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Mort d’Amadou Bakayoko : l’Invisible Lumière, une Spirale de l’Intime au Politique
Le ministre de la Culture, Mamou Daffé, a bien exprimé son « désarroi » sur la télévision d’État, mais ce tribut télévisé sonne creux. Pas de deuil national, pas de grand hommage. Un silence. Une fracture.Que dit ce mutisme ? Que trahit-il de nous, de ce Mali d’aujourd’hui, suspendu entre les promesses d’une transition militaire et les réalités d’un pays fracturé ? Amadou Bagayoko n’était pas un soldat, pas un politicien, pas une figure taillée pour les discours martiaux des colonels qui dirigent Bamako depuis les coups d’État de 2020 et 2021 ; il était un griot moderne, un passeur d’âme, un homme qui chantait la paix, l’amour, la vie quand les armes parlaient plus fort que les mots.
Tribune par Mahamadou N’fa Simpara, Chercheur sur les questions de sécurité et de gouvernance en Afrique
« Dimanche à Bamako » une échappée vers un Mali plus doux, plus vivant
Aveugle, il voyait mieux que les autorités de la transition malienne : Amadou Bakayoko disparaît, et avec lui, une chance de célébrer ce qui unit un peuple au bord du gouffre. Ça commence par une absence, un silence qui s’installe là où vibrait une guitare, là où une voix rauque et tendre portait les rêves d’un homme, d’un couple, d’un peuple ; Amadou Bagayoko s’est éteint le 4 avril 2025, à Bamako, sa ville natale, à l’âge de 70 ans, et ce départ, d’abord, n’est qu’une affaire intime, une blessure qui se loge dans les cœurs de ceux qui l’ont connu, de Mariam Doumbia, sa moitié, sa muse, sa lumière dans l’obscurité, de ceux qui ont grandi avec leurs chansons, de ceux qui ont trouvé dans « Dimanche à Bamako » une échappée vers un Mali plus doux, plus vivant.
C’est une perte qui résonne dans les mémoires personnelles, dans les ruelles poussiéreuses où les radios crachotaient encore leurs mélodies, dans les souvenirs d’un amour qui défiait la nuit — la leur, celle de la cécité, et celle d’un pays en perpétuelle tourmente. Mais ce vide ne reste pas figé. Il s’élargit, il tournoie, il devient une spirale qui nous emporte au-delà de l’homme, vers ce qu’il incarnait, vers les vérités qu’il révélait sans le vouloir, vers les silences qu’il brisait et ceux qu’on lui impose encore.
Lui, aveugle à 16 ans à cause d’une cataracte congénitale, elle, à 5 ans, victime d’une rougeole non soignée
Car Amadou n’était pas seul, il ne l’a jamais été ; avec Mariam, rencontrée en 1974 à l’Institut des Jeunes Aveugles de Bamako, il a bâti une histoire qui transcende les limites du corps, de la géographie, de la douleur — un duo qui a marié les rythmes bambara aux riffs électriques, les traditions d’un Mali ancestral aux échos du rock occidental, un amour qui a donné naissance à une musique universelle, nominée aux Grammy, célébrée sur les scènes du monde entier, de Glastonbury au concert de clôture des Paralympiques 2024 à Paris.
Leur lumière était brute, taillée dans l’épreuve — lui, aveugle à 16 ans à cause d’une cataracte congénitale, elle, à 5 ans, victime d’une rougeole non soignée —, une lumière qui ne promettait rien de facile, mais qui offrait tout : la dignité, la joie, la résistance. Et pourtant, ce 4 avril 2025, quand la fatigue l’a terrassé dans une clinique de Bamako, selon les mots de leur manager Yannick Tardy, le Mali officiel, celui des autorités de la transition, a à peine frémi. Le ministre de la Culture, Mamou Daffé, a bien exprimé son « désarroi » sur la télévision d’État, mais ce tribut télévisé sonne creux. Pas de deuil national, pas de grand hommage. Un silence. Une fracture.
Que dit ce mutisme ? Que trahit-il de nous, de ce Mali d’aujourd’hui, suspendu entre les promesses d’une transition militaire et les réalités d’un pays fracturé ? Amadou Bagayoko n’était pas un soldat, pas un politicien, pas une figure taillée pour les discours martiaux des colonels qui dirigent Bamako depuis les coups d’État de 2020 et 2021 ; il était un griot moderne, un passeur d’âme, un homme qui chantait la paix, l’amour, la vie quand les armes parlaient plus fort que les mots.
