Fin juillet 2024, la localité de Tinzaouatène, située à l’extrême Nord du Mali, à la frontière avec l’Algérie, a été le théâtre de violents affrontements meurtriers ayant opposé les Forces armées maliennes (Fama) et alliés russes aux rebelles séparatistes, regroupés ces derniers mois au sein du Cadre Stratégique Permanent pour la Défense du peuple de l’Azawad (CSP-DPA), ainsi que les jihadistes du Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (Gsim). La coalition armée indépendantiste et jihadiste se dispute la paternité de ce gros revers qu’ont subi les Fama et leurs supplétifs russes identifiés comme des combattants de Wagner. À qui la responsabilité de la première défaite d’une ampleur inédite au Mali pour les « musiciens » de la société paramilitaire russe Wagner ? Quelles sont les raisons qui expliquent la polémique entre les rebelles du CSP et les « moudjahidines » du Jnim ? Tama Média a mené l’enquête.
Par Abdou Khadir Cissé, avec la contribution de Baba Coulibaly
« La terre brûle à Tinzaouatène ». Ces mots sont du cinéaste et ancien ministre malien de la Culture, Cheick Oumar Sissoko, écrits dans un poème authentifié. La reconquête de cette ville malienne n’a pas eu lieu. Pas pour le moment. Plus de dix ans après avoir perdu cette zone située dans le cercle d’Abeibara, à la frontière algérienne, l’armée malienne, accompagnée de ses alliés russes de la société militaire privée (SMP) Wagner, a lancé une « opération de sécurisation des personnes mais aussi de stabilisation du pays » à partir de la localité d’Inafarak, au Nord-Ouest.
Les Forces armées maliennes « ont engagé depuis le 19 juillet 2024 une vaste opération de sécurisation dans le secteur d’Inafarak et de Tinzaouatène. C’est dans ce cadre que les Fama ont pris la localité d’Inafarak (…) Après, le cap est mis sur Tinzaouatène », a renseigné l’État-major général des armées (EMAG) dans un communiqué du 29 juillet. Cependant, l’opération n’a pas été une promenade de santé pour la colonne russo-malienne qui a mobilisé plus d’une vingtaine de véhicules et, plus tard, des vecteurs aériens. « Le jeudi 25 juillet 2024, les Fama ont rencontré une première attaque terroriste », a indiqué l’EMAG, sans pour autant mentionner la participation des alliés russes.
En 2012, le Mouvement National de Libération de l’Azawad (MNLA) avec ses partenaires narcotrafiquants et jihadistes a réussi à chasser l’armée malienne de Tinzaouatène. Depuis lors, ce groupe rebelle, membre de la Coordination des Mouvements de l’Azawad (CMA), contrôle la ville, considérée comme une extension de son homonyme algérien.
Lorsque l’armée régulière malienne a repris la symbolique ville de Kidal en novembre 2023, à la faveur de la dynamique de reconquête des territoires du septentrion décidée par les autorités, issues du coup d’État d’août 2020 puis de « la rectification » en mai 2021 de la transition installée, les rebelles, réunis depuis avril 2024 au sein du Cadre Stratégique Permanent pour la Défense du peuple de l’Azawad (CSP-DPA), se sont repliés à Tinzaouatène.
Le Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (Gsim), composé d’Ansar Dine, de la Katiba du Macina, d’Al Mourabitoune et de l’Émirat du Sahara d’Aqmi, revendique également une présence dans cette partie du Nord. Cette coalition appelée également Jam’atu Nusrat Islam wal Muslimin (Jnim, acronyme arabe), est dirigée par le Touareg ex-rebelle des années 1990 Iyad Ag Ghali, jusque-là, chef d’Ansar Dine (à ne pas confondre avec l’association musulmane éponyme fondée par le prêcheur Ousmane Madani Haïdara, actuel président du Haut Conseil islamique du Mali).
Après avoir réagi vigoureusement à l’attaque du 25 juillet, infligeant de lourdes pertes humaines et matérielles à l’armée malienne et aux combattants de la SMP Wagner, dont la présence n’est pas officiellement reconnue par l’État malien malgré les documentations surtout des organisations internationales des droits humains et de la presse internationale, ont fait face à des « conditions météorologiques qui ont fortement influé sur la situation ». Le vendredi 26 juillet, les combats ont redoublé d’intensité, comme l’a souligné la Direction de l’Information et des Relations Publiques de l’Armée (Dirpa) du Mali dans son communiqué du 29 juillet.
