L’ancien international malien a tiré sa révérence le samedi 2 septembre 2023, à Bamako, des suites d’une longue maladie. Salif Keïta avait 76 ans. L’annonce de sa mort a provoqué une onde de choc dans la planète foot. De l’AS Real Bamako où il a effectué ses débuts au milieu des années 60 à New England Tea Men, club nord-américain avec lequel il a joué en 1980 ses tout derniers matchs, en passant par l’AS Saint-Étienne dont il est l’une des légendes, Domingo a éclaboussé les pelouses de sa classe hors du commun.
« La panthère noire s’en est allée, emportant avec elle un morceau de notre club. Salif Keïta, nous pleurons ta disparition ». C’est avec ce message, accompagné d’une photo en noir et blanc du défunt souriant et les mains vers le ciel, que l’AS Saint-Étienne a entamé son deuil. Avec 140 réalisations en 185 matchs officiels disputés entre 1967 et 1972, le Malien est le troisième meilleur buteur de l’histoire des Verts derrière Hervé Revelli (212) et Rachid Mekloufi (152).
Par Sagaïdou Bilal avec la contribution de Youga Ciss
Journaliste et grand fan du club stéphanois, Dominique Grimault a été un témoin privilégié des exploits retentissants au stade Geoffroy-Guichard et ailleurs de Salif Keïta, surnommé la « Panthère noire » par les supporters du Chaudron : « Il griffait, bondissait et s’envolait à la pointe (de l’attaque) de l’AS Saint-Étienne à la fin des années 60 », a-t-il écrit sur X (ex-Twitter).
Sur le même réseau social, Vincent Duluc, journaliste à L’Équipe, s’est souvenu de la découverte du redoutable finisseur malien. « Il était mon premier très grand joueur vu en vrai, à l’été 1971, à Vichy, dans un ASSE – Legia Varsovie en amical. Une classe folle, une élégance infinie. Je le place tous les jours dans le top 20 des plus grands joueurs de l’histoire de la Ligue 1 (française) », a raconté l’auteur de plusieurs ouvrages sur le football notamment « Un printemps 76 » consacré à l’AS Saint-Étienne.
Un talent précoce
Salif Keïta a appris à jouer au football sur les terrains vagues de Bamako où il est né le 12 décembre 1946. À l’adolescence, ses capacités physiques et techniques largement au-dessus de la moyenne se confirment. L’AS Real Bamako, l’une des plus grandes formations du championnat local, l’attire dans ses rangs. Il porte la tunique des Scorpions durant deux saisons (1964-1965 et 1966-1967) entrecoupées par un prêt d’un an au Stade Malien.
Avec ces deux clubs de la ville aux trois caïmans, Salif perd deux finales de Coupe d’Afrique des clubs champions. Le Stade Malien s’incline face à l’Oryx Douala et l’AS Real courbe l’échine devant le Stade d’Abidjan. Pris en grippe par une partie de son public après la seconde désillusion, l’enfant de Ouolofobougou, quartier populaire de la capitale, décide à contrecœur de quitter le cocon familial.
Il est aidé en cela par Charles Dagher, un Libanais travaillant à l’ambassade de son pays à Bamako. Ce dernier, supporter de Saint-Étienne, adresse des correspondances au club français pour proposer les services de la pépite. Le message fait mouche auprès des dirigeants stéphanois qui donnent leur accord pour sa venue dans l’Hexagone. Mais en ce temps-là, l’AS Real Bamako ne veut pas lâcher Salif. Il voyage alors clandestinement en passant par la Côte d’Ivoire puis le Liberia avant d’atterrir à l’aéroport d’Orly, à Paris, et non au Bourget comme prévu, en raison de mauvaises conditions climatiques.
L’amour fusionnel
C’est à bord d’un taxi que Salif Keïta avale les plus de 500 kilomètres séparant la capitale française de la cité ouvrière de Saint-Étienne. Le trajet, facturé à 1060 francs – 1314 euros –, est payé par le club. Nous sommes le 14 septembre 1967. Le début de l’épopée stéphanoise.
Deux mois plus tard, le 19 novembre 1967 exactement, le joueur d’1m76 pour 67 kg est lancé dans le grand bain lors d’une rencontre avec l’AS Monaco. Ayant rapidement pris ses marques, Salif signe son premier but en match officiel. Cette saison-là, il plante 12 banderilles en 18 matchs de championnat avec les Verts. Vingt-et-un buts au terme des deux exercices suivants.
Puisque le Ballon d’Or, décerné depuis 1956, était réservé uniquement aux joueurs européens, France Football crée en 1970 la version africaine qu’elle attribue sans surprise à l’Aigle du Mali. Dans la foulée, il déploie davantage ses ailes pour survoler les débats. Salif Keïta fait trembler les filets adverses à 42 reprises avec entre autres quatre quadruplés et un sextuplé à l’issue des 38 journées de la saison 1970-1971.
