En République démocratique du Congo, une tentative d’évasion à la prison de Makala a tourné en mort d’hommes, début septembre 2024. Après cette tragédie dont le bilan officiel établi reste provisoire, des milliers de détenus ont été récemment annoncés libérés, pour notamment « désengorger » cette maison carcérale jugée surpeuplée de la capitale. Alors que plusieurs organisations surtout de défense des droits humains appellent à des enquêtes indépendantes pour faire toute la lumière sur ce que certaines d’entre elles ont qualifié comme « un carnage d’une gravité inouïe ». Dossier sur un drame sans précédent, qui en dit long sur les conditions carcérales dans ce pays continental d’Afrique centrale.
Par Trésor Mutombo
C’est une très longue histoire complexe. Après une petite pluie fine dans la nuit du 1er au 2 septembre, des coups de feu ont, sans arrêt, retenti dans l’enceinte du Centre pénitentiaire de rééducation de Kinshasa (CPRK), situé entre les communes de Selembao et de Makala, dans le centre-ville de la capitale de RDC. Ces tirs nourris entre 2h et 7h du matin (heure locale) ont plongé les populations environnantes dans la psychose et la peur.
La plupart affirment n’avoir plus fermé l’œil de la nuit. « Je dormais dans ma chambre quand j’ai entendu soudainement des tirs retentir. J’ai compris tout de suite que ça n’allait pas au regard des crépitements. J’étais tellement inquiet que j’ai perdu le sommeil », a raconté à Tama Média Bryan Mpungu, journaliste résidant à quelques mètres du lieu. Dans cette situation confuse, il s’était dit que cela pourrait être une énième tentative d’évasion, se rappelant ainsi de celle « spectaculaire du 17 mai 2017 perpétrée par le feu Zacharie Badiengila », communément appelé Ne Muanda Nsemi (l’Esprit créateur), leader du mouvement politico-mystique Bundu dia Kong (Royaume du Congo en kikongo, une langue locale).
Niamba Malafi, artiste pluridisciplinaire et directeur de l’espace culturel des Mwindeurs, lui, a passé un mois en détention à la prison de Makala, où il était installé dans le pavillon I. Il avait été arrêté pour « intrusion » dans le dossier de sept danseurs de sa plateforme Malafi’arts, lorsqu’ils étaient en plein tournage dans la commune de Ndjili, dans l’Est de Kinshasa, et au cours duquel ils ont été accusés d’atteinte à la pudeur. Dans une performance dénommée « Mort en Exercice », l’artiste condamné à un mois de prison est revenu sur les traumatismes de sa détention, dénonçant une « condamnation injuste ».
« Quelques jours après avoir quitté la prison, j’apprends ce qu’il s’est passé à Makala, où plusieurs personnes sont mortes. Pour moi, c’était très dur de savoir que des gens que j’ai rencontrés là-bas figurent parmi les victimes », a-t-il confié à Tama Média. Selon son témoignage, il partageait durant son séjour carcéral la même cellule avec l’artiste dessinateur Isaac Buka, mort dans le drame. « Pendant nos moments libres, on prenait le temps de dessiner et de parler d’art. On réfléchissait à un projet d’organiser des activités culturelles à la prison », s’est-il remémoré au sujet de Buka.
Une prison surpeuplée
Des images relayées sur les réseaux sociaux, notamment X (ex-Twitter) ont montré plusieurs dizaines de corps gisant au sol. « Cette nuit-là, on a cassé la porte de notre pavillon, parce qu’il faisait chaud. Alors qu’on se précipitait pour sortir de la cellule, beaucoup sont morts par étouffement. J’ai même marché sur les gens pour sortir, malgré des tirs de sommation. Je pense encore à mes amis qui sont morts. C’est grâce à Dieu que je suis toujours vivant », a relaté à Tama Média Jedidia, un ancien détenu de la prison de Makala rencontré après sa libération aux environs du quartier Petit-point dans la commune de Ngiri-Ngiri (Sud de la capitale).
Cheveux crépus, alors que son regard exprime la douleur et l’incrédulité, Cédric Lowa, lui est resté en détention pendant deux ans. Dans son récit sur la nuit vécue du 1er au 2 septembre, il affirme pour sa part avoir été sauvé par le chef de sa cellule, un co-détenu. « Le responsable de notre cellule a bloqué la porte, disant qu’il ne veut voir aucun d’entre nous mourir. Mais on a essayé de faire pression pour sortir, pendant que d’autres prisonniers étaient en train de fuir de leurs pavillons. Nous avons fini par l’écouter. C’est pourquoi il n’y a eu aucun mort dans le nôtre. Alors qu’il y a eu plusieurs de nos camarades morts dans les pavillons 4, 5 et 8 », a détaillé Cédric Lowa, lundi 23 septembre et désormais libre de ses mouvements.
