Conflits communautaires et armés à répétition, insécurités alimentaires, catastrophes naturelles, migrations irrégulières, disparités socio-économiques… Les populations africaines font face, depuis longtemps et par endroits, à de nombreuses crises souvent multiformes et profondes entraînant en conséquence de complications d’ordre mental. Malgré cela, la question de la santé mentale reste un tabou sur le continent. Au-delà du tabou, « les soins de santé mentale sont gravement sous-financés » dans de nombreux pays africains en raison notamment du fait que les États soient confrontés, rappelle l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), à certaines «priorités concurrentes en matière de santé et de développement, et ne disposent pas de fonds suffisants pour les traiter toutes ».
Or, pour le Professeur Serigne Mor Mbaye, psychologue-clinicien sénégalais, Directeur du Centre de Guidance Infantile et Familiale (Cegid), investi depuis des décennies pour le développement de la santé mentale en Afrique, « il est impossible d’élaborer un futur prospère pour le continent avec des ressources humaines entamées par une mauvaise santé mentale ». Grand entretien.
Tama Média : Quel état des lieux pouvez-vous nous faire de la santé mentale en Afrique ?
Professeur Serigne Mor Mbaye : La santé mentale c’est la stabilité qu’on acquiert par l’équilibre, la sécurité et l’organisation sociale. L’Afrique fait face à une telle désorganisation sociale, liée aux conflits communautaires et armés, que c’est un désastre. Un désastre également lié au fait que ce continent connaît une dividende démographique extraordinaire avec 60% de la population âgée de moins de 25 ans (Cf. Comprendre le lien entre population et équité, Onu, NDLR), des difficultés économiques énormes et des élites politiques qui sont incapables d’investir sur les jeunes générations.
Il y a une situation de rupture partout en Afrique qui altère la santé mentale mais personne ne s’en préoccupe, ou très peu. Prenons l’exemple de la RDC (République démocratique du Congo) en conflits depuis 30 ans (1996), avec environ six millions de personnes décédées (à l’Est du pays, selon l’Onu) : comment est-ce possible dans un tel contexte que les populations aient une bonne santé mentale ? Tous ces conflits désorganisent la solidarité, les relations interpersonnelles, les relations intercommunautaires et les populations sont dans l’errance.
Les gouvernements africains ne comprennent pas que les populations sont en crise à cause des impacts de cette mauvaise santé mentale. Les bailleurs de fonds ne sont pas intéressés non plus par ces sujets. Mis à part quelques militants et des organisations de la société civile, personne ne fait de la prévention, ne forme du personnel capable de prendre en charge les difficultés amenées par tous ces fléaux.
Certes la question de la santé mentale est très peu médiatisée sur notre continent, donc moins discutée dans les débats publics, mais il existe sur le sujet une littérature dense notamment au sein de la communauté scientifique. Disposez-vous des statistiques ou des données pour illustrer cette situation ?
Je peux vous donner des informations par rapport à mes actions sur le terrain et mes voyages mais je n’ai pas de chiffres aussi détaillés que l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) sur ce sujet.
Selon ses estimations, la plupart des pays allouent à la santé mentale moins de 1 % de leur budget de Santé, ce qui contraste fortement avec l’Europe ou l’Amérique du Nord. En moyenne, il n’y a que 0,9 psychiatre pour 100 000 habitants, un chiffre 100 fois inférieur aux recommandations internationales. Cette pénurie de personnel médical qualifié est aussi aggravée par un exode des cerveaux vers les pays occidentaux où les conditions de travail et les salaires sont plus attrayants.
Basé au Sénégal, je peux vous donner des exemples spécifiques où pour vingt millions d’habitants on ne compte que trente psychologues. Ces dernières semaines, par exemple, de nombreux jeunes se sont noyés dans la mer en voulant s’échapper dans des pirogues (Cf. « #PortésDisparus : l’attente désespérée des familles de migrants », Ayoba Faye, La Maison des Reporters, 3 novembre 2024). On peut parler de suicide collectif et, pourtant, cela n’a l’air de toucher personne. Quand par chance ces jeunes survivent, il n’y a aucun programme prévu pour les assister et prendre en charge les stress post-traumatiques de cette exposition à des situations hors du commun.
La vraie problématique est qu’aujourd’hui il y a une réelle absence de préoccupations pour la santé mentale en Afrique et énormément de situations dramatiques où les populations ne sont pas assistées.
En votre qualité de psychologue-clinicien, vous êtes engagé depuis des décennies pour le développement de la santé mentale sur le continent, avec une intervention notamment dans des pays en conflit…
Je développe des centres de prise en charge et de formation en Afrique. Avec mon institution le Cegid (Centre de Guidance Infantile et Familial), je mets en place depuis plus de 25 ans des observatoires de lutte contre la maltraitance et les abus sexuels. Ce sont des lieux de prévention et de prise en charge. Ils s’adressent aux jeunes gens et aux jeunes filles victimes de multiples agressions.
