Depuis le sacre d’Iron Biby comme homme le plus fort du monde, la jeunesse burkinabè se passionne pour la musculation et le culte du corps.
Reportage depuis Ougadougou d’Èlia Borràs. Ce reportage a d’abord été publié en anglais sur New Lines Magazine. Lire la version originale
Un silence suspendu à Birmingham
La tension dans l’Arena de Birmingham est à son comble ; un record du monde est en jeu. Une demi-douzaine d’hommes gigantesques ont passé la soirée dans la deuxième ville du Royaume-Uni à soulever des troncs massifs au-dessus de leurs têtes, sous les acclamations du public, lors du World Log Lift Challenge — l’un des événements phares du circuit des compétitions de strongmen.
Mais maintenant, l’arène retient son souffle alors qu’un colosse de 204 kg, surnommé Iron Biby, s’avance vers le dernier tronc — un mastodonte de 231 kg. Regard fixé au loin, il s’accroupit, pose la charge sur ses cuisses, puis dans un mouvement à la fois léger et fluide, la soulève jusqu’à sa poitrine en se redressant.
« Voilà le clean ! », s’écrie le commentateur, l’excitation montant. Puis, avec un petit saut et une poussée titanesque, il élève le tronc au-dessus de sa tête, stabilise ses épaules sous la masse, et le relâche aussitôt — avant de s’effondrer lui-même au sol.
Une victoire pleine d’émotion
« C’est fait ! », hurle le commentateur alors que la foule, en délire devant cet exploit de force brute, explose de joie. À genoux, appuyé sur le tronc, Iron Biby vient d’être sacré pour la cinquième fois homme le plus fort du monde. Derrière lui, des feux d’artifice éclatent, mais il enfouit sa tête dans ses biceps de 71 cm. Ses émotions doivent être d’un poids tel que, quelques instants durant, l’homme le plus fort du monde ne parvient pas à relever la tête.
Un homme lui tend le drapeau de son pays, le Burkina Faso, et il le saisit sans hésiter, les bras écartés. Puis, de sa main droite — celle que les Burkinabè utilisent pour saluer, manger et caresser —, il adresse un salut militaire à la caméra. Iron Biby n’a pas seulement soulevé 231 kg ; il a, un instant, soulevé tout un pays — un pays embourbé dans un conflit complexe contre une insurrection jihadiste — tandis que les feux d’artifice illuminent la scène et que 15 000 spectateurs l’acclament.
L’admiration à Bobo-Dioulasso
À quelque 7 200 kilomètres de là, dans la ville natale de Biby, Bobo-Dioulasso, dans l’ouest du Burkina Faso, un groupe de jeunes s’est réuni dans la chaleur étouffante de septembre pour suivre l’événement, retransmis pour la première fois en direct à la télévision et à la radio nationales.
« C’est notre idole », déclare l’un d’eux à propos de leur compatriote. Avant la fulgurante ascension d’Iron Biby, né Cheick Ahmed al-Hassan Sanou, la musculation était perçue comme un sport marginal, qu’on pratiquait dans son jardin ou dans des salles de sport de fortune. Mais la domination de Biby dans l’épreuve du log lift sur le Strongman World Tour a propulsé ce sport sur le devant de la scène au Burkina Faso, suscitant un nouvel engouement auprès de la jeunesse, qui rivalise de créativité pour se muscler.
Des salles de fortune, mais des rêves solides
Derrière une grille métallique bordeaux, dans le secteur 25 de Bobo-Dioulasso, plusieurs jeunes hommes s’entraînent avec des poids bricolés à partir de blocs de ciment, de barres de fer et de morceaux de ferraille, dans une cour transformée en salle de sport. Bien que l’endroit soit rudimentaire, la concentration y est palpable.
Molly, un jeune étudiant en médecine, attache ses cheveux dans un bandana bleu métallique avant de commencer sa première série. « Je me coiffe avant l’entraînement pour rester discipliné », dit-il. Le mot « discipline » revient souvent dans la bouche de ces jeunes, qui considèrent Iron Biby comme un modèle.
« Avant, faire de la muscu voulait dire que tu cherchais la bagarre. Pour moi, c’est un moyen d’être discipliné », explique Molly, assis sur un banc en s’apprêtant à soulever une barre de 30 kg. Faute de moyens pour fréquenter une vraie salle, Molly et ses amis ont investi la cour de la maison familiale ; à l’arrière-plan, un couple de personnes âgées est assis sur des chaises en plastique, profitant de l’ombre d’un papayer. « Ce sont comme nos enfants », dit l’homme en saluant chacun des jeunes à leur arrivée.
Le temple d’entraînement du champion
À une dizaine de minutes en voiture, se trouve le Lasina Sanou VIP Sport Center, du nom du père d’Iron Biby. Il s’agit de la première salle professionnelle de la ville, et c’est là que le quintuple champion s’est entraîné pour sa dernière compétition. À l’extérieur, une enseigne vieillissante, avec des photos de Biby et de son père, affiche : « Papa nous t’aimons » — un clin d’œil affectueux que le champion lance souvent à son père à la télévision après ses performances.
Bachico Abdoul, l’assistant actuel de Biby, nous accueille dans la salle, divisée entre un espace musculation au rez-de-chaussée et une salle de cardio à l’étage. « Dans ces compétitions, un kilo ou une seconde en plus, c’est le résultat d’un an de travail », explique-t-il. L’entraînement est rigoureux, intense et totalement dévoué à l’objectif de maintenir, voire dépasser, son record mondial. Mais Biby prend aussi à cœur son rôle d’inspiration nationale.