Une embuscade meurtrière, polémique sur ses réels auteurs
Le samedi 27 juillet, plusieurs sources ont signalé une embuscade meurtrière visant les Fama et les « instructeurs russes » du 13e détachement d’assaut de Wagner aux abords de Tinzaouatène, bien que cette information n’ait pas été officiellement confirmée jusque-là. Dans les réseaux pro-russes, la consternation est palpable, avec des messages commémoratifs en hommage aux membres de leur groupe tombés en terre malienne.
Dans cette ambiance morose, un certain « Rusich », se présentant comme un ancien commandant du détachement russe impliqué dans les combats, affirme qu’« actuellement, à Tinzaouatène, les forces armées maliennes, avec le soutien de la société militaire privée Wagner, étaient appuyées par le 13e détachement d’assaut », avançant un bilan non officiel « de plus de 80 personnes tuées à la suite de cette opération ».
Avant la diffusion de cette communication officieuse, nettoyée aux dernières vérifications de toutes les chaînes pro-russes vérifiées, le Gsim avait prétendu avoir tendu une embuscade complexe à un convoi militaire et de « mercenaires russes » dans la « vallée » de Tintaguete, au Sud de la ville sus-indiquée. Cette action a entraîné, selon la filiale sahélienne d’Al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi), la destruction complète du convoi ciblé, causant la mort de 50 combattants de Wagner et de 10 soldats maliens. Le groupe a justifié cette opération comme une réponse aux « crimes et massacres perpétrés par l’armée malienne et les mercenaires de Wagner dans le Nord et le Sud du pays ».
Cette revendication du Jnim dirigé par le Malien Iyad Ag Ghali a provoqué une réaction de la part du Cadre Stratégique Permanent pour la Défense du peuple de l’Azawad (CSP-DPA, changement de nom décidé lors d’un conclave de fin avril 2024, du 25 au 30, dans la région de Kidal, d’après un communiqué). « Le CSP-DPA se félicite de cette victoire remportée par ses hommes, comme le prouvent les images et vidéos », relayées de façon coordonnée sur les plateformes digitales notamment sur X (anciennement Twitter).
La coalition rebelle affirme qu’« aucun amalgame ou propagande hostile à (son) engagement ne pourra (la) priver de (sa) victoire éclatante, ni (la) détourner de (ses) objectifs ». Tama Média a contacté une source proche du CSP, qui a préféré garder l’anonymat pour des raisons sécuritaires. Mokhtar Ag Medoune (prénom modifié) accuse également les jihadistes d’avoir tenté de saboter leur « succès », en attendant la dernière minute pour intervenir dans la bataille, défiant au passage le groupe jihadiste de présenter son butin et ses otages.
Au moment de la rédaction de cet article, le Jnim n’a pas diffusé de photos d’otages, mais une vidéo relayée sur les réseaux sociaux montre ses combattants en célébration autour de ce qui semble être le cadavre d’un homme blanc, supposé être un mercenaire de Wagner. Concernant le butin, il a partagé des images d’une dizaine de fusils d’assaut, des munitions, et des effets personnels prétendument saisis auprès des « mercenaires russes ». Mohamed Ould Hamdi (prénom modifié), informé des dynamiques de la rébellion malienne et des groupes jihadistes sahéliens, tente en ce qui le concerne de relativiser la situation. Laquelle « permet à chaque partie de revendiquer sa contribution dans l’attaque », avance-t-il.
Jnim engagé « à travers l’embuscade tendue au renfort »
En outre, l’armée malienne et supplétifs russes ont signalé, chacun de son côté, une participation active des jihadistes dans les combats. Deux jours après les événements, la SMP Wagner a affirmé avoir affronté à la fois le CSP et les jihadistes du Jnim. D’après un communiqué diffusé le 29 juillet sur « Déchargement de Wagner » la chaîne Télégram officielle de la SMP, ses forces alliées et armée malienne ont reçu, le 22 du même mois, des renseignements sur la présence à Tinzaouatène de grandes unités de radicaux de la CMA (Coordination des Mouvements de l’Azawad).
Le 13e détachement d’assaut, dirigé par Sergueï Chevtchenko surnommé « Proud », a été déployé pour localiser et éliminer ces groupes. Ils ont découvert un rassemblement de 100 militants du groupe rebelle et plus de 10 pickups équipés d’armes lourdes, qu’ils ont attaqués en les qualifiant « d’islamistes », prétendant en avoir éliminé 50. Plus tard, Wagner a précisé que les militants, sous la coordination d’Abd-Rahmane Zaza, commandant des unités de Jnim, avaient préparé une contre-attaque contre les « musiciens », terme utilisé pour désigner les combattants de la compagnie paramilitaire russe en référence au compositeur allemand Richard Wagner qui était le préféré d’Adolf Hitler. Sous le charme de l’« iconographie » nazie, Dmitri Outkine, le cofondateur de Wagner aurait choisi ce nom pour la « milice » qui a tenté de marcher sur Moscou en août 2023.
