L’indépendance de la justice, remise très souvent en question lorsqu’il s’agit d’affaires impliquant des personnalités politiques, est au cœur des attentes d’une large frange de la population.
Par Jean-Paul NDOUR
« L’adjudant Ndiaye de la Sûreté urbaine du Commissariat central de Dakar m’a notifié que c’est à cause de mes publications aimées, commentées et partagées sur les réseaux sociaux que les gens détestent Macky Sall. J’ai été emprisonnée pour cette raison. C’était à la veille du procès d’Ousmane Sonko contre Adji Sarr dans l’affaire Sweet Beauty. Il y avait huit charges retenues contre moi. Mais celle qui m’a le plus marquée, c’est l’incitation à la haine », se remémore douloureusement Maty Sarr Niang.
Officiellement, la journaliste de 34 ans a été écrouée pour exercice illégal de cette profession bien encadrée. Maty, de taille courte, a été en première ligne de la lutte farouche que l’actuel régime a mené contre le camp de l’ancien président Macky Sall.
Son passage en taule, elle ne l’oubliera pas de sitôt : « C’était très difficile parce que j’y suis allée durant l’été. La chambre 2 où j’étais admise avait une toiture en zinc. C’était invivable à la limite avec la forte chaleur ».
Comme Maty Sarr Niang, des centaines de Sénégalais, hommes, femmes et enfants, ont été entassés entre 2021 et 2024 dans des prisons surpeuplées pour la plupart.
Durant cette période sombre de l’histoire politique du Sénégal, où l’opposant radical Ousmane Sonko a dû faire face à une accusation de viols répétitifs avec usage d’armes à feu, au moins 60 personnes sont décédées.
Au final, l’ancien Inspecteur des Impôts et Domaines a été condamné à deux ans de prison ferme pour « corruption de la jeunesse » sur la masseuse Adji Sarr.
Face au risque élevé de perdre le pouvoir, le 6 mars 2024, le chef de l’État d’alors, Mack Sall, a fait voter à une loi d’amnistie par l’Assemblée nationale pour refermer cette page sans que la justice ne s’y penche.
Dans la pratique, ce texte controversé a aussi permis la libération d’Ousmane Sonko et de son bras droit Bassirou Diomaye Diakhar Faye devenu aujourd’hui le président de la République.
Pour ceux qui ont perdu un proche, ceux qui ont été torturés ou emprisonnés, la loi d’amnistie apparait comme une insulte à l’Histoire.
Ayant fait élire Diomaye Faye avec la promesse de corriger les errements du régime de Macky Sall, Sonko a promis de mettre fin à l’impunité.
« Il sera proposé à votre auguste Assemblée, dans les semaines à venir, un projet de loi rapportant la loi d’amnistie », a-t-il déclaré lors de sa DPG à l’hémicycle. Tout porte donc à croire que les faits commis pendant cette période de terreur absolue seront exhumés et jugés. Mais il y avait un préalable.
La justice pour soigner les plaies
Les Assises de la justice ont ainsi été convoquées en fin mai 2024 pour jeter les bases d’une justice rénovée et réhabilitée. Un chantier de remise en ordre d’un secteur très décrié ces dernières années conformément aux assurances des nouveaux tenants du pouvoir.
En juin, les Conclusions de ce ndëp, catharsis au Sénégal, ont été présentées. La mise en place d’une Cour constitutionnelle, la limitation du pouvoir du Procureur de la République, l’instauration d’un juge des libertés, la limitation des longues détentions préventives, la réorganisation du Conseil supérieur de la magistrature et la révision du Code pénal figurent entre autres parmi les recommandations fortes.
Dire le droit, rien que le droit pour restaurer la confiance du citoyen en la justice. C’est le défi auquel sont confrontés les magistrats.
« La période 2021-2024 a installé dans le subconscient des Sénégalais un climat de défiance à l’endroit de la justice. La vision qui s’était imposée était de considérer la justice non pas en tant qu’idéal mais plutôt de circonscrire cette famille judiciaire aux seuls magistrats. Ces derniers ont prêté serment de rendre la justice au nom du peuple sénégalais. Mais certaines décisions défavorables à l’opposant de l’époque, le Premier ministre actuel, ont jeté l’opprobre sur ce corps noble et interpellé le doctrinaire que je suis », a expliqué Mouhamed Diouf, Docteur en Droit privé et Sciences criminelles.
