L’abattage d’animaux dans les cours et les rues tout comme la maltraitance des chiens et des ânes sont monnaie courante en Éthiopie. Une poignée d’activistes du pays tentent toutefois de faire évoluer les mœurs. Reportage.
Il est le dernier sur les trois moutons achetés par cette famille résidant dans le quartier de Bole Michael, non loin de l’aéroport d’Addis-Abeba. Depuis la veille, il tente, en vain, de se libérer de la corde reliant son sabot à un poteau métallique. Il sera finalement égorgé à son tour, ce 6 mai, deuxième jour de la Pâque éthiopienne, Fasika. La scène n’émeut guère dans ce quartier peuplé de membres de l’Église orthodoxe Tewahedo d’Éthiopie mais aussi de musulmans qui ont abattu, eux, des moutons pour l’Aïd al-Adha, un mois plus tard.
Ces actes sont pourtant hors-la-loi. « Les bureaux gouvernementaux chargés de l’élevage et de la pêche ainsi que les municipalités disposent de règles qui imposent l’abattage des animaux à l’abattoir, afin de minimiser leurs souffrances », explique Getahun Asebe, chercheur en sciences animales à l’université de Gambella. Mais voilà, les autorités religieuses qui respectent à la lettre la Bible ou le Coran prennent le pas sur l’État. « L’application de la loi est faible voire inexistante », constate Getahun. Les militants éthiopiens de la cause animale existent pourtant bel et bien et mènent un combat de fond pour tenter de faire cohabiter traditions et respect des êtres vivants.
Le sauvetage de chiens mal perçu
Rediet Sisay s’apprête à accueillir deux nouveaux rescapés, dans son refuge situé à Adama, à environ 90 km au Sud-Est de la capitale. De passage à Addis-Abeba, ce matin de mai, la trentenaire a sauvé ces chiens mal en point, qui rejoindront ses 32 pensionnaires. Cette musicienne s’y est lancée il y a huit ans, en 2016, accompagnée par deux amis respectivement informaticien et ingénieur. « Nous voulions d’abord secourir les chiots que nos voisins avaient l’habitude de donner à manger aux hyènes pour s’en débarrasser, car seuls les adultes sont utilisés pour garder les propriétés. Nous souhaitions leur trouver des familles adoptives. Au fur et à mesure, nous nous sommes mis à soigner les chiens blessés ou malades », raconte la jeune femme.
Dans cette ville de la région Oromia, leur initiative n’est pas tout de suite comprise. Des rumeurs circulent, insinuant que les canidés seraient destinés à la consommation humaine. Et puis, les voisins se plaignent du bruit, des odeurs et estiment qu’un tel refuge ne constitue pas une priorité dans un pays où la famine menace. Quelque 13 millions d’Éthiopiens avaient en effet « un besoin désespéré d’assistance alimentaire humanitaire » entre juin et septembre 2024, d’après le Programme alimentaire mondial.
« J’aide toujours les personnes qui en ont besoin, assure Rediet. Mais les chiens sont également des créatures de Dieu. Or personne ne se préoccupe d’eux si nous ne le faisons pas. » À l’autre bout d’Addis-Abeba, Feven Melese affronte, elle aussi, de multiples critiques. Notamment sur ses comptes Facebook, TikTok, Instagram et Telegram où elle totalise 47 000 abonnés au moment de la rédaction de cet article. « Je sensibilise les internautes contre les violences perpétrées à l’encontre des animaux, je les encourage à adopter les animaux vivant dans les rues et leur déconseille de faire appel aux éleveurs qui vendent des chiens de race alors qu’il y a tant de chiens à adopter dehors », liste l’activiste, depuis un café bordant une artère de la capitale.
Miser sur les futures générations
Les riverains voient souvent d’un mauvais œil les campagnes pour nourrir les chiens des rues qu’elle organise avec d’autres bénévoles. « J’entends que je suis privilégiée et que je ne comprends pas la misère à laquelle les Éthiopiens sont confrontés. Alors j’essaie de faire comprendre que les animaux souffrent également de la faim ou de la maladie », poursuit Feven. Pour s’éviter les reproches, elle a associé, à ses ravitaillements canins, des distributions de nourriture et de vêtements destinés aux plus vulnérables. Elle fait pourtant déjà sa part en matière d’aide humanitaire. À 30 ans, l’élégante entrepreneuse aux cheveux argentés dirige ainsi sa propre ONG nommée « Pour nos pères et nos mères, organisation caritative du respect et de l’amour », qui procure des médicaments, des vivres ou encore du matériel scolaire à ses bénéficiaires.
