Le 7 avril 2024, tous les Rwandais ont commémoré les trente ans du génocide de 1994. Tandis qu’une cérémonie officielle se tenait dans la capitale Kigali, des rassemblements ont été organisés sur les collines dans l’ensemble du pays. A Mayunzwe, au centre du Rwanda, les villageois ont gravi la montagne jusqu’au lieudit du « Calvaire » où les Tutsis ont été massacrés. Pour se souvenir et pour « ne pas être esclave de notre passé ».
La rivière Nyabarongo, qui serpente comme une guirlande autour d’une moitié de la capitale rwandaise Kigali, dégorge déjà son trop-plein dans les grands marais qui profitent de son lit. La saison des pluies a commencé au Rwanda, par grosses averses aléatoires.
On oublie souvent le temps qu’il faisait au moment des grandes chasses à l’homme. Dans le Cambodge d’avril 1975, quand les gardes khmers rouges ont vidé de force la capitale et jeté des centaines de milliers de Cambodgiens sur les routes, le soleil mordait mortellement, décimant les plus vulnérables, lorsqu’ils n’étaient pas victimes d’exécutions sommaires. Dans le Rwanda d’avril 1994, quand miliciens, militaires et civils hutus ont décidé d’exterminer leurs voisins tutsis, une saison des pluies abondante pleurait sur le pays et le Nyabarongo charriait les corps. Les rescapés racontent souvent que la pluie leur donnait du répit, car les tueurs n’aimaient pas « travailler » en se mouillant. Pour d’autres, cette pluie ajoutait à leur calvaire et transformait en pièges des plaines marécageuses devenues infranchissables.
Il est vain de vouloir imaginer la terreur sous Pol Pot – environ un quart de la population cambodgienne éliminée en quatre ans – ou sous les miliciens Interahamwe – environ deux tiers de la population tutsie exterminée en trois mois. Mais ce 7 avril, alors que les Rwandais organisent la trentième commémoration du génocide des Tutsis, ces pluies participent du souvenir, chargeant ces journées de deuil de mélancolie et du besoin de se protéger.
Le jour où tout a basculé
Vers 9 heures du matin ce dimanche, les habitants de Mayunzwe et de ses terres alentour arrivent par petites grappes dans la vaste enceinte du mémorial construit il y a plus de quinze ans au cœur de ce village du centre du Rwanda. Un grand chapiteau blanc a été installé pour les dignitaires du coin et pour ceux qui sont arrivés les premiers. La pluie a commencé à l’aube et chacun craint qu’elle accompagne toute la cérémonie. Des dizaines de villageois s’assoient à même le gazon ou demeurent debout, près de la tente qui ne peut protéger tout le monde. Des chansons contemporaines où la mémoire du génocide est racontée les accueillent grâce à une sono puissante et de qualité.
Mayunzwe se trouve à 85 kilomètres à l’ouest de Kigali, près de la grande ville de Muhanga, anciennement Gitarama, qui était le centre religieux et politique du Rwanda lors de l’Indépendance et où l’Église catholique, toujours puissante malgré ses compromissions politiques, possède encore un véritable empire foncier. Sur le sommet de la colline d’où l’on découvre le village en contrebas, une imposante église en briques surplombe les lieux, symbole de cette présence chrétienne fortement maintenue. Mayunzwe porte le nom du mont qui lui fait face, au milieu d’un magnifique cirque de verdure tapissé de champs de manioc, de sorgho et de patates douces, de bananiers et d’eucalyptus. Ici comme dans tant de communes rwandaises du centre et du sud du Rwanda, le massacre systématique des Tutsis n’a pas démarré le 7 avril mais environ deux semaines plus tard, après que le gouvernement central a publiquement appuyé les tueries qui ravageaient déjà la capitale et avaient essaimé dans l’est, le nord et l’ouest du pays. Sous la houlette du bourgmestre – comme on appelait alors les maires dans cette ancienne colonie belge – et des miliciens locaux, les voisins hutus se sont alors mis en chasse de leurs voisins tutsis, avec qui ils partageaient encore la bière quelques jours plus tôt, avec qui ils avaient grandi et avec qui, souvent, ils étaient apparentés. Et ils les ont emmenés au sommet de la montagne.