L’armée malienne a rapporté que des « groupes armés terroristes », regroupés dans une coalition incluant l’État islamique au Grand Sahara (Eigs) et le Gsim, et sans mentionner les rebelles indépendantistes, ont lancé des véhicules kamikazes contre leurs forces, ajoutant que l’unité des Fama a été encerclée par cette coalition qualifiée de « terroriste » malgré qu’il n’existe pas encore une définition unanime du vocable en droit international.
Lors du rassemblement initial des rebelles à Tinzaouatène, le chef de guerre local du Jnim Abd-Rahmane Zaza, le même nom cité par Wagner dans son communiqué officiel, était présent, d’après l’analyse d’Acharaf (prénom modifié), un observateur de la crise sécuritaire sahélienne. « Mais pas en tant que représentant des jihadistes. C’est quand des renforts du Jnim sont arrivés d’autres localités que ce chef local s’est joint aux jihadistes », renseigne-t-il. Cette coalition affiliée à Aqmi, poursuit-il, ne s’est formellement engagée que le samedi 27 juillet. « C’était à travers l’embuscade tendue au renfort » des militaires maliens et supplétifs russes qui venaient de quitter Kidal. Dans la matinée du 27 juillet, le Jnim a effectivement revendiqué une attaque à l’engin explosif improvisé (IED) contre un véhicule de l’armée malienne et de Wagner dans la vallée de Sindiman, au Nord de Kidal, sans plus de détails.
Discréditer le discours politique du CSP ?
Dans un enregistrement audio authentifié par Tama Media, Seddan Ag Hitta, « gouverneur » de la région de Kidal pour le Jnim, a tenté de calmer les ardeurs en appelant à l’unité face à l’« ennemi ». Un appel qui a tourné en eau de boudin. Le jeudi 1er août, les rebelles, par la voix de leur porte-parole Mohammed Elmaouloud Ramadane, ont affirmé que les affrontements contre les militaires maliens et les combattants de Wagner avaient été « exclusivement menés par les Azawadiens », avec un bilan de 84 morts parmi les « Russes ». Cette précision, que certains ont cru destinée aux responsables ukrainiens ayant affirmé avoir fourni des informations aux rebelles – déclaration ayant provoqué la rupture des relations diplomatiques entre Bamako et Kiev –, a reçu sa première réponse de la part des jihadistes du Gsim.
Le Groupe a accusé la voix du CSP-DPA de nier la participation de ses « moudjahidines » à l’embuscade, déclarant avoir remporté la bataille du 27 juillet avec leur propre sang, lors de leur intervention. Par ailleurs, contrairement aux chiffres avancés par Ramadane, le Collectif d’enquête « All Eyes on Wagner » indique à Tama Média avoir documenté, pour le moment, la mort de 67 « mercenaires ».
Selon nos interlocuteurs, les jihadistes cherchent à maintenir la polémique sur les véritables responsables de la débâcle russo-malienne du samedi 27 juillet. Dr. Adam Sandor, chercheur à l’Université de Bayreuth, en Allemagne, explique que le Jnim vise, dans sa démarche, à discréditer le discours politique du CSP sur l’Azawad pour se présenter comme le seul mouvement légitime contre les « Koufar » (mécréants). Les jihadistes cherchent aussi à limiter l’expansion des indépendantistes et maintenir leur influence parmi les Touaregs, souligne Achraf (prénom modifié), un observateur de la crise sécuritaire sahélienne.
Cette querelle sur la paternité de la « victoire » d’une bataille, dans une guerre qui reste ouverte, met en lumière une rivalité interne majeure entre deux groupes supposés alliés mais ayant des objectifs divergents. « Notre lutte vise l’autonomie, la fédération, et désormais l’indépendance de l’Azawad. Nous considérons le Jnim comme une organisation terroriste », a assumé le militant « azawadien » Mokhtar Ag Medoune (prénom modifié). De leur côté, les jihadistes ont réitéré, dans leur dernière missive, que leur lutte « contre les régimes tyranniques dure depuis plus de deux décennies et se poursuit avec l’aide d’Allah », en défense des opprimés et contre les « gouvernements despotiques et traîtres », ainsi que l’occupant infidèle et ses forces étrangères.
Au moment où nous publions cet article, le gouvernement malien de transition et la Dirpa n’ont déploré que deux morts et c’était au deuxième jour des combats tout en restant évasifs sur le bilan final. En attendant, le Premier ministre de la transition, Choguel Kokalla Maïga a juré que « Tinzaouatène reviendra malien ».