Dans un article publié notamment par un site malien, le 18 juillet, son auteur a attribué des affirmations à la chercheuse Niagalé Bagayoko, qui aurait « déclaré que le Tchad deviendrait membre de l’AES ». Contactée par l’équipe des Vérificateurs de Tama Média, la présidente de l’African Security Sector Network (ASSN, Réseau africain du secteur de la sécurité) estime que ses propos, tenus dans une interview accordée à la Deutsche Welle (DW), ont été déformés. Et pas que ! Nous avons vérifié.
« Déby a-t-il finalement décidé de rejoindre l’Alliance des États du Sahel ? », s’interroge en titre le site d’informations malien Maliweb dans un article publié le 18 juillet 2024. Dans le chapô de cette publication, son auteur évoque un accord bilatéral qui aurait été signé le 12 juillet entre le Tchad et le Niger, deux pays frontaliers. Il affirme que ce supposé document vise « à optimiser les échanges de produits pétroliers » entre ces États du Sahel.
« Le pétrole brut tchadien sera désormais exporté vers le Niger pour y être raffiné, tandis que les produits pétroliers nigériens seront importés au Tchad. L’accord bilatéral prévoit également la construction d’oléoducs et de dépôts pétroliers, ce qui renforcera les relations économiques entre le Tchad et le Niger », écrit-il. Ajoutant que « cet accord marque également le rapprochement du Tchad avec l’Alliance des États du Sahel ».
Sauf que nous n’avons pas trouvé les traces d’un document officiel récemment signé dans ce cadre. Après vérification, il s’agit plutôt d’une communication faite par le Premier ministre nigérien Ali Mahamane Lamine Zeine, au Conseil des ministres du 24 juin 2024, comme on peut s’en rendre compte en écoutant le communiqué lu à l’Office de radiodiffusion et télévision du Niger (ORTN), accompagné par des images et repris par Aïr Info Agadez sur Facebook (entre septième et huitième minutes). Dans la version disponible sur le site internet du gouvernement, il est juste mentionné en point 2 parmi les quatre communications entendues ce jour-là, par le Conseil des ministres, celle « du Premier ministre relative au résultat de l’étude sur les ressources en eaux souterraines au Niger ».
« En plus des relations de bon voisinage entre les deux pays, les autorités rappellent qu’un protocole d’accord bilatéral entre le Niger et le Tchad avait déjà été signé dans ce cadre le 17 septembre 2012, approuvé le 1er juillet 2014 à l’unanimité par l’Assemblée nationale du Tchad et promulgué le 21 juillet 2014 », rapporte actuniger.com dans une brève, publiée sous le titre « Exportation du pétrole brut : l’alternative tchadienne sérieusement envisagée par les autorités de transition ».
Qu’en est-il de la déclaration attribuée à Niagalé Bagayoko ?
Un peu plus loin dans son développement, précisément au bloc 3 de la publication du site malien suivi sur X (ex-Twitter) par plus de 108.000 abonnés, l’auteur rapporte des propos qui seraient tenus par la chercheuse Niagalé Bagayoko, sans préciser d’où il les tient.
En décryptant les sommets du 6 et 7 juillet (respectivement de la l’Alliance des États du Sahel et de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest), à l’en croire, cette spécialiste des questions de sécurité africaine « a déclaré que le Tchad deviendrait membre de l’AES parce que les points de vue de l’AES et du Tchad sur la sécurité et la défense de la région du Sahel coïncident. Elle a également noté la récente participation de la république (sic) tchadienne à des exercices militaires avec les pays de l’AES dans l’ouest du Niger. »
En analysant le papier composé de six paragraphes (chapô compris), on peut noter que cette docteure en Sciences politiques, diplômée de l’Institut d’Études Politiques (IEP) de Paris, dont la thèse a obtenu le premier prix de l’Institut des Hautes Études de la Défense Nationale (IHEDN), est convoquée pour légitimer l’hypothèse. En signature, le texte est présenté comme « une contribution de Drissa Keïta ». Ce qui laisse croire que l’auteur est une personne externe, un collaborateur, de la rédaction de ce site malien d’informations.
Pour en savoir plus sur son identité et juger éventuellement de sa crédibilité suivant les normes conventionnelles de la profession, nous avons effectué des rapides recherches par mots-clés via le navigateur Google Chrome, en lançant notamment cette commande : “Drissa Keïta”. Ce procédé nous a permis de retrouver une courte vidéo postée par la radio privée Joliba FM, du média audiovisuel éponyme, sur sa page Facebook. Il s’agit d’une séquence filmée de son émission en bamanakan « Jama Kodi ? », littéralement, « Que disent les gens ? ». Un autre nommé Drissa Keïta y est invité, et présenté comme « journaliste et consultant ».
Pour nous assurer que c’est bien sa signature ou non, notre équipe est entrée en contact avec lui, qui ne reconnaît pas la paternité de ce papier. « Non, malheureusement », a fait savoir ce premier journaliste professionnel diplômé en 2022 de l’École Supérieure de Journalisme et des Sciences de la Communication (ESJSC) de Bamako, selon la page Facebook de cet établissement de l’enseignement supérieur malien. D’ailleurs, sur sa page Facebook, nous n’avons pas vu de traces de l’article.