Certains témoins, rencontrés au lendemain de ces incidents, ont eux aussi indiqué avoir vu des véhicules transporter des corps. La route menant vers la prison a été également barricadée ce jour-là. Depuis, la situation est redevenue normale, mais des questions demeurent. « Nous nous interrogeons sur les circonstances exactes de ce carnage et, en particulier, nous interpellons le gouvernement de la RDC afin qu’il fournisse des explications claires et transparentes sur les causes réelles de cette tragédie, a exprimé auprès de Tama Média le coordonnateur de l’association des Amis de Nelson Mandela pour la défense des droits humains (Anmdh), Aaron Mukalengi. Nous pensons fortement que des facteurs extérieurs à l’établissement pénitentiaire ont joué un rôle déterminant dans ce qu’il s’est passé et qu’il est impératif de les identifier. »
De son côté, Emmanuel Adu Cole, coordonnateur de la Fondation Bill Clinton pour la paix (FBCP), pointe du doigt les conditions de détention jugées inhumaines dans cette maison d’arrêt, surtout le surpeuplement et le manque d’accès à des soins appropriés. « Dans tous les pays du monde, on ne peut pas détenir les militaires et les civils dans un même pavillon. Nous avons déjà fait une plaidoirie pour demander à l’État de les séparer. Comment comprenez-vous qu’une prison civile construite pour 1500 personnes, mais qu’elle compte aujourd’hui plus de 14.000 détenus. Malgré notre plaidoirie, on ne nous a pas écoutés », a-t-il regretté.
Le ministre de l’Intérieur et de la Sécurité Jacquemain Shabani a indiqué, dans une déclaration quelques heures après l’incident, que « les bâtiments administratifs, le greffe, l’infirmerie et les dépôts de vivres ont été détruits par des incendies », sans donner de détail sur le nombre de détenus en fuite. Pour ceux tombés sous les balles, les autorités ont dans l’urgence invité les proches à aller les identifier dans les morgues de la prison centrale de Kinshasa, du camp Kokolo, Tshatshi, du Sanatorium de Selembao. Certains observateurs ont estimé que ce processus pourrait ne pas être effectif, à cause du fait notamment que certains détenus soient venus d’autres provinces du pays, sans ajouter ceux ayant perdu tout contact avec leurs familles.
« Plus de 213 prisonniers morts » ?
Le bilan provisoire communiqué par le gouvernement indique qu’il y a eu près de 130 morts. « Le bilan provisoire est de 129 morts, dont 24 par balles, après sommation, les autres victimes étant décédées par bousculade ou étouffement. On dénombre également 59 blessés pris en charge par le gouvernement, ainsi que quelques cas de femmes violées », a renseigné le ministre Shabani dans sa déclaration, tenue « après une réunion de crise qu'(il) a convoqué(e) avec les responsables des services de défense et de sécurité ».
Des organisations de défense des droits humains avancent de leur côté un bilan bien plus lourd, dénonçant un carnage. Dans un communiqué daté du 2 septembre, l’organisation locale des droits humains Anmdh comptabilise, à partir des éléments en sa possession, « plus de 213 prisonniers morts, plus de 59 prisonniers blessés et plusieurs dégâts matériels enregistrés ». Pour cette ONG, qui dénonce « un carnage d’une gravité inouïe » dans ce document de deux pages, « il est inacceptable que le gouvernement congolais, tout en communiquant le nombre de morts, ne soit pas en mesure jusque-là d’avoir des informations précises sur le sort des femmes violées ».
Jeudi 5 septembre, un procès s’est ouvert en effet contre une trentaine de détenus, accusés de viol et de vandalisme cette nuit-là à la prison de Makala. Depuis le 23 septembre, ce procès est suspendu en raison du diagnostic des femmes présumées victimes de violences sexuelles attendu de l’hôpital du camp Kokolo à Kinshasa. « Le président du tribunal militaire, rapportent des journaux locaux, a informé les parties de la suspension du procès jusqu’à ce que sa juridiction soit en possession des rapports médicaux des victimes des violences sexuelles conformément au précédent jugement avant dire droit autorisant leur prise en charge médicale et psychologique des victimes. »
La Fondation Bill Clinton pour la paix (FBCP) a estimé, selon ses enquêtes, que l’effectif de la prison a baissé de quelque 13.000 détenus, alors qu’il était d’environ 15.000 détenus au 1er septembre. « Du 1er au 2 septembre, l’effectif de la prison était de 15.009 détenus. Mais lorsque nous avons fait le contrôle le 6 septembre, nous avons constaté que l’effectif est passé à 13. 005. C’est pour cela que nous demandons si tel est le cas, où sont passés les autres détenus ? », a expliqué à Tama Média son président Emmanuel Adu Cole. Il estime « le nombre de femmes détenues entre 325 et 330 », qui seraient pour beaucoup « violées ».
