Henry Kissinger, qui a donné un coup de fouet à l’art de la diplomatie entre 1969 et 1977, est décédé à l’âge de 100 ans. Dans les nécrologies qui ont été rédigées, certains louent le rôle de Kissinger dans l’élaboration des relations Est-Ouest lorsqu’il était secrétaire d’État américain. Et nombreux sont ceux qui, dans leurs commentaires sur les décennies suivantes, le qualifient d’« homme d’État ».
Les critiques radicaux ont souligné les méthodes impitoyables de Kissinger – tel que l’encouragement coup d’Etat au Chili en septembre 1973 – et ont demandé qu’il soit jugé pour « crimes de guerre ».
Traditionnellement, la diplomatie était statique – une entreprise presque cachée pour des hommes en costume sombre qui (principalement par intuition) comprenaient les questions sérieuses en matière de guerre et de paix. Kissinger l’a transformée en un lieu de célébrité, de jet-set et d’avis d’experts. Le monde observait ses déplacements.
Les réalisations diplomatiques de Kissinger sont tout à fait étonnantes – la reconnaissance de la Chine (1971/72) par les États-Unis est tout simplement stupéfiante. Mais le retrait du Viêt Nam (1973) et la politique de détente (appaisement de l’hostilité) de l’administration Nixon à l’égard de l’Union soviétique, qui a conduit à une série de négociations sur la limitation des armements stratégiques, ont été plus importants encore sur le plan intérieur.
Ces initiatives ont contribué à asseoir la réputation mondiale de Kissinger. Mais son bilan dans les pays du Sud – en particulier en Afrique – est désastreux.
La célébrité de Kissinger – ou son infamie, selon la question en jeu – a été en grande partie facilitée par « les navettes diplomatiques », une tactique utilisée pour la première fois lors de la guerre du Yom Kippour de 1973. Dans un effort de médiation entre l’Égypte et Israël en guerre, Kissinger a très publiquement fait la navette entre les deux pays.
Un an plus tard, une forme de diplomatie de la navette s’est avérée nécessaire en Afrique australe, car il était évident que Kissinger avait mal interprété la place de la région dans les affaires mondiales et sa politique.
C’est ce qui ressort d’une fuite d’un document politique datant de 1969 et qui exposait l’approche des États-Unis en matière d’affaires régionales. Ce document recommandait aux États-Unis de s’aligner sur les régime coloniaux et sous domination blanche de la région afin de protéger leurs intérêts économiques (et stratégiques).
Dans le grand récit de la vie de Kissinger, ses interventions en Afrique australe doivent être considérées comme un échec, car il n’a mis fin ni au colonialisme ni à la domination des minorités dans la région.
Le régime de la minorité blanche
La thèse de doctorat de Kissinger à Harvard portait sur la diplomatie du Congrès de Vienne (1814-1815). Il affirmait que la « légitimité » dans les affaires internationales reposait sur l’établissement d’un équilibre entre des États puissants plutôt que sur la promotion de la justice.
Mais l’Europe du XIXe siècle n’est pas un exemple à suivre en matière de gestion de l’Afrique australe du XXe siècle, où la légitimité des États a été acquise par la libération plutôt que par les subtilités de la diplomatie des grandes puissances.
En avril 1974, un coup d’État à Lisbonne a marqué la fin du colonialisme portugais en Afrique. Ce coup d’État a mis en lumière la vulnérabilité du régime blanc en Rhodésie (aujourd’hui Zimbabwe) et dans le Sud-Ouest africain (aujourd’hui Namibie), contrôlé par l’Afrique du Sud. Bien que cachés à l’époque, il est aujourd’hui évident que les événements de Lisbonne ont contribué à préparer le terrain à ce qui allait arriver en Afrique du Sud.
La stabilité des « Blancs du Sud » étant menacée, la politique américaine devait être repensée.
C’est l’intervention de Cuba en Angola qui a aidé Kissinger à recadrer l’approche de Washington dans la région dans le contexte de guerre froide*. L’Afrique du Sud et les États-Unis ont soutenu le mouvement rebelle Unita pour lutter contre le gouvernement du Mouvement populaire pour la libération de l’Angola (MPLA), allié à l’Union soviétique.
Cela nécessitait un rapprochement avec l’Afrique du Sud tout en encourageant le changement au Zimbabwe et en Namibie.
