Au Mali, les attaques jihadistes ont connu une nette intensification cette semaine, affectant l’ensemble du territoire. Ce regain de violence, qui a motivé l’instauration du couvre-feu dans certaines régions, pousse à s’interroger sur la stratégie qui sous-tend ces offensives, ainsi que sur la réponse apportée par les autorités de la transition à durée indéterminée, dont l’arrivée au pouvoir en août 2020 avait été en partie justifiée par la dégradation de la situation sécuritaire. Analyse.
Ces derniers jours, se réveiller sans apprendre que des groupes jihadistes s’en sont encore pris aux forces régulières sahéliennes, est devenu chose rare. Les insurgés semblent même avoir décuplé leurs actions, notamment au Mali où ils sont présents depuis plus d’une décennie. Du 30 mai au 5 juin, Jama’atu Nusrat al Islam wal Muslimin (Jnim) ou Groupe de soutien à l’Islam aux musulmans (Gsim), l’un des groupes les plus actifs au Sahel, a revendiqué plusieurs opérations contre les Forces armées maliennes (Fama). Ces attaques, une vingtaine, traduisent ce que des experts considèrent comme une montée en puissance de l’alliance jihadiste formée en 2017 et dirigée par le Touareg malien Iyad Ag Ghali.
À travers ses communiqués, diffusés via ses canaux de propagande, le groupe affilié à Al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi) a revendiqué trois attaques coordonnées entre le 31 mai et le 2 juin. Le 31 mai, une caserne militaire à Sirakorola (Koulikoro, la deuxième région administrative du Mali) a été visée. Le groupe affirme y avoir tué quatre soldats, capturé trois véhicules, cinq mitrailleuses Douchka, deux RPG, une vingtaine de fusils d’assaut et un stock important de munitions.
Le 2 juin, la ville de Tombouctou (au Nord du pays) a été ciblée. Des « inghimasis », forces d’élite pour opérations suicides, ont tenté de prendre désespérément le camp militaire Cheick Sidi Békaye, des postes de contrôle et l’aéroport militaire. Le Jnim déclare six morts parmi ses hommes, l’armée malienne, de son côté, annonce 13 assaillants tués et 31 suspects arrêtés, tout en repoussant l’offensive.
Stratégie d’encerclement
Cette offensive des jihadistes s’inscrit dans une dynamique plus large. Au moins seize attaques sont revendiquées au Mali, notamment à Ségou, Kayes, Gao, Kidal, Tombouctou, Mopti et Sikasso, où le poste de Mahou a été visé le 5 juin. Certaines positions sont à quelques dizaines de kilomètres de Bamako, la capitale.
Selon les informations de Tama Média, cette intensification s’inscrit dans un programme défini par le Conseil consultatif du Jnim (Majliss Choura) lors de sa dernière réunion à l’Aïd al-Fitr (Ramadan), plus connue sous le nom de « Korité » ou « Selifitini » dans la région. Cette rencontre stratégique aurait donné une feuille de route pour étendre l’influence du groupe sur tout le territoire, avec un focus sur le Sud.
De l’analyse d’Abass (prénom modifié), expert des groupes jihadistes sahéliens, cette multiplication des incidents sécuritaires dernièrement entre dans le cadre de la stratégie globale du Jnim « comme chaque année ». « Ce qui est nouveau entre 2024 et 2025, c’est la multiplication des attaques dans les régions du Sud, notamment Sikasso et Kayes », fait-il observer, notant que le Jnim « étend son influence en plus de mettre en danger les ressources minières vitales pour l’État ». Même constat chez Hamma (prénom modifié), un observateur de l’insurrection jihadiste établi dans l’une des régions du Nord. « La nouveauté pour moi, c’est l’extension de la menace dans l’ensemble du pays, autour de presque toutes les grandes villes, y compris Bamako, la capitale. Certaines positions attaquées sont proches de Bamako », relève-t-il.
Selon notre interlocuteur du Nord Mali, « si entre 2022 et 2024, les terroristes ont perdu des capacités à prendre d’assaut des camps militaires, ils semblent avoir réglé ce problème. » « Ils sont désormais capables de s’attaquer à des positions avancées et s’en emparer avant l’arrivée des renforts », fait-il remarquer, donnant l’exemple de « Boulkessi et Dioura où le bilan côté Fama est énorme ». Le 1er juin, la branche burkinabè du Jnim a attaqué la position de l’armée malienne à Boulkessi, dans la région de Mopti (dans le centre), affirmant y avoir tué plus de 100 soldats maliens, capturé 22 autres, détruit 33 véhicules militaires et récupéré un arsenal. L’armée assure avoir repoussé l’assaut, sans donner de bilan précis. L’attaque du camp militaire de Dioura, toujours dans le centre près de Mopti, a eu lieu quatre jours plus tôt et aurait fait d’après le Jnim 40 victimes dans les rangs de l’armée (qui n’a pas pour le moment communiqué un bilan sur cette attaque de Dioura).
