ça s’est fait. À cette époque, je m’étais dit que je devais quelque chose à mon pays », narre M. Fall, auteur d’une cinquantaine de publications dans son domaine de prédilection.
Retour au bercail
« C’est un choix que je ne regrette pas aujourd’hui. Si j’étais encore en Europe, je n’allais jamais remporter le Prix Ramanujan pour le Sénégal. Je n’aurais pas pu faire le tour des collèges et lycées de mon pays pour susciter des vocations. J’aurais peut-être gagné d’autres prix pour une université d’un pays étranger », admet le fondateur et président de l’association « Maths pour tous » dont le but est de rendre accessible la discipline.
« La décroissance du choix des mathématiques est un phénomène mondial. Pourtant, la logique mathématique est très importante pour tout être humain. Des pays comme la France se sont même posés la question de savoir s’il ne fallait pas rendre obligatoire la matière dans certaines filières », fait savoir Moustapha.
En tout cas, sur les 150 mille candidats au baccalauréat 2022 du Sénégal, près de 124 mille étaient des littéraires. Une tendance vérifiable sur plusieurs années d’affilée. Alors, comment expliquer ce net manque d’engouement pour les chiffres ? « Il y a plusieurs facteurs. Primo, la rareté des professeurs de sciences en général et de mathématiques en particulier. Surtout dans les localités reculées du pays. Secundo, il y a le niveau des enseignants et leur pédagogie. Tertio, un mythe, développé autour des mathématiques, voudrait qu’elles soient pour les surdoués », détaille l’unique Subsaharien dans l’histoire orateur invité au Congrès international de mathématiques. C’était lors de l’édition 2018 tenue à Rio de Janeiro, au Brésil.
Selon ce membre du Comité exécutif de l’Union Mathématique Internationale (IMU, sigle en anglais), « il faut montrer aux jeunes qu’il n’y a rien de diable dans les mathématiques en trouvant la meilleure façon d’expliquer les notions avec des exemples concrets pour qu’ils sachent ce qu’il y a derrière les formules. Il est grand temps d’enseigner les mathématiques en tenant compte de l’environnement des apprenants. Les mathématiques ne sont rien d’autre qu’une réécriture de la nature sous forme de formules. Cela dit, pour y exceller, il faut au préalable comprendre parfaitement la langue dans laquelle on apprend ».
Globalement, Mohamed a une appréciation positive du niveau de l’enseignement des mathématiques au Sénégal : « Nous sommes en avance par rapport à de nombreux pays de la sous-région. Toutefois, la recherche n’est pas assez mise en avant dans notre système. Il y a peu de productions ». En outre, constate-t-il, « les programmes ne sont pas tout le temps bouclés à cause des grèves. Résultat, dans les universités, cela se ressent sur les performances des étudiants qui n’ont pas assimilé des chapitres prévus dans les classes antérieures. »
Les maths au service du développement
L’on ne cesse de dire, du fait notamment de ses importantes ressources naturelles et de la jeunesse de sa population, que l’Afrique est le continent de l’avenir. « Cela ne sera pas possible sans la maîtrise des technologies. Nos pays sont en retard dans la Science, la technologie, l’ingénierie et les mathématiques (Stim). Si on regarde la production de l’Afrique, nous représentons moins de 0,1 % de ce qui se fait dans le monde. Les gouvernants doivent investir dans ces domaines. Outre la théorie, il est important de dérouler des programmes de formation en mathématiques appliquées en fonction des besoins et des politiques gouvernementales, de remédier à la spécialisation tardive et à l’enseignement de trop de généralités », plaide Moustapha, lauréat du Next Einstein Forum en 2016 à la faveur du développement d’une application permettant, à partir de la modélisation mathématique, de calculer la quantité de poissons que les pêcheurs sénégalais peuvent prendre aujourd’hui sans risques d’épuiser la ressource pour les générations futures.
Au Sénégal, remarque-t-il, « des efforts sont en train d’être faits avec entre autres l’équipement de laboratoires et la mise en place d’établissements comme le nôtre. » À l’Institut Africain des Sciences Mathématiques (AIMS), il existe trois types de formation : Mathématiques pures, Intelligence artificielle en collaboration avec Google et Facebook, mais aussi Data Sciences et Sécurité informatique en alternance (école-entreprise).
« L’établissement, fondé par Moussa Baldé, actuel ministre sénégalais de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, le Professeur Mamadou Sangharé de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad) et le physicien français Vincent Rivasseau, a été inauguré en 2011 par le chef de l’État Me Abdoulaye Wade. En 2013, son successeur Macky Sall est venu nous rendre visite. Le premier partenaire de l’AIMS est le gouvernement du Sénégal dont la contribution représente un tiers de notre budget annuel. Après, il y a l’Allemagne, le Canada et la fondation MasterCard », précise son président.
Dans ce creuset panafricain de l’excellence, se côtoient Soudanais, Camerounais, Kenyans, Sénégalais, Nigérians, Congolais, etc. « Les cours de la Licence au Master, déclare M. Fall, sont dispensés en anglais et en français. Nous comptons actuellement 97 étudiants. » À en croire Aïta Kébé, réussir à l’AIMS requiert des sacrifices : « Les programmes sont chargés et riches. Contrairement à l’enseignement général des universités, nous suivons des formations professionnelles avec de réputés professeurs nationaux et internationaux. L’institut nous donne également l’opportunité de découvrir le milieu professionnel et aboutissant la plupart du temps à une insertion. »
Ce qui fait plus la fierté de Mohamed, c’est le programme Data Sciences et Sécurité informatique commencé en 2016. « Nous avions du mal à insérer nos étudiants de cette filière sur le marché de l’emploi voire à leur trouver des stages au Sénégal et dans d’autres pays du continent. C’est avec la pandémie de la Covid-19 que les gens ont pris conscience de l’immensité des données à traiter et des besoins en sécurité informatique. Durant cette période, nos étudiants étaient très sollicités », rembobine le docteur Fall nommé aux Young Global Leaders en 2017. À présent, puisque l’AIMS loue une maison pour ses activités, l’un des souhaits du vainqueur du prix Ramanujan 2022 est la construction d’un siège pour abriter l’Institut et un Centre de recherche pour les Africains.
Par Youga CISS