Je l’ai fait au Mali, après l’occupation djihadiste des grandes villes du Nord (Tombouctou et Gao, à la suite de l’intervention militaire étrangère et malienne en 2013 pour reprendre ces localités, NDLR). Pareil en Centrafrique, où j’ai créé un centre pour accompagner plus de 6.000 femmes victimes de viol. Au Togo et au Bénin, j’ai également créé des centres avec le soutien d’ONG (Organisations non gouvernementales).
Sur l’ensemble du continent, j’ai formé plus de deux mille personnes capables d’identifier des situations post-traumatiques et, par des techniques brèves, aider les personnes à dépasser certains traumatismes. Je leur ai aussi appris à convoquer des pratiques traditionnelles en termes de rites et de rituels qui peuvent apaiser les personnes affectées.
Au niveau communautaire, je forme également des femmes pour leur apprendre à lire et à comprendre les symptômes des traumatismes qui font suite à de multiples agressions dont sont victimes les femmes. Il faut aller jusqu’à ce niveau communautaire pour répondre à l’obésité de la demande sur ces sujets.
Malgré ces efforts que vous venez d’énumérer, il convient de constater que la consultation d’un professionnel de santé mentale n’est pas encore assez répandue au sein des populations alors qu’elles sont confrontées à de nombreux troubles. Qu’est-ce qui explique cela ?
Le travail de vulgarisation sur le besoin de consultation d’un professionnel de santé mentale n’a pas encore été assez fait sur le continent. Les départements de psychologie dans les écoles africaines sont très récents, à peine une quarantaine d’années, comme à l’université d’Abidjan où j’ai enseigné. De plus, leur développement est très disparate. En Centrafrique, ce département existe depuis à peine 5 ans ; au Cameroun, il vient juste de s’ouvrir.
L’effort de communication et de vulgarisation sur l’importance de ces services n’est pas fait. Beaucoup de pathologies liées à la santé mentale ne sont pas prises en charge non plus car non détectées. Donc, ces personnes souffrent en silence sans même savoir que les familles ne comprennent pas ce qu’elles endurent.
Ce rôle de soutien mental est aujourd’hui encore assumé par les pasteurs, les prêtres et les sorciers qui, parfois, profitent de la situation pour escroquer ces populations fragilisées.
Il est important d’investir dans la communication pour que les populations africaines développent cette culture du recourt à un professionnel de la santé mentale, quand cette offre de service est disponible et sans avoir peur d’être catalogués de fous.
Quelles sont les actions concrètes que les gouvernements africains devraient mettre en place pour inclure la santé mentale dans leurs politiques de santé publique ?
Pour que les gouvernements comprennent l’ampleur de la situation, il faut mettre en avant une situation d’urgence en santé mentale liée à la fragilité mentale de deux groupes les plus vulnérables qui sont les femmes et les jeunes.
Les gouvernements doivent à la fois former, sensibiliser et soigner, donc développer des ressources humaines qualifiées capables de le faire. Il est plus que nécessaire de former du personnel ; des psychiatres, des psychologues, des agents spécialisés.
Les États africains doivent sensibiliser sur les besoins et l’importance de la prise en charge de la santé mentale. Il faut aider les populations à comprendre ce qui se joue lorsqu’il y a une situation dramatique, quels sont les impacts sur la santé mentale et comment cela contribue à désorganiser le tissu social. Ils doivent donc comprendre qu’on ne peut pas bâtir un futur avec des populations affectées par ces multiples crises que traverse le continent.
L’essentiel des ressources de santé des gouvernements ou des bailleurs de fonds sont dédiés à la lutte contre les maladies infectieuses. Comment inciter ces structures à dédier des financements à ces crises passées sous silence mais mortelles ?
J’ai fait, sans succès, le plaidoyer que j’ai pu pour faire passer le message aux bailleurs de fonds. Ces enjeux intéressent et concernent surtout les Africains eux-mêmes qui devraient comprendre et se saisir de ces problématiques. Ceux qui sont plutôt intéressés par l’exploitation des ressources africaines ne se sentent pas concernés par ces sujets.
Dans mes actions, je vais désormais vers des ONG capables de comprendre qu’il faut investir là, sur ces jeunes générations affectées par les phénomènes cités antérieurement. Ces ONG comprennent qu’il faut faire ensemble le travail de recherche et de prise en charge de ces milliers de jeunes hommes et jeunes filles.
L’Afrique a énormément de ressources humaines mais il faudrait pouvoir les préserver pour pouvoir construire avec elles des projets de développement. Il est impossible d’élaborer un futur prospère pour le continent avec des ressources humaines entamées par une mauvaise santé mentale.