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Sénégal : le débat sur le 3e mandat déchaîne les passions

Par Redaction
11 mai 2023
10 min

À neuf mois de la prochaine élection présidentielle, la tension est vive dans ce pays ouest-africain ayant réussi deux alternances démocratiques. Car le chef de l’État Macky Sall entretient toujours le flou autour d’une éventuelle candidature après douze années d’exercice du pouvoir.

« Pas de politique », c’est la mention lisible sur la vitrine d’une boutique de smartphones très fréquentée à Ouest Foire, un quartier aisé de Dakar. Signe que le climat politique a tendu les nerfs et divisé la société. À une centaine de mètres de là, un jeune homme assis sur une moto, communément appelée « jakarta », scrute l’horizon dans l’espoir de voir un client à transporter.

Veste, casque et gants, l’arsenal du motard est complet. Un sac noir entre les cuisses, il tient un téléphone portable basique dont les écouteurs sont branchés. « Originaire de Saint-Louis, dans le Nord du pays, j’effectue des courses dans la capitale pour avoir une indépendance financière. Parallèlement à cette activité, je suis inscrit en Licence 2 de Droit dans un établissement privé », explique-t-il sous le couvert de l’anonymat.

À la question de savoir ce qu’il pense de la résurgence du débat sur le 3e mandat au Sénégal, il répond avec une amertume perceptible sur sa voix et son visage : « C’est triste que nous soyons obligés d’en reparler. Ma déception est immense parce qu’il y a tant d’urgences. » 

Partout dans le pays, les spéculations vont bon train sur les intentions du président élu en 2012 pour un septennat puis réélu en 2019 pour un quinquennat. Dans les rangs de l’Alliance Pour la République (APR, parti au pouvoir), des pontes défendent contre vents et marées la troisième candidature de Macky Sall qui, jusque-là, reste fidèle à sa stratégie du « ni oui, ni non ».

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Président du Sénégal, Mack Sall

« J’ai l’impression qu’il tâte le pouls avant de se décider. Mais tous ses faits et gestes convergent vers ce que j’appelle la tentation du diable. Si le président déclare sa candidature, il est clair que les risques de tension sont on ne peut plus réels. Ça peut être pire que la période pré-électorale de 2012 », estime Mame Gor Ngom, analyste politique.

Sous le magistère d’Abdoulaye Wade (2000-2012), la lutte pour la limitation des mandats, dans un contexte de crise énergétique aiguë au plan national, a fait couler le sang et occasionné d’importants dégâts matériels. « Macky Sall lui-même était l’un des leaders de la contestation. Après son élection, il avait promis de régler définitivement cette question », rappelle Alioune Tine, membre actif du Mouvement du 23 juin (M23), la coalition de partis politiques et d’organisations de la société civile mobilisée contre la volonté du président d’alors.

En 2016, le 20 mars plus précisément, un référendum avait été convoqué par l’actuel homme fort du pays autour de quinze points. « L’intangibilité des dispositions relatives (…) au mode d’élection, à la durée et au nombre de mandats consécutifs du président de la République », figurait en bonne place dans cette révision approuvée à 62,64 % par les électeurs.

Dans la Constitution de 2001 ainsi modifiée, l’article 27 dispose que « la durée du mandat du président de la République est de cinq ans. Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs. » Ancien Directeur d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre, M. Tine est convaincu que cette formulation est « un verrou » qui ne laisse aucune possibilité d’interprétation. 

« Non seulement la Constitution est claire, mais les initiateurs du référendum de 2016 ont dit de manière limpide que Macky Sall en était à son dernier mandat.  Lui-même le président de la République l’a mentionné dans son livre Le Sénégal au cœur . Tout ce retournement est bien illustré par son ministre de la Justice Ismaëla Madior Fall qui, après avoir défendu la non-possibilité d’une troisième candidature, revient pour affirmer que le débat est purement politique », ajoute M. Ngom.

Gène récessif 

En Afrique, le Sénégal est souvent cité comme un modèle démocratique qui n’a jamais connu de coups d’État. Mais dans un continent où les dirigeants ne quittent pas facilement leurs fonctions, le pays de la téranga (hospitalité en wolof, la principale langue locale) traîne aussi cette tare. 

« Aucune démocratie n’est parfaite. C’est un apprentissage continu. Au Sénégal, il y a eu le parti unique, les élections pluralistes, les alternances démocratiques… Maintenant, on bute sur quelque chose depuis plus de dix ans. C’est la limitation des mandats. On en est là », fait noter Alioune Tine, fondateur du think-tank Afrikajom Center.

Peu loquace sur cette délicate question avec la presse de son pays, Macky Sall en a dit un peu plus dans le cadre d’une interview publiée le 20 mars 2023 par l’hebdomadaire français L’Express : « J’ai donné une opinion qui correspondait à ma conviction du moment. Celle-ci peut évoluer et les circonstances peuvent m’amener à changer de position. Nous sommes en politique. » 

De l’avis du journaliste Mame Gor Ngom, ex-Rédacteur en chef du quotidien La Tribune, « le débat actuel relève plus de la mauvaise foi de certains acteurs qui font fi de l’esprit des lois et du contexte qui avait prévalu en 2016. » Pour faire accepter la candidature de Macky Sall, ses souteneurs le présentent notamment comme l’homme de la situation face aux enjeux économiques et sécuritaires de l’heure. 