En poussant nos recherches dans la barre de recherche de cette plate-forme numérique du milliardaire américain Mark Zuckerberg, à travers le titre du texte comme mots-clés, nous avons obtenu dans les résultats le lien partagé du même article par le compte « Ilyass Poumie » logé dans la catégorie « Création digitale », crédité d’un peu plus de 5.300 followers et localisé aux États-Unis.
Le partage de ce journaliste camerounais officiant à U.S. Agency for Global Média, d’après l’analyse des données publiques de son Facebook, est une publication de panoramapapers.com, mais signée « Joël Onana ». Ce site ne dispose pas de page renseignée d’ « À propos » ou « Qui sommes-nous », permettant de s’informer notamment sur sa charte éditoriale ou son fonctionnement. Nous l’avons ainsi analysé à l’aide de l’outil Whois : il est hébergé aux États-Unis et le souscripteur localisé en Californie, dans le même pays (voir capture d’écran ci-dessous). « Panorama Papers est un média d’information international de droit américain », se décrit-il dans la biographie de sa page Facebook.
Pour le même article, nous avons relevé deux signataires sur différents sites. Mais si l’on analyse les dates de sa mise en ligne, c’est plutôt Panorama Papers qui a repris intégralement la publication de Maliweb, un jour plus tard (le 19 juillet), en modifiant la signature. Après la rapide recherche en ligne sur l’identité du nommé Drissa Keïta, nous avons écrit à Niagalé Bagayoko, via la messagerie privée WhatsApp, pour authentifier maintenant auprès d’elle ces propos qui lui sont attribués sous la forme du discours indirect. « Bonjour. Je n’ai pas dit que le Tchad allait rejoindre l’AES. J’ai dit que c’était l’État le plus susceptible de le faire. Voici ci-dessous l’interview originale qui a été reprise et déformée par la presse malienne. Très bonne journée ! », a-t-elle réagi en écrit.
Que dit Niagalé Bagayoko dans cette interview de la DW ?
Il s’agit en effet d’une interview d’une durée de 11 minutes accordée à la rédaction francophone de la Deutsche Welle (DW), diffusée en intégralité le 8 juillet. Puis en extrait de cinq minutes et trente trois secondes (05:33, en texte et audio) le 10 juillet. Donc, en deux publications sur le site internet de la DW.
Dans la première, intitulée « La Cédéao envisage des visas pour les pays de l’AES », on peut lire les analyses de deux chercheurs, respectivement d’ « Issaka Souaré, enseignant-chercheur à l’Université Lansana Conté de Conakry et conseiller au bureau régional de l’Institut d’études de sécurité (ISS) », et de « Niagalé Bagayoko, docteure en sciences politiques et présidente de l’African Security Sector Network (ASSN) ».
Dans cette publication cosignée par le journaliste au programme francophone de la Deutsche Welle Eric Topona (ayant réalisé l’interview) et son confrère malien Mahamadou Kane de la Radio Kledu, il est écrit en début de la dernière partie qu’elle « estime pour sa part que “pour tout ce qui est question de sécurité, la rupture est véritablement consommée (entre la Cédéao et l’AES). Parce qu’il y a une défiance. En revanche, dans les domaines économiques, il ne me paraît pas envisageable que des voix de coopération soient trouvées” ». Pour le reste, en ce qui la concerne, on est renvoyé à écouter l’intégralité de l’interview (podcast) embarquée dans l’article, à l’emplacement sous le dernier intertitre du texte.
Nous avons écouté cet élément sonore. C’est en réponse à l’avant-dernière question relative à « l’absence de certains chefs d’État de la sous-région notamment le président ivoirien Alassane Ouattara, son homologue togolais Faure Gnassingbé ou encore le Béninois Patrice Talon » au sommet d’Abuja du 7 juillet, qu’elle a mentionné de passage le Tchad en rapport avec sa participation, fin mai dernier, aux exercices militaires conjoints au centre de formation des forces spéciales de Tillia, dans l’Ouest du Niger. Niagalé Bagayoko a été invitée à expliquer ces absences remarquées. Voici la question que le journaliste lui a posée : « Comment est-ce que vous expliquez ces absences ? »
« Alors, le Togo a une position particulière, comme je le disais, de rapprochement avec l’AES bien qu’étant très attaché à cette organisation qu’est la Cédéao. Puisque c’est le père même de Faure Gnassingbé, le général Gnassingbé Eyadéma, qui était à l’origine de la Cédéao avec le général nigérian (Yakubu) Gowon. Donc Faure Gnassingbé y est attaché mais, par ailleurs, joue un jeu de proximité avec les États du Sahel. Il faut rappeler qu’il a été parti aux exercices militaires qui ont été organisés récemment par les États sahéliens tout comme le Tchad. Le Bénin, lui, se trouve dans une position particulièrement inconfortable, notamment en raison de son différend (…) avec le Niger qui l’accuse notamment d’accueillir des troupes étrangères et donc de chercher à le déstabiliser, avec tous les enjeux autour de l’accès aux pays côtiers pour les pays sahéliens. Je pense que ce sont toutes ces questions-là qui expliquent ces absences remarquées. », a-t-elle expliqué. On peut écouter cette partie retranscrite entre la huitième et la neuvième minutes et cinquante secondes de l’interview intégrale (1).