« À l’aube, les tueurs nous avaient tous arrêtés, moi, mes parents et mes sept frères et sœurs, avant de nous conduire jusqu’au Calvaire. Y avait-il un plan, national ou communal, afin de conserver un Tutsi vivant ? Est-ce dû au hasard ? En tout cas, il [le chef des tueurs] a imposé aux autres de m’épargner provisoirement », a raconté Charles Habonimana dans un entretien à Jeune Afrique en 2019, après la publication de son livre-témoignage, « Le dernier Tutsi ». Charles a alors 12 ans. Son père, qui tenait un bistrot populaire à Mayunzwe, et son oncle sont tués devant ses yeux à coups de machettes et de gourdins. Sa mère et ses sept frères et sœurs sont enterrés vivants, peu après. Charles sera le seul survivant de sa famille, avec sa sœur aînée. « Aujourd’hui encore, quand je leur demande comment ils ont pu se transformer en génocidaires, prêts à nous exterminer tous, ils peinent à s’expliquer. L’un d’eux m’a dit : ‘J’étais moi-même jusqu’à ce que tout le monde me pousse à le faire. J’ai pensé qu’une fois que ce serait fini, je n’aurais pas de regrets’. »
L’ordre du génocide
C’est ce même chemin du « calvaire », comme il a été nommé depuis, que les villageois sont invités à emprunter, trente ans plus tard, sous un crachin finissant. La procession progresse en silence sur le sentier un peu raide, au milieu des champs de haricots, de manioc et de caféiers, parsemés de plants de maïs. Charles Habonimana, devenu directeur général de la Société des aéroports du Rwanda, a longtemps été le gardien de la mémoire à Mayunzwe. Mais aujourd’hui, c’est un autre rescapé qui raconte, debout sur un des affleurements de roche granitique qui forment comme des morceaux de lunes au milieu des herbes sauvages. Les villageois font cercle autour de lui sur la pente abrupte. La plupart des hommes portent des vêtements de notre époque, mais il reste encore une poignée de paysans au costume suranné et au vieux chapeau de paille qui rappellent le Rwanda de jadis. La vue est douce et somptueuse sur les collines d’où se dégagent les masures d’antan, aux toits de tuile harmonieux, et l’éclat brillant des feuilles de tôle qui les ont progressivement remplacés.
« Là, en face de cette colline où nous nous trouvons, c’est Mwendo et derrière, c’est Kizibere. Beaucoup de Tutsis habitaient tout autour de cette colline. Mais, aujourd’hui, vous allez observer que, tout autour, il n’y a que des ruines et des vestiges », raconte Jean-Baptiste Iragena à une assistance recueillie et immobile. « Avant la chute de l’avion », dit-il en référence à l’attentat contre l’avion présidentiel qui, le 6 avril au soir, allait marquer le déclenchement du génocide et dont les auteurs n’ont jamais été identifiés, « nous, paysans, étions tous unis, Hutus et Tutsis. Mais tout a changé brusquement. » Iragena était alors un responsable de cellule, niveau administratif rassemblant plusieurs groupes de maisons. Il a d’abord pu assurer la sécurité dans son quartier. Puis, vers le 21 avril, depuis une colline voisine, « nous avons entendu beaucoup de clameurs et vu la fumée de maisons incendiées et beaucoup de gens qui fuyaient. » Le lendemain, la fièvre se répand et se rapproche. Iragena et ses compagnons se regroupent, se munissent d’armes traditionnelles, payent un conseiller de secteur pour qu’il assure la sécurité, avant de décider de quitter les lieux. Ils croisent des connaissances en fuite. « Ils nous ont dit que des gens chez eux avaient été massacrés à l’aide de grenades et d’autres armes à feu. Vous ne pouvez rien faire avec vos armes ! Nous étions alors découragés. »
Chacun choisit son lieu de refuge, les uns à la sous-préfecture de Ruhango, d’autres au grand diocèse de Kabgayi, à Gitarama, d’autres encore « partent en débandade ». Ils décident d’envoyer vieux, femmes, enfants et bétail sur les hauteurs de leur colline. Ils pensent « se servir de pierres pour repousser leurs attaques ». Tôt le matin, Iragena rejoint discrètement un ami dirigeant de la commune. Celui-ci lui dit qu’une réunion doit avoir lieu ce 23 avril, qui doit ordonner l’exécution du génocide. Lui-même a déjà été remplacé à son poste de responsable de cellule.
