Catégories
Explique-moi La Une de l'actualité africaine par Tama Média Monde Tama Média site d'actualité africaine blog West Africa

Sénégal : la stratégie diplomatique de Bassirou Diomaye Faye, une stratégie de rupture ou de continuité ?

21 octobre 2024
14 min

Dans un contexte géopolitique en constante évolution, le Sénégal, sous la direction du président Bassirou Diomaye Faye, redéfinit ses priorités diplomatiques. Pour de nombreux analystes, cette réorientation, marquée dès son investiture par une série de visites officielles dans les pays voisins et de la sous-région, reflète une volonté affichée de renforcer l’intégration régionale tout en affirmant une certaine forme de souveraineté. Analyse.

Le president Bassirou Diomaye Faye redefinit ses priorites diplomatiques

Par Jean-Charles Kaboré


Ce changement de cap, bien que s’inscrivant dans une certaine continuité, marque une rupture symbolique avec les pratiques antérieures. Contrairement à la tradition établie par ses prédécesseurs, qui ont réservé leur première visite officielle à la France, ancienne puissance coloniale, le nouvel homme fort de Dakar élu le 24 mars 2024 avec 54,28% des suffrages a choisi de privilégier les relations avec ses voisins immédiats et les pays membres de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao).

« La diplomatie de proximité est un pilier fondamental dans la stratégie diplomatique du Sénégal, et ce depuis très longtemps. Le président Bassirou Diomaye Faye s’inscrit dans cette dynamique, tout en y ajoutant une dimension de souveraineté. Le régime actuel s’est inscrit depuis l’opposition dans une optique de souverainisme ou, en tout cas, de souveraineté », explique Thierno Niang, chercheur en Relations internationales au Centre d’Études Stratégiques et Diplomatiques (CEDS) à Dakar. 

D’ailleurs, relève Mame Abdou Gaye Casset, journaliste spécialisé en diplomatie, cette orientation se reflète dans la nouvelle nomenclature gouvernementale, avec la création du ministère de l’Intégration africaine et des Affaires étrangères, qui traduit « une volonté de s’inscrire dans une optique de souverainisme et de renforcement des liens avec les pays africains. »

Poursuivant, M. Casset estime que même si ces démarches s’inscrivent dans une certaine continuité de la politique étrangère sénégalaise, elles marquent également une rupture symbolique. « Le fait que le président réserve ses premières sorties aux pays voisins, contrairement à ses prédécesseurs qui se rendaient d’abord en France, est significatif », observe-t-il.

Selon lui, cette approche montre une volonté de rééquilibrer les relations internationales du Sénégal, en donnant la priorité aux partenaires africains tout en maintenant des liens forts avec les partenaires traditionnels comme la France. Bassirou Diomaye Faye a d’ailleurs précisé que cette orientation ne signifie pas un rejet des relations avec l’Occident, mais plutôt une diversification des partenariats.

Mauritanie, deux dossiers majeurs discutés

C’est dans cette perspective que le chef de l’État du Sénégal a effectué une série de visites officielles dans les pays limitrophes et ceux de la sous-région. Chacune d’elles avait des objectifs spécifiques et stratégiques, visant à renforcer les liens bilatéraux et à aborder des questions cruciales pour la région. C’est ainsi qu’en Mauritanie (18 avril), qui occupe actuellement la présidence tournante de l’Union Africaine (UA), les discussions ont porté sur deux dossiers majeurs : l’exploitation conjointe du champ gazier du Grand Tortue Ahmeyim (GTA) et les accords de pêche.

« La co-gestion par ces deux pays d’un important projet pétro-gazier, le Grand Tortue Ahmeyim (GTA), est le fruit d’une diplomatie de bon voisinage. Cela est à mettre au crédit du président Macky Sall (2012-2024) qui a œuvré pour que ces ressources, situées à la frontière entre les deux pays, soient gérées de manière pacifique, transparente et inclusive », souligne Mame Abdou Gaye Casset.

