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« Il était le maître à tout faire » : Toumani Diabaté, le dieu de la kora raconté par un spécialiste de la musique africaine

03 août 2024
9 min

Le 19 juillet 2024, l’un des plus grands musiciens de son époque, Toumani Diabaté, a tiré sa révérence. Un départ brusque qui a durement affecté le monde de la culture à l’échelle planétaire. Dans cet entretien avec Tama Média fourmillant d’anecdotes savoureuses, Mory Touré, journaliste culturel qui a côtoyé le dieu de la kora, nous parle de son œuvre gigantesque, son leadership, son talent, son combat pour placer la kora « au centre de la musique du monde ». In memoriam.

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Propos recueillis par Issouf Koné


Tama Média : Que représente le décès de Toumani Diabaté pour le monde de la musique africaine ?

Mory Touré : La perte de Toumani Diabaté, pour la musique africaine, est pénible. Toumani, dans ce secteur, était une sommité. Son instrument, la kora, a traversé le temps et les générations. C’est un musicien qui a côtoyé d’autres grands et reçu les plus hautes distinctions imaginables dans le domaine musical. Il a, par exemple, été primé deux fois aux Grammy Awards avec Ali Farka Touré (1939-2006).

À 58 ans seulement, ce départ est précoce parce que Toumani avait encore beaucoup de choses à partager. La perte n’est pas immense que pour le Mali et l’Afrique. Elle l’est pour le monde entier. Nous ne perdons pas que le musicien, nous perdons un virtuose. Il y a de grands musiciens, mais très peu de virtuoses. Toumani en était un.

Vous avez longtemps côtoyé Toumani Diabaté, avez-vous une anecdote particulière à nous raconter ? Qu’est-ce qui lui a valu les surnoms de « maître » et de « dieu de la kora » ?

Toumani, naturellement, était un leader. Dans sa maison ou lors des tournées, il rassemblait les gens. Il était au centre, consulté, même s’il n’était pas toujours le plus âgé. Il avait une sagesse et une maîtrise de soi qui faisaient sa grandeur.

Son titre de maestro, il l’a mérité. Son père Sidiki lui a appris l’art de jouer à la kora. Il s’est adonné à ce métier avec beaucoup de sérieux. Toumani n’a pas lâché prise depuis. Lorsqu’il se retrouvait dans un groupe, en plus d’être écouté comme je l’ai souligné, il était le maître à tout faire.

Il a été musicien accompagnant surtout Kandia Kouyaté (une griotte d’exception née en 1959) et Salif Keïta (chanteur de renommée internationale, actuellement conseiller spécial à la présidence malienne, NDLR). Il a participé à de grands titres qui ont marqué la musique mandingue en collaborant avec Youssou N’dour (Sénégal), Kassé Mady Diabaté (Mali), Mangala Camara (Mali) et bien d’autres artistes.

Je me rappelle encore d’une anecdote concernant le projet AfroCubism du Cubain Elíades Ochoa, un projet réalisé par le label World Circuit Records de Nick Gold, producteur d’Ali Farka Touré.

Lors de la tournée de ce projet, qui était une sorte de rencontre entre l’Afrique et Cuba (dans les Caraïbes, en Amérique), il y avait plusieurs musiciens africains. Mais tous les yeux étaient braqués sur Toumani et sa kora

Il faut dire qu’il maniait cet instrument avec dextérité. Durant toute la tournée, il était la vedette. Ce fut l’un des moments les plus marquants de sa carrière. Son titre de « dieu de la kora » est lié au fait que personne ne la jouait comme lui. Personne !

Toumani a, à son actif, de multiples récompenses au plan national et international, une discographie immensément riche et des prestations aux quatre coins du monde. Quelle est la place qu’on pourrait accorder à son œuvre gigantesque dans le paysage musical à l’échelle planétaire ?

Il est l’ambassadeur de la kora sur les cinquante dernières années. Toumani Diabaté est celui qui a permis à cet instrument d’être à un niveau respectable dans le monde de la musique. La kora, grâce à lui, a continué à faire son chemin et acquis une reconnaissance.

Je ne connais pas d’autres joueurs de kora qui aient emmené l’instrument là où Toumani l’a conduit. Il lui a donné l’opportunité de se diversifier en se mélangeant à d’autres styles musicaux plus modernes. Beaucoup de jeunes se sont inspirés de lui.

Docteur dans beaucoup d’universités, il a donné des master class (cours magistral, en anglais) en Asie, en Europe, en Amérique… Il a été le premier à s’indigner du fait que la kora, à l’instar d’autres instruments comme la guitare, le piano, le saxophone…, ne soit pas étudiée dans les universités.

C’est grâce à ce combat que beaucoup d’écoles de musique à travers le monde ont inclus les cours de kora dans leurs programmes. Toumani a placé cet instrument au centre de la musique du monde.

Auteur d’une célèbre version tradi-moderne du mythique chant populaire « Mali Sadio », en duo avec son aîné Mangala Camara (1960-2010), et détenteur de deux Grammy Awards avec le légendaire Ali Farka Touré (1939-2006), le dieu de la kora s’en est allé à jamais. Que vous inspirent les très nombreux hommages rendus à l’âme de ce maître griot ? Que témoignent-ils sur la personnalité de l’homme et de l’artiste ?