Formateur à l’École nationale d’administration pénitentiaire, ce coordonnateur de la Revue sénégalaise de droit pénitentiaire se réjouit tout de même de la manière dont les travaux des Assises de la justice se sont déroulés.
« Plusieurs jours ont permis de dégager des recommandations notamment l’aménagement des peines avec une autonomisation du juge d’application des peines », a fait savoir M. Diouf.
Maty Sarr Niang qui compte plus de 100 mille abonnés sur Facebook a eu l’insigne honneur d’être invitée à cet évènement.
« Ma participation aux réformes de la justice, en tant qu’ex détenue politique, portait sur les conditions inhumaines des détenues surtout celles qui ont des enfants ou qui sont enceintes. Les conclusions ont respecté à la lettre les recommandations des différents participants. La priorité, c’est l’humanisation des prisons », a-t-elle soutenu.
Des Assises de la justice pour quels résultats ?
Le communiqué du Conseil des ministres du mercredi 10 juillet 2024 est revenu sur les recommandations des Assises de la justice et des réformes urgentes à mener dans ce secteur. Le chef de l’État a marqué son accord de principe sur les recommandations consensuelles consignées dans le Rapport final.
En outre, il a félicité le gouvernement, le ministre de la Justice, les membres de son Cabinet, le facilitateur, les membres du Bureau et le Comité scientifique ainsi que toutes les parties prenantes pour leurs contributions remarquables.
Le président de la République a aussi demandé au Premier ministre, au Garde des Sceaux et aux ministres concernés de lui proposer un calendrier de mise en œuvre des réformes du secteur de la justice en droite ligne du programme législatif du gouvernement. Cet agenda législatif doit viser notamment la révision de la Constitution et des Codes spécifiques.
« Les changements sont envisageables du point de vue d’un renouvellement de la confiance en la justice. En s’attaquant à la question des imaginaires, les rituels et les symboles, l’objectif est de façonner une justice qui ressemble à ses destinataires afin de renforcer son acceptabilité ». Ainsi pense le Professeur Jean-Louis Corréa, agrégé des Facultés de Droit.
Membre du Comité scientifique et co-rédacteur du rapport de synthèse des Assises de la justice, il estime que d’un point de vue pratique, des réformes institutionnelles profondes sont envisagées comme la création d’une Cour constitutionnelle et d’une Haute autorité de la justice.
Si ces réformes sont mises en œuvre, les citoyens auront un rapport différent, parce que meilleur, à leur justice. « De façon générale, le chantier prioritaire, c’est le défi de la mise en œuvre. Les Assises de la Justice ont été suffisamment inclusives pour avoir abordé les questions de fond. Maintenant, il appartient au président de la République de trouver les moyens de les mettre en œuvre. Plus particulièrement, la question du Conseil supérieur de la magistrature reste intacte. Faut-il que le président de la République et le ministre de la Justice en sortent ? Faut-il l’ouvrir à des personnalités externes à la magistrature ? Il faut trouver la meilleure formule qui conforte l’État de droit et la démocratie », a indiqué le Vice-Recteur de l’Université numérique Cheikh Hamidou Kane (UN-CHK).
L’enseignant-chercheur Mouhamed Diouf, pour sa part, prend avec des pincettes la mise en œuvre de certaines mesures issues des Assises de la justice.
« Pour ce qui est des prérogatives du juge d’application des peines et aux mesures d’aménagement des peines, elles existent déjà. Le problème de la criminalité ne peut être réglé à l’aune unique du droit car c’est une question avant tout sociale. Les réserves que nous avons sur ces points ne représentent qu’un échantillon sur l’éventail des critiques et contributions que nous pouvons apporter aux autres propositions. Cette contribution n’a pas pour ambition de remettre en cause le travail de la commission mais plutôt d’interpeller ceux qui décident sur l’impact d’une réforme aussi importante du secteur de la justice ».
Bah Diakhaté, promoteur de la chaîne « Battu Deug », la Voix de la vérité en langue wolof, est considéré par une partie de la population comme le premier détenu politique sous l’ère Diomaye-Sonko pour des propos considérés comme déplacés à l’encontre du Premier ministre, Ousmane Sonko.