Dans la seconde publication (2) contenant l’extrait de cinq minutes (texte et audio), mise en ligne sous le titre « “II y a un vrai clivage dans la Cédéao” (Niagalé Bagayoko) », le Tchad n’est pas mentionné. Par ailleurs, nous avons constaté que cet article a été repris par le journal malien Info Matin, en citant la source mais sans indiquer qu’il s’agit d’une séquence d’une interview d’une durée de 11mns.
Qui est la chercheuse Niagalé Bagayoko ?
« Spécialiste de la réforme des systèmes de sécurité (RSS) en Afrique francophone, des politiques de sécurité internationales menées en Afrique subsaharienne, ainsi que des mécanismes africains de gestion des conflits, elle a dirigé le programme “maintien et consolidation de la paix” de l’Organisation internationale de la Francophonie après avoir été chercheure à l’Institute of Development Studies (IDS) de Université du Sussex (Royaume-Uni) et à l’Institut de recherche pour le développement (IRD, France) ainsi qu’enseignante en relations internationales à l’IEP de Paris. Elle est actuellement Présidente de l’African Security Sector Network (ASSN) », renseigne Paris 1 Panthéon-Sorbonne (université française) sur son site Web.
Elle est auteure et/ou co-auteure de plusieurs dizaines de publications (scientifiques). Parmi ses derniers travaux, l’on peut citer « L’armée française au Sahel : un corpus doctrinal à l’épreuve » (IFRI, mars 2024), « Présence et influence des puissances moyen-orientales en Afrique sub-saharienne » (Institut FMES, janvier 2024), ainsi que « La charte dite de Kurukan Fuga : La régulation sociale et la pacification par la hiérarchisation de la société et l’édiction de nouveaux droits ? » (extrait de « Paix et sécurité. Une anthologie décentrée, », dir. D. Allès, Le Gouriellec, M. Levaillant, CNRS Édition, 10 févr. 2023).
Suivie sur X (anciennement Twitter) par plus de 30.300 followers et LinkedIn (un peu plus de 7.000 abonnés), Dr. Niagalé Bagayoko, rappelle le portail sus-indiqué de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, « intervient fréquemment dans de nombreux médias à l’audience internationale, à la fois télévisés (France 24, TV5 Monde, Deutsch Welle, VOA, Africanews, ….), radiophoniques (France Culture, RFI, BBC ….) ou de la presse écrite (Le Monde, le Point, The Africa Report, …). »
Les conclusions des Vérificateurs de Tama Média
En conclusion, contrairement à ce qui est affirmé dans la publication du média malien Maliweb, signé sous le nom « Drissa Keïta » et reprise par Panorama Papers sous la signature modifiée « Joël Onana », cette spécialiste, Docteur en Sciences politiques, n’a pas « déclaré que le Tchad deviendrait membre de l’AES parce que les points de vue de l’AES et du Tchad sur la sécurité et la défense de la région du Sahel coïncident ».
En répondant à une question dans une interview accordée à la Deutsche Welle sur les « tensions entre la Cédéao et les trois pays de l’Alliance des États du Sahel : Niger, Mali et Burkina Faso », après les sommets du 6 et 7 juillet (respectivement de l’AES et de la Cédéao), elle a rappelé que le président togolais Faure Gnassingbé était « parti aux exercices militaires qui ont été organisés récemment par les États sahéliens tout comme le Tchad ».
C’est en expliquant les absences remarquées des chefs d’État notamment togolais et béninois à la réunion d’Abuja du 7 juillet, que Niagalé Bagayoko a mentionné de passage le nom du Tchad pour montrer qu’en plus du Togo celui-ci a pris part à ces exercices militaires des États du Sahel. « Je n’ai pas dit que le Tchad allait rejoindre l’AES. J’ai dit que c’était l’État le plus susceptible de le faire », a-t-elle précisé à Tama Média.
Nos efforts pour retrouver le signataire de cet article incriminé, et lui demander des explications, n’ont pas été concluants au moment de cette publication de l’équipe des Vérificateurs de Tama Média.
Cet article fait partie d’une série d’articles consacrés à la lutte contre la désinformation en Afrique francophone. La production est réalisée avec le soutien de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) dans le cadre du projet « Jumelage entre initiatives francophones de lutte contre la désinformation ».
Tama Média, La Voix de Mopti et Sétanal Média ont formé un consortium pour postuler à cet appel à projets et ont ainsi obtenu le soutien de l’OIF pour la réalisation du projet suivant : « Mali, Sénégal : l’intelligence artificielle et les contenus audiovisuels en langues locales au service de la lutte contre la désinformation auprès des personnes analphabètes et auprès de la diaspora sénégalaise et malienne en Europe ».