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[Enquête] Le Sénégal, plaque tournante du trafic international de cocaïne

08 septembre 2024
15 min

Depuis quelques mois, les saisies de cocaïne par les Douanes, les unes plus importantes que les autres, s’enchaînent au pays de la téranga (hospitalité, en langue wolof). Le Sénégal, par la force des choses, est devenu une zone de transit, exposant davantage sa population à la consommation d’une drogue dure. Enquête.

[Enquête] Le Sénégal, plaque tournante du trafic international de cocaïne
Le samedi 29 octobre 2022, la Brigade commerciale des Douanes de Kidira, Subdivision de Tambacounda, Région douanière du Sud-Est, effectue une saisie de trois cents kilogrammes (300kg) de cocaïne.

Par Abdou Khadir Cissé


« Je suis prêt à en découdre avec tous les lutteurs à l’exception de Saloum-Saloum. À chaque fois que notre combat est ficelé, il gâche tout en se faisant arrêter à la dernière minute », ironise Joe Technique, l’une des figures montantes de la lutte avec frappe sénégalaise.

Saloum-Saloum, de son vrai nom Serigne Saliou Samb, est lui aussi un lutteur sénégalais, mais à la carrière en dents de scie en raison de ses démêlés avec la justice.

Pourtant promis à un bel avenir dans ce sport populaire au Sénégal mêlant boxe et lutte, il s’est fait phagocyter par la montée en puissance du trafic de drogue. Ces dernières années, Saloum-Saloum a cumulé au moins trois séjours carcéraux pour des affaires liées à la drogue.

Sa trajectoire illustre à suffisance la place prise par le trafic de stupéfiants au Sénégal. L’accentuation du phénomène, ces derniers mois, se mesure à l’aune de plusieurs saisies effectuées par les Douanes sénégalaises.

Dimanche 14 avril dernier, la Brigade commerciale des Douanes de Kidira, à la lisière du Mali, a fait une découverte stupéfiante : 1137,6 kg de cocaïne contenus dans des sacs soigneusement dissimulés dans le double fond d’un camion frigorifique en provenance de ce pays sahélien. « C’est la plus importante saisie de cocaïne par voie terrestre jusque-là enregistrée au Sénégal », a précisé le communiqué de la cellule de communication des « soldats de l’économie ». Depuis, les interceptions de cocaïne se multiplient.

Un peu plus d’un mois plus tard, les douaniers ont mis la main sur 264 kg lors d’un contrôle routier à Koumpentoum, toujours dans la même région, dans un « camion frigorifique immatriculé à l’étranger et en provenance d’un pays voisin ».

Le samedi 1er juin, la Brigade commerciale de Keur Ayip, à la frontière avec la Gambie, a saisi 30 kg de cocaïne à bord d’une Hyundai Santafe, immatriculée à l’étranger.

Le mercredi 10 juillet, la Brigade mobile des Douanes a trouvé 365,4 kg de cocaïne « lors d’un contrôle au niveau du barrage de Koumpentoum ».

Dans la nuit du dimanche 14 au lundi 15 juillet, les douaniers ont arrêté une mule qui tentait de rallier l’Europe avec 40,3 kg de cocaïne dans ses valises.

Une énième découverte qui a porté à 2,4 tonnes la quantité de cocaïne saisie depuis mars 2024, pour une contrevaleur globale de 195 milliards FCFA, soit plus que le budget de certains ministères stratégiques.

De 2019 à 2023, le Sénégal, à travers la marine nationale et les Douanes, a empêché la commercialisation de 11 tonnes de cocaïne, se plaçant ainsi parmi les pays de l’Afrique de l’Ouest les plus prisés par le trafic international de drogue.

Mais la nouvelle fréquence des saisies suscite des interrogations quant aux raisons de l’intérêt des trafiquants pour la voie terrestre ? Dans son ouvrage intitulé « Afrique de l’Ouest, nouvel eldorado du crime organisé : immersion au cœur du business juteux des hors-la-loi », publié en décembre 2023 aux Éditions Sirius, l’Inspecteur principal des Douanes, Amadou Tidiane Cissé, a questionné cette tendance : « doit-on voir dans ces nouvelles saisies de cocaïne sur les axes terrestres le signe d’un repositionnement opérationnel des trafiquants dont on sait qu’ils acheminent la quasi-totalité de leur cargaison par voie maritime ? ».