En tout cas, rétorque M. Tine, « la Constitution doit être respectée par celui qui a juré d’en être le gardien. Par conséquent, le président doit dire clairement qu’il ne va pas briguer un 3e mandat et choisir un dauphin dans son camp. » 

Beaucoup espéraient, au moment où les positions se radicalisent de plus en plus, que Macky Sall calme le jeu lors de son discours à la nation du 3 avril dernier, la veille du 63e anniversaire de l’indépendance du Sénégal, et le jour de la fête de l’Aïd-el-fitr (fin du Ramadan). Finalement, il a encore préféré maintenir le suspense, non sans inviter toutes les forces vives de la nation à un dialogue pour éviter l’impasse.  

L’opposition en rangs dispersés

« Cet appel au dialogue est en réalité une tentative de division de l’opposition et de la société civile regroupées au sein de la plateforme de lutte des forces vives (F24) », a déclaré Aminata Touré dite Mimi, candidate déclarée à la Présidentielle de 2024 et ancienne Première ministre de Macky Sall.

Même son de cloche du côté de Mary Teuw Niane, ancien ministre de Macky Sall également engagé dans la course au palais de République. « L’enveloppe du fromage de chèvre qu’il fait miroiter à ses interlocuteurs ne contient pas la question de la 3e candidature qui est essentielle pour l’opposition, une partie silencieuse de sa coalition et la majorité de l’opinion publique.  Aller à la table de négociations (…) serait le meilleur moyen de valider aux yeux de l’opinion publique cette 3e candidature qui lui brûle les lèvres et qu’il n’ose pas annoncer. »

Le chef de l’État sénégalais, selon ses mots, souhaite entre autres discuter de l’éligibilité de potentiels candidats au scrutin du 25 février 2024. Karim Wade, fils de son prédécesseur, et Khalifa Ababacar Sall, ancien maire de Dakar, ont raté l’échéance de 2019 à cause de condamnations de la justice. 

Le 8 mai 2023, le couperet est tombé sur Ousmane Sonko. Le chef de file des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef), reconnu coupable de diffamation et d’injures publiques envers le ministre du Tourisme, Mame Mbaye Niang, a été condamné à six mois de prison avec sursis et à une amende de 200 millions F CFA (environ 305.000 euros). 

Cet arrêt de la Cour d’appel de Dakar, plus sévère que le jugement en première instance du 30 mars (deux mois de prison avec sursis pour diffamation), en attendant un possible pourvoi en cassation dans un délai de six jours, installe la polémique, au regard d’un Code électoral corsé, sur la disqualification de l’édile de Ziguinchor (Sud). Ce dernier a dès lors appelé « tous (ses) militants, sympathisants et les Sénégalais en général à faire front et à se battre avec tous les moyens possibles. »

Khalifa Ababacar Sall, allié de Sonko dans la coalition Yewwi Askan Wi (Libérer le peuple, en wolof), s’est offusqué « d’un verdict inique (…) qui traduit la volonté manifeste du régime de Macky Sall de poursuivre sa stratégie honteuse de liquidation d’adversaires politiques. » Toutefois, il ne rejette pas la main tendue du président de la République dont il lorgne le fauteuil.

Le F24, lancé le 16 avril 2023, prévoit un rassemblement ce vendredi 12 mai à la Place de la nation (ex-Place de l’obélisque) de Dakar pour dire « non à la 3e candidature », exiger « la libération des détenus politiques », réclamer « l’organisation d’une élection transparente et inclusive » et dénoncer « l’instrumentalisation de la justice pour éliminer des candidats ».

Quid du Conseil constitutionnel ?

Composée de sept membres nommés, pour une durée de six ans, par le président de la République dont deux sur une liste de quatre personnalités proposées par le président de l’Assemblée nationale, cette institution est sous le feu des critiques. « On a l’impression que le Conseil constitutionnel est totalement out et ne peut pas régler la question du 3e mandat », se désole Alioune Tine.

« Le Conseil constitutionnel a la possibilité d’invalider des candidatures qui ne respectent pas les normes juridiques y compris celle du président sortant. C’est un principe. Mais ce serait une grosse surprise. Sous nos tropiques, les Conseils constitutionnels obéissent malheureusement au chef », souligne M. Ngom, auteur de « Billets de salon ».

Un ouvrage publié en juillet 2021 et dans lequel il invite le président Macky Sall à écouter « ceux qui analysent froidement la situation sans passion et ne mettent pas en exergue de petits intérêts. Ceux qui lui évitent tout esprit paranoïaque. Ceux qui sont prêts à tout perdre, pour prendre rendez-vous avec l’histoire. »Après tout, le Sénégal court un gros risque : « Nous vivons dans un contexte très lourd avec une crise économique réelle. La 3e candidature, qui est crisogène, peut bien servir de déclic à des protestations dans cette situation explosive », alerte le journaliste diplômé en Sciences politiques à l’Université Gaston Berger (UGB) de Saint-Louis (Nord).

Reportage de Youga Ciss