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« L’art au-delà des frontières : un pont essentiel dans un monde fracturé », par Christophe Person

13 juin 2024
5 min

Tribune de Christophe Person, Président, co-fondateur de BISO, Biennale Internationale de Sculpture de Ouagadougou.


“L’art au-delà des frontières : un pont essentiel dans un monde fracturé”, par Christophe Person
© Bruno Lévy pour JA / Christophe Person dans sa galerie, à Paris, le 17 mars 2023, lors d’une exposition de l’artiste ghanéen Joseph Kojo Hoggar.

Alors que les tensions diplomatiques se cristallisent entre la France et les pays du Sahel, il est utile de rappeler le rôle fondamental que l’art et la culture jouent dans le rapprochement des peuples.


Bien avant même la campagne pour les élections européennes du 9 juin 2024, nous assistions déjà à une montée en puissance inéluctable des extrêmes droites qui monopolisent le débat des idées et influent sur la politique intérieure des États membres, dont la France. Cette dynamique pousse les gouvernements à adopter des mesures populistes pour s’aligner sur les promesses des extrêmes. Une illustration de cette tendance a été l’annonce, en août 2023, de l’interdiction des visas pour les artistes en provenance du Mali, du Burkina Faso et du Niger. Une mesure qui soulève des questions fondamentales sur notre conception de la diplomatie, de l’échange et de la fraternité universelle.

Les pays du Sahel naviguent ces temps-ci dans des transitions délicates et oscillent entre la quête d’autonomie et le besoin de partenariats revitalisés.

Au cours de l’histoire, l’Europe, la France en tête, s’est érigée en protecteur de la liberté et de la fraternité, en devenant la terre d’accueil privilégiée des élites intellectuelles, culturelles et artistiques du monde entier. Depuis l’époque où François Iᵉʳ tendit la main aux artistes européens, le Vieux Continent a attiré pendant cinq siècles les esprits les plus brillants. Cette tradition d’attractivité a permis l’écriture d’une histoire enrichie de ces échanges, de cette curiosité et de cette ouverture vers l’autre. Pour asseoir ses fondements et maintenir sa place dans le monde, il est impératif pour l’Europe de rester cette terre d’accueil pour les esprits créatifs. 

Les pays du Sahel naviguent ces temps-ci dans des transitions délicates et oscillent entre la quête d’autonomie et le besoin de partenariats revitalisés. Cette volonté de changement est d’autant plus complexe en raison de l’intérêt croissant d’acteurs internationaux, tant anciens que nouveaux.

L’absence d’une stratégie claire de la France concernant sa relation culturelle et diplomatique avec les pays du Sahel, à laquelle s’ajoute l’envoi de signaux contradictoires, brouille la clarté de ses intentions. D’un côté, la volonté manifeste de restitution d’œuvres d’art lors de la conférence donnée par Emmanuel à l’Université de Ouagadougou en 2017 illustre un désir de renouvellement des liens culturels. De l’autre, les restrictions des déplacements sèment le doute sur l’engagement réel envers une diplomatie culturelle ouverte et respectueuse. Ces actions disparates sont perçues comme une ambivalence de la France et nourrissent un sentiment anti-français. 

Cela représente un revers pour la francophonie et pour le rayonnement international de la France, ce qui par la même occasion, valide les stratégies propagandistes visant à ébranler les fondements démocratiques.

Au-delà des relations diplomatiques, ce sont les liens humains, culturels et artistiques qui sont menacés par de telles décisions. Réduire la mobilité des artistes sahéliens revient à brider la création elle-même, à isoler des voix essentielles qui enrichissent notre monde de leurs perspectives uniques. C’est se priver de la possibilité d’embrasser d’autres réalités, d’autres vérités qui, bien que différentes, sont le reflet de notre humanité commune. 

Aujourd’hui, l’apport des artistes sahéliens est d’autant plus crucial

L’art et la culture sont des vecteurs de connaissance, de compréhension mutuelle, de tolérance. Ils nous permettent de dépasser nos préjugés, d’ouvrir notre esprit à l’autre, d’apprécier la diversité qui nous entoure. L’art est un langage universel, un témoin de son époque, une expression de la vision et de l’espoir. Tout au long de l’histoire, la création artistique a été soit réprimée par les autocraties, soit encouragée par les sociétés éclairées. 

Cette essence doit perdurer et doit être préservée au-delà des aléas diplomatiques du moment. Chaque expression artistique confinée ou censurée est une opportunité manquée de briser les barrières de l’incompréhension, une chance perdue de nourrir l’empathie au sein de notre tissu social.

En entravant la liberté de mouvement des artistes, nous courons le risque de nous inscrire dans une dynamique de censure, de rétrécissement de l’espace de dialogue et d’échange, ajoutant une pierre à l’édifice de la Cancel Culture. C’est non seulement une perte pour les artistes du pays visé, mais aussi pour l’ensemble de l’écosystème artistique intercontinental qui se nourrit d’échanges. Aujourd’hui, l’apport des artistes sahéliens est d’autant plus crucial qu’ils proposent une vision substantielle et inédite. Progressivement isolés par les conjonctures politiques et diplomatiques, ils sont à rebours de toutes tendances et se distinguent par leur singularité.

En ces temps de troubles et d’incertitudes, l’art ne doit pas être un luxe ou un privilège, mais un droit fondamental, un pilier sur lequel s’appuyer pour construire demain.

Christophe PERSON est Directeur de la galerie CHRISTOPHE PERSON mais également Président, co-fondateur de BISO, Biennale Internationale de Sculpture de Ouagadougou.

Cette tribune a été d’abord publiée par l’auteur sur Jeune Afrique