[Tribune] – La question du Franc CFA : un débat mal posé

Difficile de trouver un sujet aussi passionné que celui du franc CFA dans les débats africains. Depuis quelques années, cette monnaie cristallise frustrations, fantasmes et postures. À en croire certains, il serait l’ultime vestige colonial à abattre ; pour d’autres, le dernier rempart contre l’effondrement monétaire. Pourtant, le débat est mal posé. Et c’est tout le problème.


Tribune par 𝗠𝗼𝗵𝗮𝗺𝗲𝗱 𝗛𝗢𝗨𝗡𝗔, 𝗖𝗮𝗱𝗿𝗲 𝗱𝗲 𝗯𝗮𝗻𝗾𝘂𝗲 à 𝗹𝗮 𝗿𝗲𝘁𝗿𝗮𝗶𝘁𝗲 (Mali)

IMG 7753
𝗠𝗼𝗵𝗮𝗺𝗲𝗱 𝗛𝗢𝗨𝗡𝗔, c𝗮𝗱𝗿𝗲 𝗱𝗲 𝗯𝗮𝗻𝗾𝘂𝗲 à 𝗹𝗮 𝗿𝗲𝘁𝗿𝗮𝗶𝘁𝗲

𝗟𝗮 𝗱𝗶𝗺𝗲𝗻𝘀𝗶𝗼𝗻 𝘀𝘆𝗺𝗯𝗼𝗹𝗶𝗾𝘂𝗲 : 𝗲𝗻𝘁𝗲𝗻𝗱𝗿𝗲 𝘀𝗮𝗻𝘀 𝗳𝗹𝗮𝘁𝘁𝗲𝗿 𝗹𝗲𝘀 𝗶𝗹𝗹𝘂𝘀𝗶𝗼𝗻𝘀

Il ne faut pas sous-estimer la portée (géo)politique et symbolique du franc FCFA. Le nom de la monnaie, les souvenirs qu’il évoque, l’imprimerie où se fabriquent les billets – tout cela nourrit un ressentiment profond et transversal, bien au-delà des cercles militants. Pour une opinion majoritaire, cette monnaie est le symbole d’un passé douloureux, d’une souveraineté bridée et d’un lien ambigu avec la France.

Ce malaise mérite d’être entendu avec respect et a contrario, traité avec beaucoup de lucidité. 

En clair, il faut ménager l’opinion sans flatter les illusions. Les symboles doivent conduire à une réforme réelle, et non s’y substituer.

𝗦𝘆𝗺𝗯𝗼𝗹𝗲𝘀 𝗲𝘁 𝗳𝗮𝘂𝘅 𝗱é𝗯𝗮𝘁𝘀

On a fait du franc FCFA un duel binaire : les « patriotes » contre les « technocrates », les pour et les contre, les souverainistes et les collaborateurs. Dans ce théâtre d’ombres, il devient presque impossible de poser les bonnes questions. Le bruit couvre la complexité. On fétichise des symboles, on s’enflamme pour des anecdotes, mais on élude les vrais nœuds.

Prenons l’imprimerie de Chamalières. Le fait que nos billets soient produits en France est devenu un argument massue. Mais c’est un leurre commode. Ce n’est pas là que se joue la souveraineté monétaire. Elle se joue dans la capacité à piloter une politique adaptée à nos besoins, à maîtriser nos leviers macroéconomiques, à gérer nos réserves avec transparence et intelligence. Réduire la question monétaire à l’adresse de l’imprimerie, c’est passer à côté du cœur du sujet.

Ce décalage est d’autant plus frappant que, depuis la réforme majeure de 2019 initiée par l’UEMOA, plusieurs des points qui cristallisaient historiquement les passions ont été formellement réglés : le compte d’opérations auprès du Trésor français a été clôturé (mettant fin à l’obligation controversée d’y déposer 50% des réserves de change) et la France ne siège plus dans aucune instance de décision ou de gestion de l’Union. 

Pourtant, les ‘fake news’ et les arguments centrés sur ces aspects désormais dépassés continuent d’encombrer le débat public, preuve supplémentaire que l’on peine à se concentrer sur les véritables enjeux actuels.

𝗦𝗼𝗿𝘁𝗶𝗿 𝗱𝘂 « 𝗽𝗼𝘂𝗿 𝗼𝘂 𝗰𝗼𝗻𝘁𝗿𝗲 » : 𝗿𝗲𝗰𝗲𝗻𝘁𝗿𝗲𝗿 𝗹𝗲 𝗱é𝗯𝗮𝘁

Car le vrai débat n’est pas « pour ou contre le FCFA ». Il est : que faire de la monnaie dans la zone UEMOA ? Quelle politique monétaire pour accompagner l’industrialisation ? Quel cadre pour financer l’investissement public ? Quelle architecture régionale pour stabiliser nos économies sans brider leur autonomie ? Ce débat-là, trop souvent, n’a pas lieu.

Soyons clairs : dans cette tribune, mon objectif n’est pas de participer à un débat d’idées polarisé entre défense technocratique et rejet militant du FCFA, de sa gestion actuelle ou des politiques qu’il a abritées. Je ne suis ni un fanatique du FCFA, ni un anti-FCFA primaire. Ce que je défends, c’est la philosophie d’une monnaie commune, c’est l’architecture : l’idée d’un instrument régulé collectivement, pensé comme levier de solidarité, de stabilité et d’intégration. Et à ce niveau, le FCFA est une réussite. On peut dire ce qu’on veut, le FCFA est une expérience pionnière d’intégration monétaire à l’échelle de plusieurs pays régionale, dont l’Europe a pu tirer certains enseignements pour construire l’euro. 