« Mon pays traverse une période difficile », déclarait-il après son record de 2023. « En tant que sportif, je veux leur donner de l’espoir. Et l’espoir, c’est vital pour nous tous. »
Un champion proche du peuple
« Les gens veulent le toucher, lui parler », dit Abdoul. Et Biby répond toujours présent. Un jour, il s’est arrêté dans une station-service à Bobo-Dioulasso après avoir aperçu un camion avec son visage peint sur la carrosserie, accompagné du slogan « Champion du monde ». Le chauffeur-artiste avait reproduit chaque détail, y compris le bandeau militaire qu’Iron Biby portait lors de la compétition de Glasgow en 2023 — sur lequel figuraient les initiales VDP.
VDP : un hommage aux défenseurs de la patrie
Les Volontaires pour la Défense de la Patrie (VDP) sont des milices locales que le président Ibrahim Traoré a armées pour soutenir l’armée dans la lutte contre l’insurrection jihadiste qui ravage le Burkina Faso depuis près de dix ans. Ce conflit, intense mais souvent éclipsé par ceux du Niger ou du Mali voisins, a déplacé environ 2 millions de personnes depuis 2015, dont beaucoup vivent dans une insécurité alimentaire aiguë. En décembre 2022, 50 000 volontaires ont répondu à l’appel de Traoré.
Pour Biby et d’autres, ces miliciens, souvent sans formation militaire mais connaissant bien le terrain, représentent la première ligne de front. Après son exploit à Glasgow, Biby avait déclaré : « Si vous regardez mon bandeau, j’ai écrit VDP — c’est pour les soldats qui meurent pour mon pays. Je l’ai fait pour eux. »
Une jeunesse inspirée
Les mêmes lettres, VDP, sont floquées sur le t-shirt de sport d’Emmanuel Ouedraogo, 21 ans, qui s’entraîne dans une salle du quartier Pissy à Ouagadougou. « Si des champions comme Biby et Bayala existent, je dois m’entraîner pour perpétuer leur héritage », dit-il. Surnommé « Wimbre » (bras fort, en mooré), Ouedraogo vise non pas la force brute comme Biby, mais le bodybuilding, un autre sport en pleine expansion depuis que le Burkinabè Thierry Bayala a remporté l’or aux championnats du monde IFBB Pro en octobre.
Bodybuilding : un art en essor
Alors que les powerlifters misent sur la force pure avec des corps massifs, les bodybuilders cherchent la symétrie et des physiques sculptés dignes des statues grecques ou des héros des années 80.
« Mon but au début, c’était de me sentir mieux dans mon corps », avoue Wimbre. Désormais, il vise la prise de masse, avec des entraînements jusqu’à cinq fois par semaine sous la houlette d’un coach surnommé Petit Piment, champion en 2023 du championnat d’Afrique centrale de musculation au Gabon et fondateur de la Fédération burkinabè de musculation et fitness.
Petit Piment, pionnier obstiné
Petit Piment a découvert ce monde après avoir été invité à jouer dans une pub. Rapidement, il est tombé amoureux de l’univers des muscles saillants. Il se souvient des moqueries : « On nous insultait en disant ‘C’est quoi ces mecs en slip qui posent ?’. Mais pour moi, ça voulait dire qu’on faisait quelque chose de bien. »
Il s’est donné pour mission de créer une salle, d’organiser des compétitions et de transmettre sa passion — malgré un pays à l’infrastructure sportive fragile, incapable même d’accueillir les matchs de son équipe nationale de foot, faute de stade aux normes FIFA.
La muscu sans triche : une fierté burkinabè
Petit Piment insiste sur un entraînement « naturel ». « Oui, certains corps impressionnent grâce aux stéroïdes, mais quand on apprend leurs effets secondaires, toute envie disparaît. » Car ces substances ont transformé le bodybuilding mondial : si elles gonflent les muscles, elles altèrent aussi le comportement, la santé cardiaque et la libido.
Au Burkina Faso, les stéroïdes sont accessibles, mais leur coût les rend inabordables. Wilfred, ancien bodybuilder devenu gérant de salle de jeux, se souvient : « Sur les réseaux, on trouvait du Dianabol. Tu voyais des résultats en quelques semaines, mais c’était trop cher. »
Des protéines à petit budget
« Je ne mange pas de poulet ni de poisson, je fais avec ce que j’ai », dit Molly, qui espère gagner 1,5 cm de tour de bras dans les six mois. Une boîte de protéines coûte près de 30 000 francs CFA. Trop cher pour un étudiant. Même un poulet à 3 000 francs par jour, c’est impensable.
Alors il mise sur les haricots niébé et un smoothie « secret » : banane, avoine et cacao. Il achète de gros pots de Quaker au supermarché et partage ses recettes sur TikTok, devenant une référence parmi les influenceurs fitness africains.
Une tradition sportive à la Sankara
Si l’obsession du corps est récente, l’amour du sport, lui, remonte à Thomas Sankara. Le leader panafricain réservait les jeudis après 16h à l’activité physique pour tous les travailleurs, interrompant parfois ses réunions pour un match de foot improvisé.
Encore aujourd’hui, à la tombée de la nuit, les rues s’animent. Jogging, aérobic, haltères — l’héritage sportif est bien vivant.
La salle Trône de Fer : muscle populaire
Quand le soleil se couche sur Bobo-Dioulasso, les lampes solaires s’allument et la salle Trône de Fer, en plein champ derrière un lotissement, prend vie. Pas de machines dernier cri, mais des poids faits de pistons de camions et de pneus. Le tout pour 300 francs CFA la séance. Les jeunes, hommes et femmes, affluent.
Ben Willis, le propriétaire, se souvient du regard méfiant des voisins. Mais avec le temps, on a reconnu les bienfaits. « Le succès de Biby a montré qu’un Noir, un Burkinabè, peut devenir champion du monde. Les parents veulent aujourd’hui que leurs enfants suivent ses pas. »