Lundi 3 juin 2024, le tribunal des flagrants délits a rendu son verdict dans le procès de cet activiste et de l’Imam Cheikh Tidiane Ndao. Les deux prévenus ont été relaxés pour les faits d’offense à l’endroit d’une personne exerçant tout ou une partie des prérogatives du président de la République. Toutefois, ils ont été reconnus coupables de diffusion de fausses nouvelles.
« Pour une deuxième fois, au moment où on nous parle de réforme de la justice et de son indépendance, voici que je suis extrait de la prison de Rebeuss pour répondre de faits couverts par l’amnistie. Je suis poursuivi une nouvelle fois de diffamation, d’injures publiques, de menaces et de voies de faits proférées à l’encontre de Me Ousseynou Fall. Ces faits datent de décembre 2023. Celui qui m’accuse a traité mon État et son chef d’antan de voyous. Je n’ai répondu à aucune question relative à cette affaire par respect à la justice de mon pays », avait écrit Bah Diakhaté libéré après 90 jours de détention.
« Quand tu es bien placé, tu ne risques rien. Mais j’espère que ça va changer avec le nouveau régime. Nous fondons beaucoup d’espoir sur Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko », termine dans un souffle rapide Assane, actif dans l’immobilier et habitant à Ouakam, une commune de Dakar.
Lamine Samb, enseignant-chercheur, juriste en affaires publiques qui a porté la parole de la société civile aux Assises de la justice trouve que l’angle d’analyse a le plus souvent épousé le champ politique qui conçoit la justice beaucoup plus comme un pouvoir et moins comme un service public.
« Tout prouve le dénuement de la justice : l’extrême faiblesse de la dotation budgétaire de ce ministère de souveraineté (moins de 1.7 % du budget national en 2024), l’absence de siège propre, la dispersion de ses services centraux, le recours à des contrats de location pour abriter certaines juridictions », a souligné M. Samb.
« Cette faible capacité infrastructurelle, a-t-il ajouté, n’a d’égale que la saisissante étroitesse numérique des professions qui œuvrent dans le service public de la justice (magistrats, greffiers, avocats, notaires, huissiers, commissaires priseurs, inspecteurs de l’éducation surveillée et de la protection sociale, éducateurs spécialisés, interprètes, assistants des greffes et parquets, experts judiciaires…) ».
Les chiffres rendent littéralement utopique la consolidation d’un État de droit au Sénégal : 1 magistrat pour 100.000 habitants et plus de magistrats (530) que de greffiers (472) et d’avocats (439) », analyse celui qui dit se voir mieux dans le costume de juriste citoyen.
Pour Lamine Samb, il semble essentiel et déterminant de concevoir et mettre en œuvre un plan d’action de gestion de projet axé sur les résultats : « C’est la voie de la responsabilisation managériale et de la performance des acteurs de la justice avec l’implantation de la gouvernance dématérialisée des processus et actes de justice, gage d’un service public de la justice de qualité et performant », dit-il, convaincu.
Présidant le jeudi 16 janvier sa première rentrée des cours et des tribunaux depuis son arrivée au pouvoir en mars 2024, Bassirou Diomaye Faye a fixé le cap.
« Le monde judiciaire a des défis immenses à relever et doit s’ouvrir aux questionnements, à la remise en cause, au changement et à la modernisation. Car l’exigence d’un contrat social repensé nous interpelle tous. Les justiciables doivent sentir que la justice est un rempart contre l’arbitraire et non un instrument d’arbitraire. Chaque juge, dans l’intimité de sa conscience, doit toujours interroger son propre rapport à l’éthique et à la vérité. Et dire le droit sans céder à l’injustice pour que plus jamais la récente histoire qui a traversé la période 2021-2024 ne se reproduise », a déclaré le chef de l’État sénégalais devant les principaux acteurs du système judiciaire du pays.
Face aux députés de la 15e législature, lors de sa Déclaration de politique générale tenue le 27 décembre 2024 à Dakar, le Premier ministre Ousmane Sonko a assuré que la loi d’amnistie portant sur la répression des manifestations politiques survenues entre 2021 et 2024 sera revue.
La reddition des comptes, une des promesses de campagne des nouveaux maîtres du Sénégal, a également été enclenchée. C’est dire que la justice aura assez de dossiers pour montrer ce qu’elle vaut.