Cette coopération énergétique représente un enjeu crucial pour Dakar et Nouakchott. Le champ GTA, découvert en 2015, est l’un des plus importants gisements de gaz naturel en Afrique de l’Ouest. Son exploitation conjointe pourrait générer des revenus significatifs pour les deux économies et renforcer leur sécurité énergétique.

Concernant les accords de pêche, il s’agit d’un sujet sensible qui a longtemps été source de tensions entre les deux pays. Par le passé, de nombreux pêcheurs sénégalais ont eu des démêlés avec les garde-côtes mauritaniens. Certains y ayant même perdu la vie. Les discussions visaient à trouver un équilibre entre les besoins des pêcheurs sénégalais et la préservation des ressources halieutiques mauritaniennes.

Gambie, renforcer les liens transfrontaliers

Après Nouakchott, Banjul a été le 20 avril 2024 la deuxième destination du successeur de Macky Sall. Cette visite en Gambie avait notamment pour objectif de consolider les relations bilatérales et de résoudre certains problèmes persistants.

« Le Sénégal a toujours été confronté à des problèmes de coupe illégale de bois sous le régime de Yaya Jammeh (1994-2017) et qui, malheureusement, continue toujours. De plus, les membres du Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC), qui lutte depuis les années 1980 pour l’autonomie de cette région du Sud du pays, se sont souvent réfugiés en Gambie. Les forces de défense et de sécurité sénégalaises occupent également une place centrale dans le dispositif sécuritaire de la Cédéao qui assure la protection du président gambien Adama Barrow. Il était donc nécessaire de s’y rendre et de discuter de tous ces points », fait savoir Thierno Niang.

Avec l’élection d’Adama Barrow, en fonction depuis janvier 2017, des progrès significatifs ont été observés. Le pont Sénégambie, également appelé pont de Farafenni, a été inauguré sous le magistère de Macky Sall, renforçant les échanges commerciaux entre les deux États, ainsi que la mobilité des personnes et des biens. « Le président Faye cherche à consolider ces acquis et à renforcer davantage la coopération entre Banjul et Dakar », commente Mame Abdou Gaye Casset, ex-animateur de l’émission Diplomatie à Iradio.

Par ailleurs, les questions de sécurité transfrontalière, de commerce et de gestion des ressources naturelles ont été au cœur des conversations. La situation géographique unique de la Gambie, enclavée dans le territoire sénégalais, rend en effet la collaboration entre les deux pays particulièrement cruciale pour lutter notamment contre certaines formes de trafic.

La possibilité de renforcer la coopération en matière de transport par le développement d’une ligne aérienne régulière entre Dakar et Banjul a aussi été évoquée. Cette initiative pourrait contribuer à stimuler le tourisme et les échanges commerciaux, d’autant plus la balance de la Gambie dans le commerce extérieur du Sénégal est estimée en 2022 à 110,7 milliards de FCFA (8,7%), classée quatrième après la Guinée (113,8 milliards de FCFA, soit 9,0%) et deux autres voisins, selon un document de l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD).

Guinée, gérer les flux migratoires et le commerce

Depuis les indépendances, dans les années 1960, le Sénégal a constitué un pays de refuge pour de nombreux Guinéens opprimés par le régime dictatorial d’Ahmed Sékou Touré qui a régné sur cette nation voisine pendant 26 ans (1958-1984). Aujourd’hui encore, le pays de la teranga (hospitalité en wolof) constitue la première destination des expatriés guinéens qui, à Dakar et dans les principales villes sénégalaises, s’activent dans le petit commerce, la vente de café, de fruits et légumes, ou même les boutiques.