Tous les hommages rendus à Toumani témoignent de sa grandeur et de sa générosité. Ces honneurs montrent un peu qui était Toumani. Émanant de personnalités du monde musical et d’autres domaines, ces hommages ont prouvé à quel point l’homme était respecté à travers le monde.

Son statut d’ambassadeur de la kora mais également de la paix et de la cohésion sociale ont été mis en avant. Sa musique est une thérapie pour l’esprit et pour l’âme. C’est un hommage mérité pour un artiste généreux qui a fait toutes les grandes salles du monde.

Lors des funérailles, tenues le 20 juillet, de grands griots ont rendu hommage au musulman Toumani par le chant. Ce qui a suscité une polémique sur les réseaux sociaux, notamment TikTok. Comment expliquez-vous le sens et la portée de ce rituel dans la longue tradition des maîtres de la parole ?

Toumani était un fervent musulman. Sa foi ne peut être niée par personne. En tout cas, pas par ceux qui le connaissaient bien.

Chez lui à Bamako, aux heures de prière, il restait parfois tellement longtemps sur sa natte qu’on pouvait attendre deux ou trois heures avant qu’il ne soit disponible. C’était lui. Je ne vais pas faire de polémique sur cette affaire de louange, de janjo comme on le dit dans notre culture, mais je pense qu’il mérite ces honneurs, qu’ils soient religieux ou traditionnels.

N’oublions pas qu’au-delà des religions importées, nous avons notre culture, nos coutumes. C’est donc tout à fait normal, en mon sens, que cet aspect soit mis en avant. Je dis merci à Kandia Kouyaté pour cet acte.

Toumani n’était pas que musulman. Il était aussi un grand griot. C’était un griot musulman et c’est ainsi que les choses se passent chez les griots (le 26 juillet, à l’occasion du sacrifice du septième jour, s’est tenue au Centre International de Conférence de Bamako, CICB, une grandiose cérémonie pour lui rendre un dernier hommage, NDLR). Il n’y a pas de problème de mon point de vue.

Fils de Sidiki Diabaté, père de son homonyme, Toumani a su transmettre au second Sidiki l’héritage reçu du premier, perpétuant ainsi la longue tradition familiale de griot. Qu’a-t-il concrètement apporté dans la modernisation et la promotion de la musique mandingue ?

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Beaucoup. Il a énormément apporté dans ce sens. À chaque fois que je partais chez lui, c’était des collaborations, des projets avec des acteurs de la musique moderne. Il s’apprêtait d’ailleurs à se rendre en France pour l’acte 2 de Lamomali.

Un projet qui mélange rock, jazz, pop, chanson française et mandingue ; projet dont le volume 1 a été couronné par les Victoires de la musique et qui a impliqué de grands noms de la musique malienne et française comme Mathieu Chedid, Fatoumata Diawara, son fils Sidiki et quelques guests comme Oxmo Puccino ou encore Ibrahim Maalouf.

Toumani a fait son travail. Autant il a reçu de son père, autant il a aussi partagé avec ses enfants dont Sidiki qui n’est plus à présenter. C’est important de noter que dans le sillage de Sidiki, il y a quelqu’un qui est très fort, qui est aussi en train de perpétuer le travail de Toumani. Il s’agit de Madou Sidiki Diabaté, l’époux de Safi Diabaté. Ces noms-là ont modernisé la kora. Ils collaborent avec de nombreux artistes aux sonorités modernes. Tout ça, c’est grâce à Toumani.

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Il a influencé beaucoup de jeunes musiciens mandingues. Outre ses enfants, Sidiki et son cadet Balla, on peut citer aussi la Gambienne Sona Jobarteh comme le témoigne sa chanson « Mali Ni Ce » (Merci Mali). Comment voyez-vous la relève ? Quel pourrait être le plus gros défi pour elle ?

Toumani faisait partie de la soixante-onzième génération de joueurs de kora au sein de sa lignée. Il a fait ce travail de transmission. Les pratiquants sont à travers le monde. Ils ne sont pas que Maliens. En plus de ceux que vous avez cités, il est important de rappeler que Toumani est celui qui a « béni » Madina N’diaye.

Elle a été la première star malienne, joueuse de kora. Produit de l’Institut national des arts (Ina) de Bamako, Toumani a été pour elle un mentor. Elle a eu l’occasion de faire de grandes scènes à travers le monde. Il y a d’autres noms importants comme son cousin Ballaké Sissoko, la jeune Wassa Kouyaté qui débute très bien et beaucoup d’autres.

Toumani disait qu’il fallait accepter l’évolution de la kora à travers le temps. Au départ, c’était des cordes et de la peau d’animaux. Aujourd’hui, elle a des clés, on la règle comme une guitare ou d’autres instruments.

C’est la modernité, nous n’y pouvons rien. Mais ce serait bien que la kora garde sa rythmique, son mystère, qu’elle reste mandingue. Je souhaite qu’il y ait plus d’écoles et de jeunes qui s’y intéressent afin qu’on ait beaucoup de pratiquants comme pour les autres instruments. C’est le plus gros défi à relever.