Fin juillet, le ministre congolais de la Justice Constant Mutamba avait ordonné, suite à la diffusion des images de l’intérieur de la maison d’arrêt de Makala, tournées par le journaliste congolais Stanis Bujakera lors de sa détention, la mise en liberté de plus de 400 détenus après avoir lui-même visité les lieux. Objectif déclaré : désengorger cette prison. À la suite de la tentative d’évasion, le Garde des Sceaux a reproché aux magistrats de saboter ses efforts. Mais comment ? « Toutes les fois où j’ai désengorgé (la prison), ils ont envoyé le double. Depuis que j’ai commencé, combien de détenus ont été envoyés ici après le désengorgement ? C’est là où on saura d’où est parti cet acte de sabotage. On va sérieusement sanctionner », s’est-il défendu dans une vidéo diffusée à la télévision et sur les réseaux sociaux.
Dimanche 22 septembre, soit vingt jours après l’incident, 1.685 détenus de la prison de Makala ont été annoncés libérés. Les images de la cérémonie publiées par le ministère de la Justice sont tristement saisissantes. De nombreux détenus, torses nus, sont assis à même le sol. Un prisonnier est transporté sur une brouette. Affaibli, ses jambes sont couvertes de plaies béantes comme la plupart qui ont humé le vent de la liberté. La mesure vise à « désengorger » cette maison carcérale mais, aux dires du ministre congolais de la Justice Constant Mutamba, ces libérations ne concernent que les prisonniers malades. Dans la foulée, il a ordonné de désinfecter des pavillons et l’approvisionnement en médicaments.
« Cette mesure tente singulièrement de faire prôner le respect des textes de loi, bien que la question sur son efficacité demeure toujours discutable. Au-delà de tout cela, l’efficacité s’apprécie par rapport à l’impact socio-comportemental de personnes libérées », a commenté auprès de Tama Média un avocat du barreau du Kongo Central (Ouest de la RDC), qui a requis l’anonymat. Il se convainc que « la construction de nouvelles prisons et maisons d’arrêt constituent les seules mesures efficaces », prônant la création au sein du département de la Justice d’une commission de contrôle de régularité d’emplacement de détenus et de prisonniers.
Jean Mobert Senga, chercheur sur la RDC à Amnesty International, reconnaît également dans un article, initialement publié dans le quotidien sud-africain Daily Maverick, que cette « tragédie qui s’est déroulée à la prison de Makala à Kinshasa – plus de 120 morts, des centaines de blessés et plus de 200 femmes et filles soumises à des violences sexuelles, notamment à des viols collectifs – met en lumière l’état déplorable des conditions carcérales en RDC. »
« Maintenir le flou pour cacher la vérité » ?
Dans l’optique de redorer son image, le ministre Constant Mutamba a notamment interdit, dans une série de trois mesures provisoires, le transfèrement de détenus à la prison de Makala par les magistrats des parquets, sauf avec l’autorisation de son département. Une décision qui a été mal perçue par le Bureau du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) qui a exhorté, dans un communiqué, les magistrats à poursuivre « les arrestations et à continuer d’exercer leurs fonctions conformément à la loi ».
En outre, le directeur de la prison centrale de Makala, Joseph Yusufu Maliki, a été suspendu. L’annonce a été faite dans une publication sur le compte X (ex-Twitter) du ministère de la Justice. Son adjointe Madeleine Deko a été désignée pour assurer l’intérim. M. Yusufu Maliki est depuis recherché. Il aurait fui le pays, selon des sources citées dans une publication datée du 5 septembre, du site congolais Actualité.cd.
Tama Média a contacté un proche de l’ancien directeur de la prison centrale de Makala : « Joseph (Yusufu Maliki) a été reçu dans un centre médical le 9 août pour des soins appropriés. Le médecin lui a prescrit un repos médical de 45 jours à cause d’une hypertension artérielle modérée », a-t-il laissé entendre en se gardant de nous communiquer le nom du centre médical en question. Il ajoute que ce dernier a reçu « une autorisation pour une meilleure suivie hors du pays ». Visé par un avis de recherche, au moment de la rédaction de cet article, notre interlocuteur affirme que l’ancien patron de la prison de Makala avait, à plusieurs reprises, alerté les autorités sur « la surpopulation dans ce pénitencier sans avoir une réponse favorable ».
