Ces dernières années, Washington a multiplié les sanctions financières contre les leaders de l’organisation terroriste. Objectif : limiter drastiquement ses capacités à mener des attaques d’envergure sur le continent africain.
En perte manifeste de vitesse dans la zone irako-syrienne où il a été proclamé en 2014, l’État islamique (EI) s’est déployé en Afrique. Le continent noir est depuis l’épicentre de l’activité jihadiste dans le monde. Ce qui autorise l’analyste français Vincent Foucher à dire, dans un rapport de Crisis Group, que « les insurgés liés à l’EI semblent connaître une certaine réussite » en Afrique subsaharienne.
Au Nigeria, le groupe Boko Haram, sous la houlette d’Aboubakar Shekau (tué en mai 2021), a fait allégeance à l’État islamique en 2015. Un ralliement qui s’expliquait à l’époque par « le besoin de toute l’aide que pouvait accorder l’EI » à Shekau, « non seulement pour combattre l’armée nigériane et ses alliés, mais aussi pour endiguer les critiques internes » qui remettaient en cause son leadership, explique M. Foucher.
Mais avant le Nigeria, des jihadistes libyens, de retour du Levant, avaient déjà implanté au moins trois provinces de l’organisation jihadiste au pays de Mouammar Kadhafi. Ainsi, depuis 2015, la ville de Syrte était la troisième capitale de l’État islamique après Mossoul en Irak et Raqqa en Syrie. Cette tendance s’est poursuivie dans toutes les régions de l’Afrique où l’organisation terroriste compte au moins sept provinces dépendantes les unes des autres.
Par exemple, en juin dernier, des experts onusiens ont mis en lumière les connexions entre les ADF (Forces démocratiques alliées), un groupe d’insurgés ougandais actifs dans l’Est de la République démocratique du Congo, et les autres provinces de l’État islamique en Afrique (Somalie, Mozambique et Afrique du Sud). Selon les experts onusiens, l’EI-Somalie a transféré 400.000 dollars aux ADF entre 2019 et 2020. Cet argent, versé aux jihadistes ougandais, leur a permis de commettre des attentats dans les pays limitrophes.
« Grâce à la relation avec l’État islamique, qui a commencé par des transferts financiers en 2017, les ADF ont non seulement surmonté la perte de leurs précédents flux de financement précipitée par l’arrestation de leur ancien chef, mais le groupe a également étendu ses opérations dans l’Afrique de l’Est et l’Afrique centrale », souligne le rapport intitulé « Transaction fatales : le financement de la Province d’Afrique centrale de l’État islamique » publié par le Programme sur l’extrémisme de l’Université George Washington des États-Unis.
Face à cette extension inquiétante de l’État islamique en Afrique, des puissances mondiales ont décidé de sévir. Le 27 juillet dernier, le bureau du contrôle des avoirs étrangers (Ofac, sigle en anglais) du département d’État américain a sanctionné Abdiweli Mohamed Yusuf. Il est le chef du bureau des Finances de la branche somalienne de l’État islamique depuis 2019. Cette filiale est née de la fissure des Shebab, groupe terroriste somalien créé en 2006.
À en croire les Américains, le jihadiste somalien est l’une des pièces maîtresses du groupe actif au Puntland, dans le Nord-Est du pays. Abdiweli Mohamed Yusuf jouerait le rôle de recruteur et assurerait aussi la fourniture en munitions pour l’EI-Somalie devenu, d’après le Trésor américain, la « plaque tournante pour le décaissement des fonds et des conseils aux branches et réseaux de l’État islamique à travers le continent ».
Cette logique visant à couper l’herbe sous le pied des jihadistes a motivé la neutralisation de Suhayl Salim Abdel Rahman, plus connu sous le nom de Bilal al-Sudani, en janvier dernier. Un rapport des experts des Nations Unies, publié durant la première quinzaine du mois de juin, l’a identifié comme le centre du système financier qui alimentait la branche de l’EI en RDC, sous les ordres de Yusuf Abdulqadir Mumin, l’émir principal du groupe.
Deux millions de dollars générés en 2022
Le Trésor américain estime que la grande partie de l’argent généré par les jihadistes somaliens provient de l’extorsion, touchant principalement les communautés locales. À travers le racket organisé, le groupe parvient à collecter des centaines de milliers de dollars par mois. Au premier semestre de 2022, les jihadistes ont mobilisé près de 2 millions de dollars alors que 2,5 millions de dollars ont été collectés en 2021.