Le premier massacre
Les Tutsis traqués s’éparpillent. Certains reviennent de chez le prêtre du coin, qui les a chassés. « Il n’a pas de refuge pour les ‘inyenzi’ » (les « cafards », nom désormais donné à tous les Tutsis), leur a-t-il dit. « Samedi, le 23 avril en plein jour, les miliciens interahamwe sont alors venus de Ruhango et ont donné le signal des massacres. En réalité, toute la population avait peur en entendant que les interahamwe étaient descendus. Ce seul nom faisait trembler tout le monde. C’était la confusion. Après les ordres du conseiller, tout Mayunzwe a ainsi eu ‘son déclencheur d’incendie’, les gens se sont dissociés, ceux qui étaient unis se sont désolidarisés et ont commencé à aller manger les vaches de chez Rwabuyonza, d’autres toutes nos vaches et [ont entamé] le pillage de nos biens. Dimanche, le 24, c’est là qu’ils ont commencé les massacres proprement dits. Ils ont débusqué les gens de leurs cachettes, dans leurs maisons, nos parents et d’autres sur les routes, tous les Tutsis. Tout le monde se connaissait. Ils les ont tous conduits ici, sur cette colline. C’était une façon de les grouper, pour les tuer à leur aise, à petit feu. En montant la colline, on les frappait avec des bâtons, des massues. Ce rocher que vous voyez et celui-là, ça s’appelle le calvaire, ou lieu de supplice. Certains étaient assis là-bas, ils les frappaient avec des pierres, nombreuses sur cette colline. Qui des pierres, qui des massues, qui des machettes. Tout comme nous avons formé ce cercle, c’est de cette façon qu’ils les ont encerclés pour les tuer à volonté, comme des bêtes soumises à immoler. Ce jour-là, plus de 40 personnes ont été tuées. »
Iragena tient à remercier les Hutus qui les ont cachés ou aidés. Mais ces solidarités ont aussi cédé sous la menace des tueurs, dit-il. Plus tard, face à la puanteur des corps en décomposition, les tueurs les ont recouverts de terre. « D’autres furent mangés par des animaux sauvages. Cette colline était un repère de chacals qui se sont régalés des corps des nôtres. Ils se comptent sur les cinq doigts ceux qui ont pu redescendre de ce calvaire, dont Charles, quelques femmes et un seul enfant, peut-être… »
« La commémoration est un pacte »
Les noms de responsables des tueries sont égrainés mais les dénonciations ne sont plus à l’ordre du jour, trente ans plus tard, et les cris déchirants des veuves se sont tus. Le temps a passé, sans qu’on sache si son fruit est un apaisement ou l’usure cachée de la douleur. Ce ne sont plus les adultes de l’époque qui assurent l’essentiel du travail de mémoire, mais ceux qui étaient des enfants ou des adolescents au moment du génocide, voire les descendants des rescapés : les deux tiers de la population rwandaise sont nés après le génocide.
« La commémoration est un pacte que les Rwandais se sont donnés pour ne pas oublier. C’est la raison pour laquelle nous sommes ensemble, là où nous sommes, pour essayer de pérenniser notre histoire. C’est une façon de lutter contre la haine et tout ce qui peut atteindre la cohésion sociale », déclare Jean-Claude Nkurayija, après que tout le monde est redescendu du Calvaire pour rejoindre la grande tente. Le secrétaire exécutif du secteur était encore à l’école primaire au début des années 90. Il s’agit d’aller « vers la résilience, l’engagement vers le ‘plus jamais ça’, et la construction d’une nouvelle histoire avec le Rwanda uni, sans distinction d’origine, dit-il. L’ultime but est de ne pas être esclave de notre passé. Nous avons les mêmes problèmes, nous devons avoir les mêmes solutions et une même vision pour construire un pays exempt de l’idéologie du génocide. »
« Ceux qui ont perpétré le génocide ont fait le mauvais choix, le mauvais choix d’avoir les mains sales », déclare à son tour Bernard Nyandwi, 35 ans et président de l’association de rescapés Ibuka pour ce district. « Certains se sont dissociés d’eux, ils ont préféré sauver les Tutsis. A ceux-là, nous disons merci et demandons de continuer à soutenir les survivants vulnérables pendant toute cette période des cent jours de commémoration ». Il demande qu’une attention particulière soit portée aux enfants nés des viols pendant le génocide et qui apparaissent comme les grands oubliés des programmes de réparation pour les victimes.
« Apprendre de notre histoire, c’est le pacte »
A midi, sur tous les lieux de commémoration à travers le pays, la communication sonore est établie avec la cérémonie officielle qui se tient à Kigali. Un discours sensible et humble du représentant de l’Union Africaine (UA). Un autre, maladroit, du président du Conseil européen. Puis celui du président du Rwanda Paul Kagame, implacable et combatif, directement interprété de l’anglais vers le kinyarwanda. Peu après 13 heures, les discours sont achevés, la sono redonne la place à des chansons du souvenir. Un grand soleil a chassé les nuages noirs. Chacun se dirige vers le mémorial, en face du chapiteau, où des couronnes de fleurs sont déposées, devant lesquelles les dignitaires locaux se recueillent brièvement.
Dans une pièce au rez-de-jardin, dans des niches en ciment, quelques cercueils remplis de restes humains sont alignés. Au-dessus d’eux, des photographies souvent floues et décolorées de victimes. Et un exemplaire du livre d’Habonimana. Selon Ibuka, ce site abrite 950 corps. Dans son discours, le maire de Ruhango, Valens Habarurema, qui avait 15 ans au moment du génocide, annonce que 4030 autres corps devraient y être déposés le 18 et 19 avril. « Ce sera l’occasion pour nous anciens voisins, pour nous camarades d’école, pour nous collègues de travail, d’être ensemble. L’occasion d’analyser notre passé, de nous remémorer nos frères et enfants disparus. C’est le pacte : apprendre de notre histoire pour qu’il n’y ait plus jamais ça. »
PAR THIERRY CRUVELLIER (ENVOYÉ SPÉCIAL À MAYUNZWE, RWANDA).
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