Cette statistique de haut vol lui vaut le titre de Soulier d’argent européen. Jusque-là, c’est la deuxième meilleure performance du championnat français derrière les 44 buts de Josip Skoblar lors du même exercice. « Si Salif avait été Brésilien, il aurait été l’égal de Pelé », déclarait Albert Batteux, entraîneur de l’AS Saint-Étienne à cette période. Cependant, la direction du club stéphanois ne traite pas son buteur racé à la hauteur de son talent. Le statut d’amateur de Salif Keïta l’empêche de recevoir un salaire digne de son rang. Le « génial dribbleur » malien « à la frappe violente et soudaine » engage par conséquent un bras de fer pour s’en aller vers une prairie plus verte.
Un triste divorce
L’aventure stéphanoise se termine donc mal pour Salif Keïta. Pourtant, il a été avec les Verts du président Roger Rocher trois fois champion de France (1968, 1969, 1970), vainqueur de la Coupe de France (1970) et du Trophée des champions (1967, 1968, 1969). Le temps d’une saison, 1972-1973, il pose ses valises à l’Olympique de Marseille. Pour le club phocéen, le Malien marque 12 buts en 23 rencontres.
Salif se stabilise à Valence CF, en Espagne. Pendant trois exercices, la « Panthère noire » y rugit 34 fois en 76 matchs. Pour le même nombre de saisons au Sporting Portugal, son bilan est de 43 buts en 67 rencontres. En 1980, Salif Keïta, 34 ans, met un terme à sa carrière en club à New England Tea Men, à Boston, dans le championnat nord-américain où l’ont précédé Johan Cruyff, le « Hollandais volant » et Edson Arantes do Nascimento dit Pelé, le roi du football.
Malgré la rupture douloureuse, Saint-Étienne et sa « Panthère noire » ont laissé le temps guérir leurs blessures profondes. Ainsi, le 26 juin 2013, Salif Keïta est l’un des 13 ambassadeurs à vie désignés par le club stéphanois à l’occasion de ses 80 ans. Ce n’est pas tout. Le club et la ville de Saint-Étienne lui rendent un nouvel hommage en 2018. En effet, le terrain R1 du parc des sports de l’Étivallière où évolue l’équipe féminine a été baptisé du nom de Salif Keïta.
L’Aigle du Mali
Salif Keïta a intégré l’équipe nationale de son pays à l’âge de 16 ans sous les ordres de Ben Oumar Sy. Sa première convocation chez les A, il l’a reçue en 1963, trois ans après la proclamation de l’indépendance de la République du Mali. Considéré par certains comme « le meilleur footballeur malien de tous les temps », Salif fait partie de la génération finaliste de la 8ème édition de la Coupe d’Afrique des nations (Can) 1972 abritée par le Cameroun.
Dans ce tournoi à huit équipes, le Mali a été tenu en échec par le Togo (3-3) pour son entrée en lice. Lors de la 2e journée, les Aigles et les Harambee Stars du Kenya se sont quitté dos à dos (1-1). Le même score a sanctionné le match face au Cameroun. Avec trois points au compteur, le Mali a terminé à la deuxième place du groupe A, derrière le pays hôte, crédité de 5 points.
En demi-finale, le Mali a renversé le Zaïre (actuelle République démocratique du Congo, 4-3) avec notamment un doublé de son attaquant Fantamady Keïta. Sans Salif, blessé à la cheville, les Aigles ont été battus (2-3) en finale par le Congo de Jean-Michel Mbono. Face à la même nation, jouant à domicile, le Mali et Salif avaient perdu, sept ans plus tôt, la finale de la première édition des Jeux africains.
« Yaoundé (Can 1972, NDLR) a certainement été la plus grande déception que j’ai pu avoir dans le football », a reconnu un jour la « Panthère noire ». Au total, Salif Keïta aura porté 13 fois le maillot national et marqué 11 buts, soit un ratio de 0,85 réalisation par match.
Un dirigeant « incompris »
La première star africaine du ballon rond a, bien avant de raccrocher les crampons, préparé sa reconversion. Car il a poursuivi ses études dès son arrivée à Saint-Étienne où il a obtenu une Capacité en Droit. À la Suffolk University de Boston, aux États-Unis, Salif Keïta a aussi décroché un Bachelor en management.
De retour au Mali, il devient un homme d’affaires en occupant notamment la présidence du Conseil d’administration du Mandé Hôtel, sur les bords du fleuve Niger. Au renversement du chef de l’État Moussa Traoré, au pouvoir depuis 23 ans, par Amadou Toumani Touré (ATT), « la Panthère noire » est nommé ministre délégué auprès du Premier ministre dans le gouvernement de 1991 mis en place par le Comité de Transition pour le Salut du Peuple (CTSP).
En 1994, année où le réalisateur guinéen Cheik Doukouré a retracé sa carrière dans un film intitulé « Le Ballon d’or », Salif fonde le premier centre de formation professionnelle de football en Afrique dans le souci de susciter des vocations. Portant son nom, l’académie a inculqué les rudiments de ce sport à des joueurs comme Seydou Keïta, Mahamadou Diarra « Djila » ou encore Cheick Tidiane Diabaté. « L’exemple a été suivi. Aujourd’hui, le Mali est l’un des premiers pays en Afrique en termes de formation des jeunes talents », commente pour Tama Média Drissa Niono, journaliste sportif malien.