Le Sénégal, « un pays de transit »

[Enquête] Le Sénégal, plaque tournante du trafic international de cocaïne


L’Afrique est de plus en plus touchée par le trafic de drogue, comme révélé par le rapport mondial 2024 sur les drogues de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), notant que les « groupes criminels se tournent vers le continent pour procéder au transbordement de cocaïne, d’héroïne et de méthamphétamine ».

Ce qui se passe en Afrique s’inscrit dans la tendance mondiale. « L’usage de cocaïne n’a jamais été aussi important, tandis que l’offre atteint un niveau record », a révélé l’Agence onusienne, précisant que l’offre de cocaïne a atteint un niveau record en 2022 avec la fabrication de 2700 tonnes, soit 20 % de plus que l’année précédente, et 355.000 hectares de culture de cocaïer.

La cocaïne, d’après M. Cissé, lorsqu’elle quitte l’Amérique latine où la production a explosé ces dernières années, est expédiée par « voie maritime vers les ports africains et européens ». « Les cargaisons envoyées en Afrique sont par la suite reconditionnées et envoyées vers l’Europe, via le Maroc, à partir de vecteurs sous-marins et aériens, dissimulées dans des camions de marchandises qui vont en Europe », a souligné l’Inspecteur des Douanes.

Sur les onze dernières saisies au Sénégal, quatre concernent des camions, dont trois frigorifiques. Il a également été noté que l’intention des narcotrafiquants est de faire passer la cocaïne par l’Aéroport International Blaise Diagne de Diass (AIBD).

Abordant les techniques utilisées, Amadou Tidiane Cissé a cité « l’ingestion ou l’insertion de capsules dans le corps des passeurs », avant d’attirer l’attention sur d’autres méthodes comme « le recours aux instruments de musique comme le balafon, le tama ou encore les livres » pour « déjouer la vigilance des agents de contrôle ».

En guise d’illustration, trois sur les douze saisies d’une quantité totale de 78 kg ont été faites à l’AIBD, dans des sacs ou valises à destination de pays de l’Union Européenne (UE). De même, exploitant les informations en leur possession, les douaniers se sont rendus à Popenguine, sur la petite côte, où ils ont démantelé un laboratoire de reconditionnement de la drogue. Sur place, ils ont vu 26 sacs de sulfate de potassium et divers matériels y relatifs.

Tout cela met en lumière l’importance du Sénégal pour le narcotrafic. Dans son plan stratégique national sur la période 2021-2025, le Comité interministériel de lutte contre la drogue (Cild) a reconnu que le « Sénégal est un pays de transit de drogues (cocaïne, héroïne) provenant de l’Amérique latine et de l’Asie, à destination de l’Europe et de l’Amérique du Nord », arguant que « cette situation est favorisée par la position géographique du pays, en particulier de sa capitale ».

En effet, « Dakar dispose d’infrastructures aéroportuaires modernes et d’un port important, facilitant la liaison avec toutes les grandes capitales du monde. La ville est reliée à Bamako par la voie ferrée et constitue également le pôle de convergence du réseau routier aussi bien national que sous-régional. C’est ce qui expliquerait le développement du trafic de stupéfiants sur l’axe Dakar-Bamako. L’axe Dakar-Banjul-Bissau servirait de route pour le trafic de cocaïne en provenance d’Amérique du Sud, via Praia (Cap-Vert) », a ajouté le document.

Le 13 mai dernier, l’Office central de répression du trafic illicite (Ocrtis) a intercepté 18 kg de cocaïne à Keur Ayip. L’enquête a révélé que le réseau, constitué en majorité de Sénégalais, s’approvisionnait en Gambie et en Guinée Bissau pour servir Marseille (France) via le Sénégal. Parmi les mis en cause, le fils d’un ancien Premier ministre ayant obtenu une liberté provisoire sous le régime du contrôle judiciaire.