La navette a commencé par un discours à Lusaka, en Zambie, qui a fait pression sur la Rhodésie, gouvernée par les Blancs, pour qu’elle accepte l’idée de la « règle de la majorité ». Plus doucement, Kissinger a demandé à l’Afrique du Sud d’annoncer un calendrier pour parvenir à l’« autodétermination » en Namibie. Kissinger s’est ensuite rendu en Tanzanie pour prononcer un discours similaire.
Une série de réunions très médiatisées a suivi avec le Premier ministre de l’apartheid de l’époque, John Vorster. Ces rencontres ont eu lieu en Allemagne et en Suisse. Les comptes rendus de ces rencontres sont intéressants à lire. Au cours d’un dîner, le 23 juin 1976, la glace a été brisée par une blague raciste qui a instauré une certaine bonhomie entre une douzaine d’hommes blancs qui ont délibéré pendant deux heures sur l’avenir d’un sous-continent peuplé de Noirs.
Le régime d’apartheid s’est retrouvé directement dans l’orbite étoilée de Kissinger.
Un compte rendu officiel des discussions suggère que les membres de la délégation sud-africaine semblaient hébétés*. Étaient-ils impressionnés par l’occasion ou étaient-ils sous le choc des événements survenus la semaine précédente à Soweto, lorsque la police de l’apartheid a tué des écoliers non armés qui protestaient contre l’imposition de l’afrikaans comme langue d’enseignment ?
De son côté, la partie américaine semblait désireuse d’apprendre : dès le début des délibérations : à un moment donné de la procédure, Kissinger déclare qu’il « essaie de comprendre » ; à un autre moment, il fait preuve d’« esprit d’analyse ».
Comme le veut la tradition diplomatique, l’apartheid n’a pas été abordé, même si le Sud-Ouest africain a fait l’objet d’une certaine attention. La discussion est restée centrée sur la Rhodésie.
Finalement, une stratégie est adoptée : Vorster amènerait les Rhodésiens récalcitrants à accepter la règle de la majorité ; Kissinger amènerait les Zambiens et les Tanzaniens à soutenir l’accord ; l’évolution de la question namibienne serait plus lente.
Le point culminant de tout cet exercice a été la visite de Kissinger en septembre 1976 à Pretoria. Par hasard, le Premier ministre rhodésien, Ian Smith, devait se rendre en ville pour assister à un match de rugby.
Le New York Times a rapporté que Kissinger a été reçu par une un petit détachement en son honneur – composée de soldats noirs – à la base aérienne de Waterkloof lorsque son avion a atterri. Kissinger et son entourage, y compris la presse, avaient établi leur camp à l’hôtel Burgerspark de Pretoria.
Pendant quatre jours, l’Afrique du Sud, de plus en plus isolée et condamnée par la communauté internationale, a été sous les feux de l’actualité mondiale.
Le drame du week-end a moins tourné autour de la question de savoir si Kissinger a rencontré des dirigeants noirs qui critiquaient l’apartheid – le rédacteur militant Percy Qoboza a été le seul – que de celle de savoir si Kissinger, en tant qu’envoyé des États-Unis, pouvait rencontrer directement Smith, dont le régime n’était pas reconnu internationalement.
En fin de compte, les deux hommes se sont rencontrés pendant quatre heures le dimanche matin et un accord a été conclu. Smith, alors Premier ministre, en larmes, annonce que la Rhodésie accepte le principe de la règle de la majorité.
Mais les processus de suivi ont été bâclés. Le régime illégal a survécu pendant encore quatre ans.
Kissinger a effectué deux autres visites en Afrique du Sud. En septembre 1982, il a prononcé le discours liminaire lors d’une conférence organisée par l’Institut sud-africain des affaires internationales. La seconde a eu lieu lorsque (avec d’autres) il a tenté en vain de résoudre la crise provoquée par le rejet de la Constitution provisoire sud-africaine par le chef du parti de la liberté Inkatha Mangosuthu Buthelezi en avril 1994.
L’intérêt de Kissinger pour l’Afrique australe au milieu des années 1970 reposait sur l’idée que l’équilibre serait rétabli si les intérêts des plus forts étaient restaurés. Il n’avait pas compris que la lutte pour la justice était en train de changer le monde – et la diplomatie elle-même.
L’article a été mis à jour pour refléter le décès d’Henry Kissinger.
Peter Vale, Senior Research Fellow, Centre for the Advancement of Scholarship, University of Pretoria, and Visiting Professor of International Relations, Federal University of Santa Maria, Brazil, University of Pretoria
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.