Pour profiter de l’expertise de l’ancien goleador, la Fédération malienne de football (Fémafoot) lui confie le rôle de Directeur Technique National (DTN), un poste stratégique. De juin 2005 à juillet 2009, Salif préside même aux destinées de l’instance faîtière pour un mandat de quatre ans. « Il a organisé notre football en mettant en place une politique pour son développement. Plusieurs clubs ont construit des terrains sous son impulsion. Il est aussi le précurseur des écoles de foot. Tout ce que le Mali a gagné dans le football, il le doit en partie à Salif Keïta. Il est une source d’inspiration pour plusieurs générations de joueurs maliens et africains. Malheureusement, il a été incompris et combattu », regrette M. Niono.
Selon ce journaliste sportif, « l’argent que le foot malien reçoit aujourd’hui de son seul partenaire valable (Orange Mali, NDLR), c’est grâce à Salif. Ce partenariat finance notre football actuellement ». « C’est comme ça que se développe un football. Je n’ai pas pensé au Centre Salif Keïta seulement. Le financement doit venir d’ailleurs. C’est ce que tous les pays (la France, l’Angleterre, l’Espagne…) ont fait. J’ai essayé d’instaurer cette politique. Jusqu’à présent, c’est Orange Mali qui finance le football. On aurait pu faire mieux. On aurait dû trouver d’autres partenaires », a admis le principal intéressé dans un documentaire de 58 minutes que lui a dédié la télévision nationale malienne.
« Une fédération doit être gérée par des gens qui connaissent et aiment le football, et qui veulent la réussite de leur pays dans ce sport. J’ai eu beaucoup de problèmes avec les gens. Mais je n’ai jamais pensé à un seul club, ni favoriser un seul club. Avant d’arriver à la fédération, j’ai demandé au président de la République Alpha (Oumar Konaré) d’ériger à Kabala (périphérie de Bamako) un centre où l’équipe nationale pouvait séjourner pour se préparer. Avant, on logeait dans les hôtels. Ça ne doit pas se passer comme cela. J’ai dit au président qu’il faut pour l’équipe nationale un endroit spécialement conçu pour la concentration des joueurs », a ajouté Salif Keïta.
La pluie d’hommages
Aussitôt après l’annonce du décès de Salif Keïta, le monde entier a salué sa mémoire. Le défenseur Hamari Traoré, actuel capitaine des Aigles du Mali, a affirmé que le samedi 2 septembre 2023 est « un jour triste pour le football africain et particulièrement pour le Mali ».
Bafétimbi Gomis, pour sa part, a rappelé l’impact que Domingo, surnom de Salif au Mali depuis ses dix ans, tiré d’une affiche de film, a eu dans sa trajectoire : « Tu auras été un précurseur pour beaucoup d’entre nous. Plus jeune, j’avais plusieurs possibilités pour rejoindre un centre de formation. Mes parents ont choisi Saint-Étienne grâce à toi. J’ai repris ta célébration (ramper et rugir comme une panthère, NDLR) et j’aurai une pensée pour toi lors de la prochaine », a témoigné l’attaquant français d’origine sénégalaise.
De l’avis du Camerounais Véron Mosengo-Omba, Secrétaire Général de la Confédération africaine de football (Caf), « Salif Keïta, légende du football africain, restera toujours dans les mémoires pour son héritage remarquable ». Vice-président de la Caf et président de la Fédération Sénégalaise de Football (FSF), Me Augustin Senghor, a fait savoir que le défunt « était pour l’Afrique ce que Pelé était pour le monde : le meilleur ! »
« Il nous aura fait vibrer de joie par ses prouesses sur les terrains de football », a souligné le diplomate nigérien Maman Sambo Sidikou, Haut-Représentant de l’Union Africaine (UA) pour le Mali et le Sahel. Salif Keïta, chanteur-compositeur malien, a également réagi à la disparition de son célèbre homonyme : « Je suis extrêmement triste d’apprendre le décès du Domingo malien du football, le Ballon d’Or Salif Keïta. Je suis fier de l’avoir connu et je suis honoré d’avoir partagé avec lui le même nom. Merci pour l’honneur que tu as apporté à ton pays et à toute l’Afrique ».
Dans un communiqué publié samedi soir, le gouvernement malien de transition a déclaré que « le Mali perd un de ses dignes fils qui a fait rayonner le football malien sur la scène nationale, africaine et internationale ». Les obsèques de Salif Keïta, unique joueur africain à qui la Fédération internationale de football association (Fifa) a remis en 1996 sa plus haute récompense, l’Ordre du Mérite, sont prévues ce mercredi 6 septembre 2023 à Ouolofobougou, dans la commune III de Bamako, là où tout avait commencé.