Son objectif consiste désormais à ouvrir une deuxième organisation, qui s’appellera « Les animaux ont besoin d’attention », et sera dédiée à ses compagnons à quatre pattes. « Nous devrions bientôt obtenir notre licence et devenir la première ONG éthiopienne focalisée sur les animaux de compagnie, se réjouit Feven. Nous aimerions, à terme, intervenir dans les écoles. Nous voulons incorporer des cours sur le bien-être animal dans le programme scolaire pour influencer la prochaine génération. » Son aîné, Bojia Endebu, se bat pour la sensibilisation des plus jeunes au bien-être animal depuis bientôt deux décennies. Fraîchement élu à la tête de l’Association des vétérinaires d’Éthiopie, il a auparavant œuvré au sein de l’ONG britannique The Donkey Sanctuary (« le sanctuaire des ânes » en français). Entre 2011 et 2018, il a animé, avec ses collègues, des ateliers d’éducation au respect des animaux dans 36 écoles primaires pilotes. Avant de remettre les rênes du projet à des partenaires locaux.
En parallèle, Bojia s’adresse aux adultes, qu’ils soient professionnels de la santé animale, décideurs politiques ou propriétaires d’ânes. « Les ânes sont le seul moyen de transport pour la plupart des communautés rurales. Mais très peu de soins leur sont prodigués. Leurs propriétaires pensaient, jusqu’à récemment, que les ânes ne tombent jamais malades et que s’ils sont malades cela signifie qu’ils vont mourir. Grâce aux mesures éducatives et à nos services, nous avons démontré que si les ânes sont soignés, ils peuvent guérir et reprendre le travail. La durée de service d’un âne ne dépassait auparavant jamais 10 ans. Elle atteint désormais 15 ans », détaille le vétérinaire qui encourage en outre les utilisateurs à protéger le dos des montures afin de limiter les blessures. Il voit une victoire dans l’interdiction récente, par l’Union Africaine (UA), du commerce de la peau d’âne pour répondre à la demande chinoise d’ejiao, une gélatine utilisée en médecine traditionnelle.
Adoption d’une nouvelle réglementation
Bojia a été confronté aux mêmes discours hostiles que Rediet et Feven. « Le bien-être animal continue à être considéré comme une émotion inutile », déplore-t-il. Mais l’horizon s’éclaircit peu à peu. Le jeudi 27 juin, le conseil des ministres a adopté un projet de loi sur la santé et le bien-être des animaux. « Avant, la loi ne concernait que la prévention et le contrôle des maladies. Elle comporte dorénavant un volet consacré au bien-être des animaux. Cela représente un grand pas en avant dans le domaine des soins aux animaux », analyse ce militant de longue date.
Les défis sont encore considérables. En Éthiopie, peu se risquent à remettre en cause les règles édictées par les responsables religieux. Il reste par conséquent du chemin à parcourir pour accepter le régime sans viande de Rediet et Feven – au-delà des jours de jeûne imposés par l’Église orthodoxe. « Je n’ai pas peur !, affirme toutefois Feven. Au moment de Fasika, j’ai posté une vidéo dans laquelle je dénonçais l’égorgement des moutons. Les chrétiens disent que la Bible mentionne cette pratique mais il est aussi écrit de ne pas faire preuve de cruauté envers les animaux. Leurs convictions religieuses se contredisent…»
Son beau-frère, qui assure la traduction de notre conversation, nous fait remarquer le clip diffusé sur l’écran de l’établissement où nous sommes attablés. « Même là, ils égorgent un mouton. C’est vraiment culturel. Nous devons agir progressivement car cela prendra du temps de s’attaquer aux traditions », conclut ce médecin qui soutient le projet de Feven.