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Le rail en Afrique : entre espoir de renaissance et obstacles financiers

Par Redaction
02 décembre 2023
15 min

Alors que la nécessité d’un développement des transports de masse se fait de plus en plus sentir chez les populations du continent noir qui s’urbanisent davantage, de nombreux pays misent sur la réhabilitation ou la construction de nouvelles lignes ferroviaires. S’il est indéniable que le train peut faciliter le déplacement des personnes et des biens, son financement ne saurait, en l’état actuel des choses, être pris en charge par les seuls budgets nationaux des États, d’où l’urgence de trouver des ressources alternatives pour remettre le train sur les rails.

Le TER a la gare de Dakar le 15 janvier 2019
Le Train express régional Dakar-AIBD reliant la gare de Dakar à la ville de Diamniadio et prévue pour atteindre l’aéroport international Blaise-Diagne ainsi que de villes nouvelles dans l’arrière-pays.

En Afrique, il y a longtemps que la roue a tourné en faveur de la route pour le transport des marchandises et des personnes. Le train, autrefois moyen de déplacement emblématique dans certaines parties du continent, a été relégué au second plan au fil des ans. L’espoir suscité par les ajustements structurels des années 1990, ayant conduit à la privatisation de plusieurs lignes ferroviaires, n’a été qu’un feu de paille.


Par Jean-Paul Kaboré


Le départ des bailleurs de fonds internationaux a dégradé la situation financière des concessionnaires privés, affectant directement les infrastructures. Aujourd’hui encore, les rails du continent noir souffrent d’un retard manifeste en matière de réhabilitation et d’extension, selon l’Union Internationale des Chemins de fer (UIC).

« Le réseau ferroviaire africain est estimé, à ce jour, à environ 90.000 km sur une superficie de 30,2 millions de km², soit une densité d’environ 3,4 km pour 1000 km². Au niveau mondial, il ne représente que 6 % du réseau, 2 % du trafic de voyageurs, 2 à 20 % du fret et son indice de compétitivité n’est que de 2,5/7 », a expliqué le président de la région Afrique à l’UIC, le Marocain Mohamed Khlie.

Ce faible positionnement au plan mondial est dû à moult facteurs. Le choix des colons de doter chaque pays d’une voie ferrée distincte, pour transporter les matières premières (ressources minérales, bois, produits tropicaux…) de l’intérieur vers les ports à destination des métropoles européennes, en est le principal.

« Le réseau ferroviaire africain est vétuste et connaît une faible interconnexion qui accroît les délais et le coût de transport des marchandises. À cela s’ajoute la disparité des largeurs d’écartement des rails dont trois différentes sortes cohabitent : écartement cap (1,067 m, 61,3 %), écartement mètre (1,000 m, 19,2 %) et écartement standard (1,435 m, 14,5 %). Cette situation empêche une intégration physique des réseaux au sein des régions et du continent », a indiqué à Tama Média l’ingénieur et économiste des transports, le Béninois Adebayo Samson Balogoun.

Adebayo Balogoun
Adebayo Samson Balogoun, ingénieur et économiste béninois des transports.

Le renouveau contre l’argument de la rentabilité

Face à cette situation et convaincus que le rail reste le meilleur moyen pour désenclaver le continent et faciliter l’accès à ses ressources, les dirigeants africains ont multiplié, ces dernières années, les projets. D’abord concentrés en Afrique australe et de l’Est avec notamment l’axe

Mombasa-Kampala-Kigali-Djouba, ils ont gagné l’Afrique de l’Ouest où, à côté des mégas projets nigérians, les axes Dakar-Bamako ou encore le Transsahélien, devant relier la Côte d’Ivoire au Bénin en passant par le Burkina Faso et le Niger, tentent de se frayer un chemin.

À l’échelle nationale, des efforts sont également consentis pour redynamiser le transport des passagers, mais aussi le raccordement des ports aux sites d’extraction des ressources naturelles.

Mais ce processus se heurte malheureusement à la faible adhésion des partenaires techniques et financiers. « Plusieurs raisons peuvent justifier cela telles que le montant élevé des investissements à mobiliser, les faibles volumes de trafic, la faible productivité des actifs, une approche marketing inadéquate par rapport à la demande en transport, le manque de lisibilité de management des compagnies de chemin de fer, la non-compétitivité des prestations de services, l’absence d’innovation, d’investissement, d’organisation et d’une stratégie commerciale crédible, la présence monopolistique de l’État dans la gestion des compagnies de chemin de fer », a souligné M. Balogoun.