Selon l’article 8 du code des drogues, « la culture du pavot à opium, du cocaïer et de la plante à cannabis est interdite sur l’ensemble du territoire national » alors que l’article 9 dit que « sont interdits la production, la fabrication, le commerce et la distribution de gros et détail, le transport, la détention, l’offre ou la cession à titre onéreux ou gratuit, l’acquisition, l’emploi, l’importation, l’exportation, le transit sur le territoire national des plantes, substances et préparations inscrites au Tableau I ». Ledit tableau regroupe les « plantes et substances à risque dépourvues d’intérêt en médecine humaine ou vétérinaire ». En 2007, à l’initiative de feu Abdou Latif Gueye, alors député de la 11e législature et leader de l’ONG « Jamra », connue pour ses positions fermes en faveur de la défense des bonnes mœurs, la disposition 96 a été modifiée. Cette révision a renforcé les sanctions relatives à l’exportation, l’importation et le transport international des drogues classées dans le tableau I. Les peines ont été augmentées, passant de 5 à 10 ans de prison à 10 à 20 ans, accompagnées d’une amende équivalente au triple de la saisie.

Le marché local approvisionné

[Enquête] Le Sénégal, plaque tournante du trafic international de cocaïne


Toute la drogue qui transite par Dakar n’est pas destinée à l’Europe. L’ONUDC a indiqué que « les flux internationaux du trafic ont un effet de ruissellement sur les marchés locaux, exacerbant les dommages associés à l’usage de drogues ». Makhtar (nom d’emprunt) est un consommateur de plusieurs drogues depuis plusieurs années. Rencontré dans un quartier connu de Dakar, il est peu étonné de l’ampleur du trafic de cocaïne au Sénégal.

« Actuellement, fumer du chanvre indien (qui reste la drogue la plus consommée) vous attire des moqueries. C’est devenu banal. La “came” lui a ravi la vedette », fait-il savoir. Pour ce quadragénaire, s’approvisionner en cocaïne est un jeu d’enfants à Dakar. « Il faut juste convenir d’un rendez-vous avec le “dealer” à la Place de l’Indépendance, à Grand Yoff ou aux Parcelles Assainies pour prendre sa dose », a-t-il confié.

Son témoignage corrobore le rapport 2021 du ministère sénégalais de la Santé, sur la prise en charge des usagers, révélant que 6607 patients étaient admis dans les structures psychiatriques et addictologiques, soit un bond de plus de 3562 patients par rapport à 2020. La substance la plus consommée était le cannabis à 60 %, suivie de l’alcool avec 24,87 %. Pour la cocaïne, 40 personnes ont déclaré en prendre, soit 1,56 % du total des patients.

Une autre enquête réalisée par l’ONUDC en 2019, en collaboration avec le ministère de l’Éducation nationale, auprès de 3303 jeunes en milieu scolaire âgés de 15 à 16 ans, indiquait que 15 % parmi eux ont fumé de la cigarette et bu de l’alcool au cours de leur vie. Quant à la drogue, seuls 3,5 % ont dit en avoir consommé dans leur vie. En s’intéressant aux drogues, l’usage de cannabis s’élève à 2,3 % et celui de la cocaïne à 1,6 %, soit 52 élèves.

Ces résultats montrent que les consommateurs sont dans toutes les franges de la société, faisant de l’usage des drogues un réel problème de santé publique pour les autorités. Selon le Cild (Comité interministériel de lutte contre la drogue), les conséquences sanitaires incluent des troubles de la vigilance, des risques psychologiques graves, des maladies transmises par injection et la mort par overdose. Mais pas que.

La structure a estimé que le trafic de drogue déstabilise les États, expose les acteurs de la lutte à la corruption et permet aux narcotrafiquants d’influencer les politiques publiques, risquant ainsi de transformer un pays en narco-État.

Sur le plan sécuritaire, poursuit le Cild, la consommation de drogue, liée au crime organisé et au terrorisme, augmente la criminalité, mais aussi entraîne des violences et accidents graves.


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Les jihadistes, « amis » des narcotrafiquants ?

Il est de plus en plus évoqué le rôle des groupes jihadistes dans le trafic de drogue dans la région ouest-africaine. Une bonne partie de la cocaïne saisie par les services de sécurité sénégalais passe d’abord par le Mali, un pays confronté à une insurrection jihadiste depuis plusieurs années.

Mais selon le chercheur Héni Nsaibia qui s’est confié à Tama Média, le rôle des islamistes radicaux dans le trafic « s’arrête à la taxation sur les routes ».

En 2023, la Global Initiative against Transnational Organized Crime (GI-TOC) et l’ONG Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED) écrivaient qu’« en ciblant les routes, les ponts, les marchés, les transports et d’autres infrastructures essentielles », le Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (Gsim), la filiale d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) au Sahel, « sape les capacités financières des États auxquels il s’oppose et les capacités logistiques des forces gouvernementales. De même, il perturbe les économies locales pour les manipuler à son profit », a ajouté le rapport.