Amadou méritait mieux qu’un communiqué laconique. Il méritait qu’on le pleure comme un fils, qu’on le célèbre comme un phare.
Les récits dominants, ceux des militaires et des puissants, exaltent la reconquête, la souveraineté, la force brute — et ils ont raison de chercher à redresser un Mali humilié par des années de chaos, d’attaques djihadistes, d’ingérences étrangères. Mais ils oublient. Ils oublient que la grandeur d’une nation ne se mesure pas seulement aux victoires militaires ou aux promesses d’élections repoussées, mais aussi à sa capacité à honorer ceux qui la font rayonner, ceux qui la racontent au monde, ceux qui lui donnent une voix quand tout semble perdu. Amadou méritait mieux qu’un communiqué laconique. Il méritait qu’on le pleure comme un fils, qu’on le célèbre comme un phare.
Ce silence officiel creuse une plaie plus profonde, une déchirure entre le peuple et ses guides autoproclamés ; car le peuple, lui, n’a pas oublié, il n’oublie jamais. Depuis l’annonce de sa mort, la maison d’Amadou et Mariam à Bamako ne désemplit pas, rapporte Djibril Sacko, porte-parole de la famille — amis, fans, anonymes affluent, pleurent, chantent, comme si leurs voix pouvaient combler le vide laissé par la guitare muette.
Les autorités ne comprennent pas que la musique d’Amadou et Mariam était une arme aussi, douce mais invincible
Les réseaux sociaux maliens bruissent de tristesse et de fierté : « Une immense perte pour la culture », « Repose en paix, ambassadeur du Mali »… . La spirale s’ouvre encore, et l’intime devient collectif, politique, existentiel : pourquoi ce décalage ? Pourquoi cette incapacité à voir en Amadou une figure des plus essentielles, un homme qui a porté le Mali là où les armes ne vont pas, dans les cœurs, dans les âmes, dans l’histoire ?
Les autorités de la transition, obsédées par leur survie, par leur lutte contre l’effondrement, semblent aveugles à leur tour — non pas des yeux, mais du cœur. Elles ne comprennent pas que la musique d’Amadou et Mariam était une arme aussi, douce mais invincible, un cri de vie dans un pays où la mort rôde trop souvent. Et pourtant, il faut refuser la tentation de l’amertume, du renoncement ; la lumière est là, elle persiste, elle gratte la peau comme un vent chargé de sable, mais elle éclaire encore. Elle brille dans l’héritage d’Amadou, dans ces chansons qui traversent les frontières et les générations, dans « Sabali », cet hymne de patience et d’espoir devenu un mantra mondial, dans la voix de Mariam qui est seule désormais.
Amadou Bagayoko s’en est allé, mais son écho, brisé et puissant, refuse de s’éteindre
Sa lumière brille dans la mémoire d’un Mali qui n’est pas que guerre, pas que militaires en uniforme, pas que désespoir, mais aussi création, beauté, résistance têtue. Cette lumière n’efface pas les fractures — elle les révèle, elle les assume, elle les dépasse. Elle est méritée, arrachée à l’obscurité par un homme qui n’a jamais vu le soleil mais qui l’a chanté mieux que quiconque, par un couple qui a transformé la nuit en jour, par un peuple qui sait encore reconnaître ses héros, même quand ses chefs l’oublient. La spirale revient alors à l’intime, à ce silence premier, à cette absence qui nous hante ; mais ce silence n’est plus stérile, il est habité, il résonne des notes d’une guitare qu’on n’entendra plus, des mots d’amour qu’Amadou écrivait pour Mariam, des espoirs qu’il semait pour nous tous.
Sa mort est une blessure, oui, mais aussi une interpellation, une quête de réconciliation — avec un passé qu’on ne peut changer, avec un Mali qu’on doit réinventer, avec nous- mêmes, qui devons apprendre à voir ce qu’il voyait sans yeux : la beauté dans la lutte, la lumière dans la nuit. Les autorités n’ont pas su lui rendre justice, mais le peuple, lui, le fait à sa manière, dans les larmes, dans les chants, dans la mémoire.
Amadou Bagayoko s’en est allé, mais son écho, brisé et puissant, refuse de s’éteindre ; et dans ce refus, il y a une vérité, une promesse, une lueur rugueuse qui nous appartient encore.