La communauté guinéenne constitue « 43 % des expatriés vivant au Sénégal », renseigne Mame Abdou Gaye Casset, se référant ainsi au rapport 2018 de l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD) du Sénégal et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). « Le Sénégal est un pays d’accueil traditionnel de populations d’origines diverses. Cette immigration reste dominée par les pays limitrophes et notamment la Guinée (43 %), le Mali (10 %), la Gambie (7 %) et la Guinée-Bissau (6 %). Ces quatre pays représentent 66 % de la population étrangère établie au Sénégal. À cet égard, la Mauritanie, autre pays limitrophe, se distingue par I’importance de ses ressortissants parmi les réfugiés au Sénégal (94 % des effectifs) selon les données fournies par le HCR (l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés) », peut-on lire dans cette étude préparée par Dr. Babacar Ndione pour l’ANSD et l’OIM, intitulée « Migration au Sénégal. Profil national 2018 ».

À Conakry, en Guinée, les discussions ont donc porté sur la possibilité de faciliter les procédures administratives pour les ressortissants des deux pays, tout en renforçant la coopération en matière de lutte contre la criminalité transfrontalière, soulignent nos deux interlocuteurs qui relèvent que l’importance de trouver un équilibre entre l’ouverture nécessaire à la croissance économique et la sécurité nationale a fait l’objet d’échanges (24 et 25 mai 2024) entre le chef de l’État sénégalais Bassirou Diomaye Faye et le président guinéen de transition, le désormais général Mamady Doumbouya.

« Dans le contexte actuel marqué par le terrorisme et l’extrémisme violent qui affectent d’autres pays de la sous-région, il est important de se concentrer non seulement sur l’aspect commercial/économique, mais aussi sur le contrôle des frontières pour mieux gérer les entrées et les sorties », analyse Mame Abdou Gaye Casset.

Mali, renforcer les liens économiques et sécuritaires

Après la Guinée, le Mali (30 mai) a été le deuxième pays dirigé par des militaires à accueillir le successeur de Macky Sall à la tête de l’État du Sénégal. Au-delà de l’histoire qui lie Dakar et Bamako, à travers notamment l’éphémère Fédération du Mali (1958-60) qui regroupait les deux pays en un à l’indépendance, le port autonome de Dakar constitue une principale porte d’entrée des importations maliennes. Le Mali constituant ainsi la première destination des exportations sénégalaises, avec, en 2022, un montant de 708,8 milliards de FCFA (plus d’un milliard d’euros) soit 50,5 % de ses exportations totales vers la Cédéao, d’après une note d’analyse du commerce extérieur (édition 2022) de l’ANSD.

C’est donc tout naturellement que les questions économiques ont été au cœur des échanges entre Bassirou Diomaye et Assimi Goïta, sans oublier l’aspect sécuritaire. « Le Mali reste encore le premier partenaire commercial du Sénégal. Le port de Dakar joue un rôle majeur dans l’économie malienne et je pense que ça permet aussi au Sénégal d’engranger beaucoup de devises », fait observer Thierno Niang. 

À en croire ce pensionnaire du Centre d’Études Stratégiques et Diplomatiques (CEDS), Bassirou Diomaye Faye a ainsi exprimé son soutien à l’achèvement rapide des projets d’infrastructures en cours, notamment la modernisation de la ligne ferroviaire reliant les deux capitales, afin de renforcer les corridors de transport entre les deux pays, surtout l’axe Dakar-Bamako.

Cependant, note M. Niang, la situation sécuritaire au Sahel reste préoccupante. « Il est important d’accompagner les pays voisins, notamment le Mali et le Niger, pour restaurer une situation de paix, cruciale pour le développement et les échanges régionaux », avance-t-il, signalant qu’il a été convenu de renforcer leur coopération en matière de renseignement et de lutte contre le terrorisme.

En outre, le chef de l’État sénégalais a réaffirmé l’engagement de son gouvernement à contribuer aux efforts régionaux de stabilisation, tout en soulignant l’importance d’une approche holistique prenant en compte les dimensions sociales et économiques de la crise sahélienne.

Côte d’Ivoire, un partenaire clé dans l’Uemoa

Ce pays ouest-africain se place en deuxième position parmi les principaux clients du Sénégal, après le Mali et devant la Guinée et la Gambie. En 2022, la part des exportations sénégalaises vers la Côte d’Ivoire est estimée à  114,4 milliards de FCFA (soit 9,0%), d’après la note d’analyse susmentionnée de l’ANSD sur le commerce extérieur.