Contre-offensive limitée malgré des frappes ciblées
Face à la pression, les Fama ont intensifié leurs opérations et affirment avoir mené des frappes aériennes et embuscades à Sofara, Tidermene, Hombori, Timissa, Banikane ou Diafarabé. L’attaque contre le Fort Cheick Sidi Békaye (Tombouctou) et celle de Boulkessi auraient été déjouées, selon l’état-major. De plus, l’armée malienne a indiqué, jeudi 5 juin, que « la force unifiée de l’AES met tout en œuvre pour étouffer ce sursaut d’une bête qui, déjà terrassée, est en train d’être ressuscitée et maintenue en vie par des forces désormais identifiées ». Les Fama ajoutent mener « une contre-offensive sur l’ensemble du territoire nationale, avec pour priorité absolue de sécuriser les populations et d’éviter toute amalgame ou dommage collatéral », listant une série d’opérations entre Boulkessi, la forêt de Soussan, Yenchechi et Tessit.
Mais sur le terrain, les résultats restent mitigés. « Malgré drones et avions, l’armée malienne peine à contenir l’insurrection. La priorité semble être ailleurs, notamment contre les rebelles touaregs », déplore Abass, l’expert des groupes jihadistes, alléguant que l’armée est « mal préparée à la guerre asymétrique, gangrenée par la corruption » et privée du soutien de Barkhane. Pour Hamma, l’observateur de l’insurrection jihadiste au Sahel, ce regain de tensions dans presque tout le territoire malien et surtout le ciblage des grandes emprises fait fondre l’ « argumentaire dont se félicitent les autorités de la transition », selon lequel les « camps militaires ne sont plus attaqués et qu’ils arrivent à mieux les défendre ».
Après l’arrivée des hommes en treillis au pouvoir, suite surtout au second coup d’État de mai 2021, l’armée malienne est en effet passée d’une main de revers à l’offensive dans sa longue guerre asymétrique contre les groupes armés séparatistes et jihadistes. Le 12 avril à Antalya, en Turquie, le ministre malien des Affaires étrangères, Abdoulaye Diop, affirmait que « le Mali a récupéré entre 40 et 50 % de son territoire national » depuis le départ de la Mission de l’Onu (Minusma), permettant « le retour de l’administration et une montée en puissance des forces nationales ».
Absence de coordination régionale
La situation est aggravée par la libre circulation des jihadistes entre Mali, Burkina Faso et Niger. Boulkessi est une opération venue de la Mantiqa burkinabè du Jnim, sans réaction coordonnée. Les terroristes frappent au Niger, repartent au Burkina, puis au Mali sans être interceptés.
Pourtant les trois pays, regroupés au sein de la Confédération des États du Sahel (AES) depuis juillet 2024 suite à leur départ de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao), ont annoncé la mise en place d’une force unifiée pour lutter ensemble contre les groupes jihadistes. Mais au regard des attaques jihadistes sanglantes des derniers jours au Mali et au Burkina, la réaction tarde à venir.
Face à cette situation qui semble intenable, Hamma estime que l’AES doit « s’adapter au contexte », en évaluant à temps les menaces afin de mieux les prévenir. « Les États sahéliens doivent aussi vite matérialiser les mécanismes de coordination des actions de lutte contre le terrorisme et renforcer la coopération militaire avec d’autres pays de la région pour mieux répondre à la menace », ajoute l’observateur de l’insurrection jihadiste. Concernant la coopération avec les pays de la région, il préconise de dépasser les malentendus nés, ces dernières années, des sanctions de la Cédéao contre des États du Sahel (Mali, Niger) suite à des changements anticonstitutionnels de régime. Pour lui, une absence de coordination entre les États pour construire une réponse régionale cohérente, « laisse du terrain au Jnim et à son rival de l’État islamique ».
Tout considéré, la stratégie des insurgés islamistes semble claire. « Au vu des récentes évolutions, il est évident que le Jnim prépare le terrain pour des opérations d’envergure. Un blocus de la capitale et de certaines villes du centre n’est pas à exclure », prévient Abass, notre deuxième spécialiste des groupes jihadistes du Sahel. Au moment où il le dit, le Jnim affirme avoir mis la main sur une manne financière de plus de 100 millions de francs CFA (un peu plus de 152 000 euro) dans une opération menée à Bamako.