ENTRETIEN – Dans quelle mesure les acteurs de l’aide internationale sont-ils imbriqués dans les stratégies de contrôle des États ou d’émancipation des sociétés civiles ? Les organisations internationales et les acteurs locaux peuvent-ils réellement naviguer dans ce contexte, tout en restant fidèles à leurs missions humanitaires et en promouvant une aide équitable et efficace ? Éléments de réponse dans ce grand entretien accordé à Tama Média par la chercheuse Fatou Elise Ba.
Contexte : Traditionnellement dominé par les États du « Nord » et les grandes organisations internationales, le secteur de l’aide au développement est désormais marqué par l’émergence de nouveaux acteurs, avec de nouveaux intérêts. Mais la question de son efficacité et de sa cohérence se pose plus que jamais. En 2023, l’aide internationale fournie par les donateurs officiels atteignait un montant record d’un peu plus de 223 milliards de dollars US selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OECD, sigle en anglais), témoignant d’une hausse du nombre de personnes faisant face à des situations de pauvreté chronique, d’insécurité alimentaire et de violences. Chercheuse en charge du programme humanitaire, développement et géopolitique à l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), Fatou Elise Ba répond aux questions de Tama Média.
Tama Média : quelles sont vos missions au sein de l’IRIS ?
Fatou Elise Ba – L’Institut des Relations Internationales et Stratégiques est un Think Tank français. Son objectif est de développer des études et recherches sur des questions spécifiques à la géopolitique et aux relations internationales. Spécifiquement, j’analyse le fonctionnement de la fabrique de l’aide, les pratiques et les rapports partenariaux entre les États donateurs et récipiendaires ou les ONG et les organisations de la société civile. Nous publions quatre fois par an une revue appelée RIS (Revue Internationale et Stratégique) sur des sujets divers et parfois connexes à nos différents pôles.
Quels sont vos indicateurs d’évaluation des impacts réels des aides internationales apportées aux pays bénéficiaires ?
Au-delà des indicateurs, la vraie question à se poser est la pertinence des indicateurs déterminés, car, parfois, même quand les indicateurs de suivi sont atteints, cela ne démontre pas une efficacité des programmes. Les indicateurs de base sont souvent en totale incohérence avec les besoins réels des populations locales.
Au niveau macro, nous allons nous référer aux mécanismes et dispositifs existants, notamment les ODD (Objectifs de Développement Durables) créés en 2015 pour des résultats à atteindre en 2030. Les ODD déterminent des objectifs concrets, notamment l’égalité des sexes, la lutte contre la pauvreté, une éducation pour tous, etc. Aujourd’hui, à mi-parcours, on réalise que l’état d’avancement est relativement mauvais. Il existe encore beaucoup de situations d’extrême précarité, les conséquences néfastes des changements climatiques sont visibles, l’égalité des sexes est en recul dans certains pays comme le Yémen, l’Afghanistan, l’Iran ou dans certains pays africains.
À un niveau plus micro, pour voir les impacts, on se réfère à des mécanismes d’évaluations internes aux programmes. Chaque programme doit faire l’objet d’un reporting, d’un « suivi-évaluation », basé sur des indicateurs donnés dès la conceptualisation du programme.
Ce que je défends avec les personnes qui veulent repenser ces modèles d’aides internationales, c’est que dans la conception de ces projets, l’identification des besoins réels de la population dépend surtout des organisations de la société civile qui portent ces programmes dans les pays du Sud. Ces organisations connaissent les contextes, sont en capacité de mettre en place un diagnostic et des actions opérationnelles. Mais malheureusement elles sont souvent peu considérées, car elles doivent répondre à des cahiers des charges imposés par les bailleurs ou les organisations qui portent les projets depuis l’Occident mais qui ne comprennent pas forcément comment fonctionnent les contextes sur place.
Comment différenciez-vous l’aide internationale visant à promouvoir le développement économique de celle ayant surtout des objectifs géopolitiques ou stratégiques ?
C’est très difficile à déterminer mais il faut déjà comprendre que l’aide internationale est un dispositif d’influence, de relations entre des États qui sont fortement vulnérabilisés et des États qui ont des monopoles économiques ou politiques sur la scène internationale. Bien sûr que nous ne sommes pas dans le monde des Bisounours, donc l’aide n’est pas simplement donnée de bon cœur mais pour réguler des relations internationales où chacun a ses intérêts.
Quand on regarde les crises structurelles oubliées, on comprend bien que des États vont se mobiliser pour certaines crises mais pas du tout pour d’autres. Illustration faite avec ce qui s’est passé en Ukraine. Les États de l’Union Européenne (UE) et Occidentaux se sont mobilisés rapidement pour collecter des fonds qui ont dépassé toutes les espérances, à la fois pour les personnes vulnérables en Ukraine mais également pour celles qui ont été déplacées, avec une volonté d’accueil affichée.
Comme il existe des situations de crises similaires, en Syrie, au Yémen, en Libye ou en Palestine, on pourrait s’attendre à ce qu’il y ait une réaction similaire mais force est de constater que sur ces pays, contrairement à l’Ukraine, les États n’ont pas d’intérêts collaboratifs. Alors que des crises structurelles perdurent depuis des décennies : elles restent non seulement « invisibilisées » des médias internationaux, qui sont pour la plupart occidentaux, mais il est clair que les pays donateurs n’ont pas de priorité d’aide à destination de ces pays.