Dans ce monde fragmenté, la coopération monétaire à huit peut être saluée comme un acte souverain en soi.

𝗖𝗲 𝗾𝘂’𝗼𝗻 𝗼𝘂𝗯𝗹𝗶𝗲 𝘁𝗿𝗼𝗽 𝘃𝗶𝘁𝗲 : 𝗹𝗲𝘀 𝗮𝗰𝗾𝘂𝗶𝘀

CFA Franc map
Zones francs en Afrique:
 Vert – Franc CFA (UEMOA)
 Rouge – Franc CFA (CEMAC)

À force de rejeter le FCFA en bloc, on occulte ses acquis. Le premier est la mutualisation : huit pays dans l’UEMOA, un même cadre, une même monnaie, un marché commun en construction. C’est aussi un marché financier commun, une réglementation bancaire harmonisée, une supervision coordonnée. Ce n’est pas rien dans ce monde de plus en plus fragmenté. On peut le saluer comme un acte souverain. 

Ensuite, la circulation fluide : aller de Bamako à Abidjan, de Niamey à Lomé sans devises ni taux de change à surveiller, c’est un confort logistique et symbolique que peu de régions africaines peuvent offrir. Cette fluidité soutient le commerce, les mobilités, la confiance. L’enjeu n’est pas d’y renoncer, mais de l’approfondir.

Autre point rarement reconnu : 𝗹𝗮 𝗳𝗼𝗻𝗰𝘁𝗶𝗼𝗻 𝗱’𝗮𝗺𝗼𝗿𝘁𝗶𝘀𝘀𝗲𝘂𝗿. Pendant la crise de la COVID-19, la zone FCFA a résisté. Tandis que d’autres monnaies africaines ployaient sous la pression des marchés, les pays de l’UEMOA ont conservé une relative stabilité, un accès au financement régional et une coordination budgétaire minimale. Ce n’est pas une panacée. Mais c’est mieux que le chacun pour soi.

Cette stabilité a un prix : une moindre flexibilité dans la conduite des politiques monétaires nationales. Mais dans le contexte actuel, ce compromis reste – à mes yeux –  préférable aux incertitudes d’un flottement isolé ou d’une souveraineté sans ancrage.

Ces acquis sont réels. Mais ils sont aussi fragiles. C’est d’autant plus vrai que les fondations de la stabilité actuelle reposent sur des équilibres politiques et institutionnels qui ne sont ni éternels, ni garantis. Les perspectives d’une extension à la CEDEAO — qui a un spectre plus large — sont aujourd’hui fortement ébranlées par le retrait du Mali, du Niger et du Burkina, tous les trois membres de l’UEMOA. Une mauvaise transition entre deux régimes monétaires, une rupture désorganisée, et c’est tout l’édifice qui pourrait vaciller.

𝗟𝗲𝘀 𝗮𝗹𝘁𝗲𝗿𝗻𝗮𝘁𝗶𝘃𝗲𝘀 𝗺𝗮𝗹 𝗽𝗿é𝗽𝗮𝗿é𝗲𝘀

franc cfa

Et c’est justement là que se loge le danger. La pire des options serait un éclatement du CFA au profit de monnaies nationales, adoptées dans la précipitation, sans convergence, sans coordination macroéconomique. Ce serait recréer les conditions des dérives monétaires observées ailleurs sur le continent à la fin du XXe siècle : inflation galopante, monnaies locales instables, fragmentation des marchés, érosion de la confiance – et dont les zones FCFA ont été, jusqu’ici, relativement préservées. La souveraineté sans socle productif, sans discipline budgétaire, c’est une illusion coûteuse.

Dans ce contexte, le projet de l’ECO porté par la CEDEAO pose aussi question. Passer du CFA à l’ECO aujourd’hui, ce serait, de fait, passer de l’euro au naira. Or, le Nigeria est loin d’être un ancrage monétaire fiable. Son instabilité chronique, ses dévaluations successives, son inflation structurelle, en font un partenaire économique incontournable, mais une référence monétaire fragile. L’idée d’une monnaie régionale reste valable. Mais elle doit reposer sur de la convergence, pas sur du déséquilibre masqué.

Et maintenant, que faire ?

Ce projet collectif peine à émerger, sans doute parce qu’il se heurte à des divergences politiques profondes, à l’absence de leadership régional assumé, et parfois à la tentation pour chacun de jouer sa carte en solo dans un monde incertain. Ces divergences ne sont pas seulement idéologiques : elles reflètent aussi des intérêts économiques parfois antagonistes — entre pays côtiers et enclavés, entre économies de rente et tissus plus diversifiés, entre trajectoires budgétaires contrastées.

Peut-être devons-nous, nous aussi, chercher de vrais moteurs, à travers une alliance stratégique entre deux ou trois économies clés de la zone – les plus solides ou les plus consensuelles politiquement ? les plus puissantes économiquement ? – capables d’impulser une dynamique durable à l’échelle régionale. Car sans volonté politique partagée, il n’y aura ni convergence, ni monnaie commune viable.

Il ne faut pas se leurrer : panafricanisme et intégration sont antinomiques d’une souveraineté absolue. Toute union réelle implique une part de renoncement volontaire, consenti et organisé. Le vrai enjeu n’est pas de tout contrôler seul, mais de savoir ce qu’on veut construire ensemble – et sur quelles bases solides.

Il est temps de sortir du réflexe pour ou contre. Et d’entrer dans un débat sérieux : que voulons-nous faire, ensemble, de notre monnaie ? Quelles institutions voulons-nous bâtir pour qu’elle serve réellement nos intérêts ? Quel cap voulons-nous fixer pour nos économies ? Voilà le vrai débat.

Par le même auteur

Vous aimerez aussi