À ces contraintes se greffent, d’après l’ingénieur, la forte concurrence de la route, le manque de cadre adapté de mobilisation des financements, une insuffisance en matière de stratégies d’intégration des transports, une politique de développement régional qui ne tient pas compte d’une meilleure intégration possible entre le transport ferroviaire et la création d’activités économiques dans les domaines agricoles, miniers et industriels.

train afrique de louest
Des passagers montent dans le train destination de Kano à la gare de Minna au Nigeria, le 9 mars 2013.

La rentabilité, au-delà de tous ces obstacles, apparaît comme le principal argument brandi par les bailleurs pour justifier leur faible propension à allouer des ressources à ces initiatives. Un avis que ne partage pas le Premier ministre sénégalais, Amadou Ba.

« Souvent, les explications avancées pour justifier l’insuffisance des investissements dans les infrastructures ferroviaires en Afrique sont d’ordre subjectif, telles que l’élan de pessimisme sur l’Afrique, la prétendue faiblesse de la structuration des marchés financiers, les fiches des agences de notation ou les doutes sur les dynamiques économiques des pays en développement. Aussi, voudrais-je rappeler que la rentabilité des investissements publics ne doit pas être analysée à l’aune de la seule rentabilité financière. Tout investissement dans le ferroviaire, accompagné de mesures adéquates renforce la productivité à moyen et long terme de nos économies. Mieux, les programmes d’aménagement et de rééquilibrage des territoires, en termes de capital humain et de capital physique, ne pourront être accélérés qu’avec le développement des chemins de fer », a-t-il affirmé le 19 octobre dernier, lors de l’ouverture à Diamniadio, à la périphérie de Dakar, du Forum international sur le financement des projets ferroviaires en Afrique.

Poursuivant, il a souligné que le rail offre beaucoup d’avantages comparatifs par rapport à la route : « Le coût par kilomètre de voie ferroviaire réhabilitée est inférieur de 50 % à celui d’une route à deux voies. Par ailleurs, le rail a également une meilleure longévité. Les routes doivent être entièrement refaites tous les 7 à 10 ans contre 15 à 20 ans pour les voies ferrées. Sa consommation d’énergie et son empreinte carbone par tonne transportée sont aussi inférieures à celles de la route et des avions. Le gain pouvant atteindre en moyenne 80 %. Dans le contexte actuel de lutte contre les changements climatiques, je voudrais juste rappeler que le transport par chemin de fer consomme quatre fois moins de carburant que par la route ».

En définitive, est persuadé le candidat de la coalition au pouvoir Benno Bokk Yakaar (Unis par le même espoir, en langue wolof) à l’élection présidentielle du 25 février 2024, « un chemin de fer performant engendre toujours des bénéfices économiques multiples avec un impact positif sur le niveau des activités portuaires, une accessibilité vers les régions enclavées et une réduction de la facture énergétique ».

Christian Chavanel, directeur du département Système ferroviaire de l’UIC, a abondé dans le même sens en soutenant que la rentabilité socio-économique d’un projet ferroviaire est considérable. « Le train facilite la vie des populations, leur permet de gagner du temps, de travailler dans des conditions plus sereines. Il permet en outre d’avoir moins de personnes sur les routes. Ce qui signifie moins d’accidents et moins de morts. Si vous réussissez à mettre plus de marchandises et de personnes dans les trains, c’est une économie pour le pays qui aura besoin de maintenir ses routes moins souvent. C’est gagnant pour tout le monde », a-t-il confié à Tama Média.

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Christian Chavanel, directeur du département Système ferroviaire de l’UIC.

Miser sur une approche holistique bâtie autour des mines

Comme proclamé dans l’Agenda 2063 de l’Union Africaine (UA), l’énorme déficit accumulé, tous modes de transport confondus, induit pour le continent un manque à gagner en termes de croissance économique estimé à 2 % par an, et entraîne une perte de 40 % en productivité. Cela impacte négativement le positionnement de l’Afrique sur l’échiquier international.