Le déplacement à Abidjan du président Diomaye Faye (7 mai 2024) a permis ainsi de renforcer davantage les liens avec ce pays considéré comme la locomotive économique de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa). Le renforcement de la coopération économique, notamment dans les secteurs de l’agriculture, de l’industrie et des services sociaux de base, a ainsi été évoqué à Abidjan. Le cinquième chef de l’État sénégalais a exprimé son intérêt pour l’expérience ivoirienne en matière de transformation agricole et d’industrialisation, des domaines qu’il souhaite développer au Sénégal, rapporte le chercheur en relations internationales, Thierno Niang.

Ce dernier signale également que les deux dirigeants (Alassane Ouattara et Diomaye Faye) ont aussi abordé la question de l’intégration régionale au sein de l’Uemoa et de la Cédéao. Ils ont convenu, d’après lui, de la nécessité de renforcer ces institutions ouest-africaines pour qu’elles puissent mieux répondre aux défis économiques et sécuritaires de la région.

Après la Côte d’Ivoire, l’ex-Inspecteur sénégalais des Impôts et des Domaines nouvellement élu s’est rendu mi-mai  au Nigeria, autrefois plus grande économie du continent (pendant longtemps) et dont le chef de l’État Bola Tinubu occupe pour la deuxième fois la présidence tournante de la Cédéao. Le Ghana, le Cabo Verde (Cap-Vert) et le Burkina l’ont également accueilli.

Partout, les défis de l’intégration ont été au cœur des discussions avec ses pairs. La sous-région se trouve en effet à la croisée des chemins avec la mise en route en septembre 2023 de l’Alliance des États du Sahel (AES) et les défis inhérents à son développement. « Nous devons renforcer nos échanges, faciliter la circulation des personnes et des biens, et réduire les tracasseries aux frontières. Et le président Diomaye est porté par ce projet panafricaniste », explique le chercheur Thierno Niang du CEDS.

« La politique diplomatique de proximité déployée dès l’installation du nouveau pouvoir en se rendant chez les pays voisins est un signal fort de l’ancrage du Sénégal dans le panafricanisme. Il ne fallait plus ostraciser les États voisins, mais plutôt travailler à leur réintégration dans toutes les instances sous-régionales et de les inscrire à nouveau dans le concert des nations africaines en les laissant mener leurs réformes et leurs politiques », estime pour sa part Babacar Louis Camara, président de la Convention des Dakarois.

Le défi de traduire les ambitions en réalisations

Malgré ces orientations prometteuses, des défis demeurent. La question de la création d’une monnaie nationale, évoquée pendant la campagne électorale, semble avoir été mise en suspens. « Contrairement à ce qu’ils avaient dit, ils s’inscrivent dans la zone franc CFA. Ils sont donc, dans une dynamique de réassurance envers les partenaires techniques et financiers », signale l’ex-journaliste du groupe Emedia Invest, Mame Abdou Gaye Casset.

Cette position pragmatique reflète la complexité des enjeux économiques et monétaires dans la région. Bassirou Diomaye Faye semble avoir choisi de privilégier la stabilité à court terme, tout en laissant ouverte la possibilité de réformes monétaires à plus long terme.

La sécurité régionale reste aussi, une préoccupation majeure. Le Sénégal est, aujourd’hui, entouré par un cercle de feu. Il y a des complications majeures dans la sous-région et particulièrement au Sahel. Malgré cela, il continue d’être un pays paisible.

Le challenge pour les nouvelles autorités, qui souhaitent poser désormais « les fondations d’une nouvelle ère pour (le) pays » à travers le nouveau plan de référence « Sénégal 2050 », sera de maintenir cette stabilité tout en contribuant activement aux efforts de sécurité régionale.

Une autre préoccupation majeure sera de traduire les ambitions d’intégration régionale en réalisations concrètes. Cela nécessitera des investissements importants dans les infrastructures, l’harmonisation des réglementations et le renforcement des institutions régionales.