Le chef de l’État Félix Tshisekedi, de retour de Pékin (en Chine) après le Forum sur la coopération sino-africaine (Focac) tenu du 4 au 6 septembre, a condamné ces incidents lors du Conseil des ministres spécial du lundi 9 septembre. Il n’a pas exclu l’hypothèse « d’une main noire » et a chargé les ministres de l’Intérieur et de la Justice de prendre des mesures pour parachever le rétablissement complet de l’ordre à la prison de Makala. Bien plus, à lui soumettre, en une semaine, d’après le compte-rendu lu à la télévision nationale, les conclusions de l’enquête déclarée ouverte qui devrait déterminer les causes exactes de cette tragédie. Mais le flou continue de persister sur ce qu’il s’est réellement passé à Makala après plus d’un mois.
Bienvenu Matumo, militant du mouvement citoyen Lutte pour le changement (Lucha), contacté par Tama Media, se questionne sur l’objectif des autorités. « Comment est-ce qu’il peut y avoir autant de morts, mais le gouvernement ne se préoccupe pas à mener les enquêtes comme annoncées ? », s’est-il interrogé, dénonçant « une volonté manifeste du gouvernement à maintenir le flou pour cacher la vérité ».
Des enquêtes transparentes attendues
Des opposants et organisations ont appelé à des enquêtes indépendantes après ces incidents. « Je condamne avec la plus grande fermeté l’assassinat brutal des prisonniers à la prison de Makala. Ces exécutions sommaires sont un crime inacceptable qui ne peut rester impuni. J’exige que toute la lumière soit faite sur ce carnage, et que les responsables soient traduits en justice. Le respect de la vie humaine et de la dignité doit primer en RDC », a condamné le 3 septembre sur X (ex-Twitter) l’opposant Martin Fayulu, arrivé troisième à la dernière Présidentielle (2023).
Dans une autre déclaration publiée le lendemain, sur la même plateforme numérique, cet homme politique au long cours a saisi l’occasion pour demander la libération ou l’assignation à résidence d’autres camarades politiques détenus à la prison de Makala pour préserver leur sécurité. « Étant donné la dégradation dangereuse des conditions de vie des détenus, il est impératif que les acteurs politiques incarcérés, tels que Jean-Marc Kabund et Mike Mukebayi, soient immédiatement libérés, ou à tout le moins, assignés à résidence sous protection policière pour garantir leur intégrité physique », a-t-il exhorté les autorités, rappelant au passage « que l’État a l’obligation de protéger la vie de tous ses citoyens, y compris ceux privés de liberté ».
Mieux, constate Jean Mobert Senga de l’organisation internationale de défense des droits humains Amnesty International, « une vague de répression de la dissidence déferle sur la nation sous prétexte de défendre le pays contre les ennemis. » De façon plus précise, écrit-il, « des journalistes, des militants de la société civile et des opposants politiques font l’objet de menaces, de détentions arbitraires et de harcèlement judiciaire ». Ainsi, ajoute-t-il, « en militarisant le pouvoir judiciaire, le gouvernement de Félix Tshisekedi trahit les espoirs et les aspirations de ceux qui se sont levés contre la répression de leurs droits sous le régime de Joseph Kabila (2001-2019) ».
Les autorités ont annoncé après la récente tragédie qui s’est déroulée à la prison de Makala à Kinshasa l’ouverture des enquêtes pour notamment situer les responsabilités. « Le président (Tshisekedi) doit veiller à ce que les tribunaux mènent une enquête transparente et rapide et poursuivent tous les responsables, y compris dans les sphères politiques et de sécurité, qui n’ont pas réussi à prévenir ce drame. La communauté internationale doit faire pression et aider à des réformes pénales et pénitentiaires urgentes afin que de telles tragédies ne se reproduisent jamais. », a plaidé dans son article susmentionné le chercheur Jean Mobert Senga d’Amnesty International sur la République démocratique du Congo.
Dans ce pays continental (2.345.409 km²), fragilisé par des décennies de guerre notamment à l’Est de Goma, les évasions ou tentatives d’évasion des détenus sont quasi fréquentes. Le 14 juillet dernier, 87 détenus s’étaient évadés à la prison de Manono dans la province du Tanganyika (Sud-Est de la RDC). Germain Mwamba, administrateur du territoire de Manono, qui avait confirmé cette nouvelle, a évoqué la distraction des policiers et des militaires commis à la garde de cette prison comme cause de cette évasion. Ce qui soulève des interrogations sur la sécurité et la protection des prisons à travers le pays.
« Lorsque les gens se trouvent dans des conditions de surpopulation, désastreuses et inhumaines, l’instinct humain peut pousser ces gens à organiser une évasion. Et surtout, s’ils ont le sentiment d’être incarcérés injustement. Ce sont des prévenus pour la plupart, ils n’ont pas subi un procès et ne savent pas pourquoi ils sont là-bas », veut croire le militant Bienvenu Matumo de Lucha.