Sous cet angle, les insurgés « peuvent être liés aux trafiquants », a analysé un spécialiste des groupes jihadistes qui s’est entretenu avec nous. « Dans le contexte sahélien, il y a toujours un modus vivendi entre trafiquants de drogue et les jihadistes », a mentionné, dans cet entretien avec Tama Média, Héni Nsaibia, analyste à ACLED, rappelant que « certains comme les Arabes de Tilemsi, dans le Nord du Mali, ont soutenu le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) à l’époque et plusieurs anciens trafiquants sont devenus même des commandants au sein des groupes armés, comme Ould Nouini, Ahmed Tilemsi, Soultane Ould Badi ».

Ancien trafiquant de drogue, Ahmed Tilemsi a formé, avec le Mauritanien Hamada Ould Mohamed Heirou, le Mujao qui a régné sur Gao en 2012.

En 2013, ce groupe et  « Les Signataires par le sang » de l’Algérien Mokhtar Belmokhtar ont fusionné pour donner naissance à Al Mourabitoune sous le leadership de ce dernier, tué en novembre 2016 par l’armée française dans le Sud de la Libye où il s’était retranché. Une partie de cette organisation jihadiste forme actuellement ce qui est devenu l’État islamique au Sahel (EIS), l’autre étant partie intégrante du Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (Gsim).

À défaut d’établir un lien formel avec la galaxie jihadiste, les saisies de cocaïne de ces derniers mois au Sénégal ont montré, en dehors de citoyens sénégalais, l’implication d’autres ressortissants du Sahel à des niveaux différents même si le haut commandement semble être occupé par des gens des pays du Maghreb.

Mais d’après une note de Tigrane Yégavian, chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), « le Nigeria contrôle le marché du trafic illicite de cocaïne en Afrique de l’Ouest ». Il précise que les cartels nigérians « ont du reste scellé des accords avec des Pakistanais et des Afghans afin que la sous-région puisse devenir un point d’arrivée de l’héroïne asiatique à destination de l’Europe ».

Il s’y ajoute les « cartels mexicains de Sinaola, Los Zetas, Golfo Juarez, Tijuana et Guadalajara » qui, à l’en croire, « collaborent avec les acteurs africains du crime organisé pour développer le business du trafic illicite de cocaïne dans la région ».

En 2022, un ressortissant polono-guinéen nommé Alpha Yaya Barry avait été appréhendé dans le Sud du Sénégal alors qu’il tentait d’installer un centre de stockage de cocaïne dans un local présenté comme un centre d’entraînement pour « bodyguards ». Dans cette zone, plusieurs dizaines de kilogrammes de cocaïne ont été saisies par les Douanes.

Que faire pour endiguer le phénomène ?

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Face à ce qui peut être considéré comme une résilience du crime organisé, les autorités sénégalaises veulent sortir le grand jeu. Lors du Conseil des ministres du 26 juin, le président nouvellement élu, Bassirou Diomaye Diakhar Faye, a demandé à son gouvernement de « poursuivre, avec efficacité la mise en œuvre de la Stratégie nationale de lutte contre la drogue, tout en renforçant la sensibilisation des populations, notamment les jeunes, sur le fléau ».

En matière de sensibilisation et prévention, le Plan stratégique national de lutte contre la drogue prévoit de « renforcer l’Alliance des religieux contre la drogue, le Réseau des journalistes contre la drogue, et les Fédérations et Réseaux communautaires, ainsi que de mettre en place une unité médico-judiciaire ».

Il encourage également l’amélioration du soutien et de la prise en charge des consommateurs par la distribution de matériels de réduction des risques, la formation de professionnels de santé spécialisés, et la disponibilité de services adaptés pour les consommateurs de drogues injectables.

L’ONUDC plaide pour des propositions de « solutions socioéconomiques de remplacement aux personnes qui opèrent aux niveaux inférieurs de la chaîne d’approvisionnement en drogues, notamment à celles qui cultivent ou qui participent à la vente de drogues au détail parce qu’elles sont pauvres et n’ont pas d’autre choix », espérant ainsi remédier aux « causes structurelles profondes du problème, telles que les conditions endémiques de pauvreté, de sous-développement et d’insécurité ». En attendant une solution miracle, le Sénégal continue de se « shooter »…