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Le train Bolloré en gare de Bouaké, en Côte d’Ivoire – 2016

Le mode ferroviaire, à l’exception de quelques réseaux d’Afrique du Sud et du Maghreb, n’échappe pas à ce constat. Il a longtemps souffert d’un sous-investissement en matière de réhabilitation, de standardisation et d’extension.

Pour inverser cette tendance, une approche holistique intégrant les chemins de fer dans une politique globale de développement économique axée notamment autour des mines est plus que nécessaire. Histoire que les objectifs de renouvellement ou de définition de nouveaux tracés soient assis sur une réalité économique.

« Nous devons bâtir une approche intégrée. Il faut que le chemin de fer ne soit plus perçu comme deux maillons de fer où il y a le rail et le train qui passe dessus. Il faut qu’il soit conçu comme un corridor économique. Que le chemin de fer soit porteur de croissance et de distribution de richesses. Cela suppose d’avoir un package holistique qui prend en charge tous les besoins », a appelé de ses vœux le Directeur régional pour l’Afrique de l’Ouest de la Société Financière Internationale (SFI), Olivier Buyoya.

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Olivier Buyoya, Directeur régional pour l’Afrique de l’Ouest de la Société Financière Internationale (SFI).

D’après le vice-président de la Banque Mondiale pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre, Ousmane Diagana, l’approche en question doit être articulée autour des ressources minières dont regorge le continent. « L’éléphant dans la chambre, ce sont les mines. Il ne faut pas négocier les contrats miniers et ensuite négocier les contrats ferroviaires. Ça ne marchera pas. Il faut les mettre ensemble dans un seul package. Nous disons à l’investisseur : voilà le potentiel que nous avons. Il s’étend sur des générations et sont très compatibles avec les investissements de longue durée du chemin de fer. On les met ensemble. Vous allez prendre la mine, construire le chemin de fer et nous État, nous pouvons venir, en dehors de l’exploitation ferroviaire, faire du social avec le transport de voyageurs », a fait savoir le Mauritanien.

En attendant d’y arriver, il a proposé de procéder par étapes. « Essayons de sauver les meubles avec ce que nous possédons. Nous avons une première partie du réseau existant, préservons-la. Il y a des chemins de fer qui ont été réalisés en Afrique qui n’ont pas souvent été bien pensés en amont, mais l’infrastructure est là. On peut remettre un peu d’ordre et trouver les moyens de les faire fonctionner. Le trafic sera relancé et quand nous arriverons à le doper progressivement, on pourrait penser à monter en puissance », a-t-il suggéré.

De plus, il a recommandé la mise en valeur des différentes gares existantes en y ajoutant des plus-values. « C’est facile à faire avec la densité des villes. Pour cela, il faut utiliser le patrimoine ferroviaire. Ne pas faire une gare sans mettre quelque chose au-dessus qui amène une assiette de ressources capable après de créer de la structuration financière et de réaliser de la valeur ajoutée avec des emplois à la clé », a-t-il énoncé.

De la nécessité de bien structurer les projets

En Afrique, le Train express régional (Ter) de Dakar et le Train à Grande Vitesse marocain sont considérés par certains comme des succès. Ces deux projets ont bénéficié de la confiance des bailleurs grâce, dit-on, à leur bonne structuration. Très souvent, celle-ci fait défaut dans de nombreux programmes soumis par les États africains.

« Il est crucial de travailler sur la structuration et le montage des projets. Car si nous ne nous investissons pas ne serait-ce que pour la réalisation des études de faisabilité, ça va être très compliqué de lever des financements et même si on en lève, ce sera des financements coûteux qu’on aurait pu optimiser en investissant dans une bonne étude de faisabilité », a estimé le Directeur Général de la Société Nationale des Chemins de Fer de Guinée (SNCFG), Ibrahima N’Dairy Diallo.

Pour Andre DeLeon, président pour le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Asie centrale chez Alstom, le constructeur français, l’essentiel du jugement d’un investisseur qu’il soit financier ou industriel est la préparation et le niveau de maturité des projets. C’est une tâche qui incombe, selon lui, aux autorités notamment les villes africaines. « L’investisseur a besoin d’avoir une visibilité sur les besoins des villes en termes de financement. Cela permet à des acteurs comme nous de mobiliser des ressources pour des projets qui vont aboutir », a-t-il avancé.