Pour acheminer cet argent vers leurs destinataires, plusieurs moyens sont utilisés. Le groupe passe par le Mobile Money, service permettant l’accès à des services financiers grâce au téléphone portable. Et pour faire parvenir les 400.000 dollars évoqués plus haut aux jihadistes de la RDC, l’EI-Somalie a fait appel à deux de ses agents basés à Johannesburg, en Afrique du Sud, éclairent les experts onusiens.
L’État islamique en Afrique – Les deux agents en question : l’Ougandais Maica Cissa et l’Éthiopien Sheikh Abdi Oromay
Ces deux chefs djihadistes ont utilisé le système traditionnel de paiement informel hawala via la société Heeryo Trading, entreprise détenue par un certain Bashir Abdi Hassan, pour transférer une partie des fonds à Abdiweli Dubat Dege.
Ce dernier s’est chargé de transférer l’argent à des personnes en Ouganda, en Tanzanie et au Mozambique. Au Nigeria, « l’aide arrivait au moins toutes les deux semaines, avec des montants variant entre 10.000 et 100.000 dollars, au travers d’individus ou d’entreprises nigérianes sympathisants ou par des livraisons effectuées par des coursiers nigérians qui se rendaient en Arabie saoudite ou aux Émirats arabes unis pour récupérer l’argent pour le compte de l’État islamique en Afrique de l’Ouest », renseigne Vincent Foucher.
En sanctionnant les leaders de ces groupes jihadistes, explique une note du cabinet Amanar Advisor, spécialisé dans la fourniture de solutions de management des risques, renseignement d’affaires et sûreté, « les États-Unis ont cherché à entraver la capacité des mouvements armés terroristes de pouvoir transférer des fonds ». Toujours d’après la même note, parvenue à Tama Média, cette mesure est un moyen pour le Trésor américain d’empêcher les groupes jihadistes d’« investir dans des biens, de pouvoir mener des transactions avec des personnes ou entreprises identifiées liées à ces mouvements afin de bloquer leur expansion ».
Ces sanctions, souligne Amanar Advisor, ont commencé avec Al Shebab affilié à Al-Qaïda dont les revenus annuels issus du commerce du charbon sont estimés entre 75 et 100 millions de dollars. Selon le sous-secrétaire au Trésor chargé du terrorisme, Brian E. Nelson, « les sanctions imposées démontrent l’engagement des États-Unis à accompagner ses partenaires, y compris le gouvernement fédéral de la Somalie, dans leurs efforts pour lutter contre le financement du terrorisme et renforcer la stabilité et la sécurité nationale ». Mais ces mesures de Washington contre l’État islamique et groupes connexes sont-elles efficaces ?
Des sanctions pour la symbolique ?
Amanar Advisor trouve qu’en dehors des « effets d’annonce », elles ont un « faible impact ». La première raison évoquée par le cabinet français a trait à la difficulté de cibler des mouvements terroristes « rompus à évoluer dans la clandestinité ». « Pour le transfert d’argent, le recours au hawala, signifiant en arabe mandat ou virement, reste la norme, laissant peu de traces. Cet usage est renforcé par la mise en place de structures parallèles tenues par des sympathisants », explique Amanar Advisor. « Une autre raison, ajoute le cabinet français, est que ces groupes ont aujourd’hui la capacité de s’autofinancer localement, limitant les transferts et de fait les risques de pertes. Ils peuvent utiliser les filières de contrebande si le besoin se présente ».
Une résilience qu’une coopération entre services des différents pays engagés dans la lutte contre le terrorisme permettrait de fragiliser. Mais avant cela, il convient, selon le groupe d’experts onusiens, pour chaque pays de jouer la carte de la transparence dans sa stratégie de lutte.
Ils recommandent par conséquent à la RDC de communiquer les informations sur les flux destinés aux ADF en provenance de l’État islamique et d’individus qui y sont liés. Les experts attendent aussi des autorités congolaises que des enquêtes exhaustives soient menées sur les personnes impliquées dans le financement des groupes armés terroristes et éventuellement appliquer les décisions de justice à leur encontre.
Ces recommandations sont d’autant plus opportunes que les États africains se sont montrés « défaillants avec des institutions de lutte contre le financement du terrorisme qui restent sous-équipées et peu expérimentées », note Amanar Advisor. « Des situations politiques voient par ailleurs certains bailleurs de fonds ou des soutiens actifs, parfois membres de l’appareil d’État, être sous sanction et continuer pourtant de voyager et de commercer grâce à une exploitation des failles des pays de la sous-région. Le cas du député Mohamed Ould Mataly au Mali est criant de vérité à plus d’un titre sur le sujet et largement documenté », conclut le cabinet français.