Dans quelles mesures les conditions imposées par les donateurs peuvent-elles porter atteinte à la souveraineté des pays bénéficiaires ?
C’est toujours le cas. Prenons l’exemple d’une condition qui serait : tendre vers un processus démocratique. C’est un modèle qui est vu sur la scène internationale et des Nations Unies comme un modèle de politique positif qui défend l’intérêt des peuples. Mais on peut se poser la question de l’entrave de ces demandes sur la souveraineté des peuples, leur propre histoire ou leur processus politique vers une transition démocratique.
Avant de travailler chez IRIS, je faisais de l’influence et du plaidoyer. L’un des projets sur lesquels j’ai travaillé était l’autonomisation des filles. Pour ce faire, nous préconisions un changement des lois dans les pays concernés, contre le mariage précoce, pour le droit des enfants, etc. Mais ce n’est pas parce que l’on change les lois que les pratiques vont changer. Dans certains pays, il existe des lois, des droits étatiques, mais ce qui prime ce sont les lois et les droits communautaires.
On voit souvent ces situations quand les États sont fragiles, le niveau d’institutionnalisation est très faible, la classe politique ou dirigeante pratique la corruption endémique et le clientélisme. Celle faiblesse institutionnelle ne va pas dans la direction du bien être des peuples ou de la souveraineté des États.
Quand vient se mêler à tout cela une aide extérieure qui ne comprend pas bien les contextes, le résultat est une déstabilisation du pays qui pousse à un continuum de crises. Cette aide internationale peut donc se révéler être un instrument plus déstabilisateur que favorable pour les pays.
Comment les pays bénéficiaires peuvent-ils maximiser les avantages de l’aide internationale tout en minimisant les risques de dépendance ou de contrôle externe ?
Il faut déjà valoriser les organisations de la société civile même si elles agissent sur des micro-localités, soutenir le tissu associatif, les communautés et les initiatives en faveur de l’avancée des actions. On le voit bien sur la question des femmes, pour l’égalité des sexes et la lutte contre les changements climatiques.
Si un projet est monté sur l’égalité des sexes en Afrique, par exemple, la vision du genre n’est pas la même. Les pays vont avoir une autre conceptualisation du genre qui est propre aux mouvements féministes locaux. De la même manière, imposer notre vision du genre permet-il de respecter la souveraineté des États et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Il faut soutenir des initiatives locales qui existent déjà en respectant leurs codes et leurs valeurs au lieu d’imposer des orientations. Le soutien doit avant tout être financier mais bien orienté.
Quels sont ces nouveaux acteurs de l’aide internationale et quels sont leurs intérêts ?
Les nouveaux acteurs sont déjà les privés avec des initiatives philanthropiques qui ont une stratégie de défiscalisation. Ce sont des acteurs moins politisés que les États et c’est ce qui est intéressant. Les initiatives philanthropiques qui sont à l’initiative de dons sont également intéressantes dans le sens où il n’y a pas de stratégie d’endettement avec ces soutiens. Cette aide va à destination du tissu associatif ou des organisations de la société civile avec des modalités de redevabilité beaucoup moins contraignantes.
Quand vous montez un projet financé par une structure comme l’Agence Française de Développement (AFD), la conception, le reporting, la redevabilité, c’est un processus avec des demandes de structuration administratives très contraignantes pour les associations locales qui compliquent la capacité des structures à obtenir ou gérer ses aides.
Aujourd’hui, des acteurs privés peuvent se révéler aussi forts que des États. La Bill and Melinda Gates Foundation, par exemple, est une machine qui travaille sur des projets de plaidoyers et la promotion de la santé mondiale. De nos jours, ce sont des bailleurs tellement puissants qu’ils sont autant contributeurs que certains États.
Quelle réponse donneriez-vous alors à la question : « l’aide internationale, instrument d’émancipation ou de contrôle, vis à vis des pays africains ? »
Ce n’est pas un scénario catastrophe même si c’est très triste dans certaines situations. Il faut avant tout différencier le fonctionnement de l’aide internationale de cette « mainmise France-Afrique » dont on parle car ce sont deux dispositifs complètement différents.
Chacun trouve son intérêt dans cette stratégie d’aide internationale parce que cela reste avant tout un dispositif de relations internationales donc forcément un outil qui fonctionne selon les intérêts, les volontés de chacun et qui se base sur des stratégies d’influence.
L’Afrique est aujourd’hui un hub de l’aide internationale parce que les États se sont désengagés sur des missions sociales comme la santé, l’éducation ou la protection des populations. Donc ils ont une responsabilité dans ce qui se passe.
Les États africains ont une carte à jouer. On le voit beaucoup dans le monde anglophone où beaucoup de grosses entreprises locales ou régionales ainsi que de riches donateurs mettent en place des initiatives philanthropiques dont les organisations de la société civile locale peuvent vraiment profiter.
De plus en plus, des pays s’institutionnalisent et construisent des États de moins en moins désengagés. Certains pays vont pouvoir sortir leur épingle du jeu et pratiquer une aide locale, nationale et régionale. C’est sur cette aide que les pays africains doivent de plus en plus compter, plutôt que sur une aide extérieure.