Du point de vue technique, de l’aveu de M. Chavanel, il est primordial de rassurer les bailleurs de fonds et les investisseurs. À en croire le directeur du département Système ferroviaire de l’UIC, il est important d’avoir un cadre règlementaire le plus harmonisé possible et des standards techniques communs pour diminuer les coûts, rendre les projets ferroviaires encore plus intéressants et rassurer davantage les investisseurs.

Quid des Partenariats Public-Privé ?

Le financement constitue le nœud gordien à surmonter pour assurer la mise en œuvre des projets ferroviaires sur le continent noir. Les Partenariats Public-Privé (PPP) pourraient ainsi alléger le fardeau des États, mais à certaines conditions.

« Le PPP peut être utilisé pour gérer les chemins de fer en Afrique sur la base de conventions claires privilégiant le développement équilibré des régions. La viabilité de l’intervention du privé dans la gestion des chemins de fer dépend fortement du mode de partenariat retenu et du montage financier et juridique. D’où la nécessité d’une étude appropriée et d’une procédure de sélection saine de l’opérateur privé par la mise en concurrence de plusieurs candidats sur le marché financier », a relevé l’expert Adebayo Samson Balogoun.

Cette piste de solution « n’est pas la solution en soi » aux yeux du vice-président de la Banque Mondiale pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre, Ousmane Diagana : « Comme son nom l’indique, c’est un partenariat. Pour que celui-ci fonctionne, il faut que chaque acteur puisse jouer son rôle dans la transparence, mais aussi en apportant des atouts. Les États doivent créer des conditions nécessaires pour pouvoir financer ces types d’infrastructures, avoir une capacité à se projeter à très long terme afin de mobiliser les partenaires et réduire les coûts de financement. Les opérateurs privés, à leur tour, doivent avoir la patience pour mobiliser les fonds nécessaires au financement des infrastructures et faire preuve de cette même patience pour obtenir le retour sur investissement ».

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Ousmane Diagana, vice-président de la Banque Mondiale pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre.

De son côté, M. DeLeon pense que le PPP « n’est pas un outil magique » et l’intervention des autorités étatiques reste « essentielle » pour préparer et assurer la soutenabilité financière des projets.

Même s’il n’existe pas un modèle idéal à transposer, plusieurs instruments peuvent être explorés en fonction des spécificités de chaque pays. Mohamed Khlie a alors plaidé entre autres pour la création de fonds d’investissements ferroviaires, l’adoption d’une nouvelle génération de mesures incitatives, l’ouverture accrue envers le secteur privé, le développement des Investissements Directs Étrangers, le recours aux financements verts…

Quelle que soit l’approche adoptée, les différents acteurs s’accordent sur la nécessité de diversifier les sources de financement. Objectif, obtenir des fonds à des taux compétitifs et réduire ainsi le coût des projets.

Tout sauf la privatisation

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Pour améliorer l’efficacité des projets en général, la plupart des lignes ferroviaires existantes en Afrique sont mises en concession. Les projets en cours ou ceux à venir devraient s’inscrire dans cette logique avec une forte présence du secteur privé local.

Celui-ci, en ce qui concerne l’exécution des projets ferroviaires, peut jouer plusieurs rôles. Il s’agit de la sous-traitance de la construction, du contrat de gestion, de la concession ou le transfert du contrôle des actifs pendant une période déterminée et la privatisation avec un transfert total de propriétés, de gestion et du droit à un opérateur privé, a détaillé M. Balogoun.

Toutefois, « il faut faire en sorte que l’on ne puisse pas vendre les chemins de fer. On peut les louer, les titriser… Mais si nous ouvrons la porte à la privatisation, nous ne savons pas ce que ça va devenir », a nuancé M. Diagana.

Le vice-président de la Banque Mondiale pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre s’est également prononcé en faveur de l’alignement des nouvelles voies ferroviaires au plan continental des chemins de fer. « Il ne faut pas qu’il soit un réseau de rêve. Il faut que ce réseau soit inscrit dans une réalité économique. Il faut y aller par couple. On prend là où ça marche parce qu’il y a du rationnel économique. On le traite et on y va graduellement », a-t-il conclu.