Reportage · En janvier 2013, la ville de Konna, située sur la route reliant Mopti et Gao, dans le centre du Mali, était le théâtre de l’offensive des groupes djihadistes et de la riposte soudaine de l’armée française. Dix ans après, ses habitants déchantent : alors qu’ils subissent le joug des groupes armés, les enlèvements et les exécutions se multiplient.
MOHAMED (PRENOM D’EMPRUNT), ÂGÉ d’environ 40 ans, polygame et père de 7 enfants, a été enlevé avec au moins 11 autres personnes en début d’année dans la commune rurale de Konna. Un matin, il est parti couper du bois avec des membres de sa famille et des voisins dans le but de le vendre. Dans la forêt, ils ont été arrêtés par des hommes armés qu’il se dit incapable d’identifier. Le groupe a passé un jour et une nuit aux mains des geôliers. Tous ont été libérés au début de la seconde nuit, avec ordre « de ne plus mettre les pieds » dans cette zone.
Konna, située dans le centre du pays au bord du fleuve Niger, à environ 55 km de Sévaré et 65 km de Mopti¹, est connue bien au-delà des frontières du Mali pour une raison précise : c’est ici que l’armée française est intervenue en janvier 2013, aux côtés de l’armée malienne, pour stopper l’avancée des groupes djihadistes. Avant même que l’opération Serval ne soit lancée, les éléments des forces spéciales basés à Ouagadougou, au Burkina Faso, ont été envoyés en urgence afin de suppléer des soldats maliens dépassés. L’un d’eux, Damien Boiteux, a été mortellement blessé le 11 janvier 2013. Un monument en sa mémoire a été érigé dans la ville (voir ci-dessous).
Mais depuis plusieurs années, la situation sécuritaire n’a cessé de se dégrader. Comme nombre d’autres localités du centre du Mali, Konna est devenue une zone de non-droit, où l’on enregistre très souvent des enlèvements, des assassinats ciblés ou encore des disparitions forcées, sans qu’il soit toujours possible d’identifier leurs auteurs.
« NOUS FAISONS CE QUE NOUS POUVONS »
Trois acteurs armés opèrent principalement dans cette zone : les éléments de la katiba Macina de Amadou Koufa, groupe djihadiste affilié au JNIM (Jama’at Nusrat al-islam wal-Muslimine – en français, Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM) –, dirigé par le Malien Iyad Ag Ghali) ; les Forces armées maliennes (FAMas) ; et les groupes d’autodéfense identifiés sous le nom de « dozos » (chasseurs traditionnels)². Tous ces groupes procèdent à des enlèvements. Selon un rapport de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), « le recours aux enlèvements de civils dans ce conflit n’est pas nouveau », mais il a augmenté depuis 2021, « en particulier dans le centre du pays ».
Pour les groupes djihadistes, constate l’ONG, les enlèvements s’imposent comme un moyen de maintenir la pression sur les populations qui résistent à leur emprise. Les combattants djihadistes ont développé un réseau de contrôle social permanent reposant sur des “escrocs”, informateurs au sein des communautés, qui alertent les combattants regroupés dans la brousse en cas de suspicion ou d’écart de conduite. En quelques heures ou quelques jours, les combattants arrivent sur leur moto pour sanctionner des individus résistant à leur autorité.
Leurs cibles sont en majorité des représentants de l’État et des chefs communautaires, parfois de simples citoyens […] soupçonnés d’avoir collaboré avec les FDS [Forces de sécurité] ou avec l’État, à la suite d’informations transmises par les habitants des localités. Mais au bout d’un certain nombre de jours de captivité et d’interrogatoire, ils ont été remis en liberté. Ils disent, pour la plupart d’entre eux, avoir été relativement bien traités, en dépit de conditions matérielles sommaires, d’une nourriture de mauvaise qualité et du stress engendré par cette situation.³
Mohamed confirme. Lui et un autre membre du groupe enlevé affirment n’avoir reçu aucun mauvais traitement durant leur captivité. « À l’époque, c’étaient les hommes de la katiba Macina qui opéraient dans la forêt où ils ont été pris », explique Amine (prénom d’emprunt), un notable de Konna qui a été menacé par trois fois au moins par les hommes de Koufa.
Leur libération est intervenue après une médiation des notables de la ville. Après chaque disparition, ces derniers sont immédiatement informés. Les acteurs armés étant généralement connus, ces responsables de la commune entament alors des démarches auprès d’eux. « Lorsqu’on prend des gens, leurs proches viennent nous en informer. À notre niveau, nous faisons ce que nous pouvons », explique Amine. « Si ce sont les FAMas, nous les appelons directement. Si ce sont les dozos, comme ils collaborent avec les FAMas, nous donnons les renseignements à l’armée, qui, à son tour, appelle les dozos. Si ce sont les djihadistes, nous envoyons une délégation au nom de la localité pour aller plaider auprès de leurs supérieurs. C’est rare que cette médiation n’aboutisse pas », détaille-t-il dans son salon, entouré de plusieurs membres de sa famille.
À Konna comme ailleurs dans le centre du Mali, les leaders traditionnels sont en contact permanent avec les chefs djihadistes, et une forme de cogestion s’est mise en place au fil des années. Certaines personnes ne sont toutefois libérées qu’après le versement d’une rançon par la famille, qui peut aller de quelques centaines de milliers de francs CFA à plusieurs millions⁴.
« NOUS NOUS EN SOMMES REMIS À DIEU »
Six mois après sa libération, Mohamed n’arrive toujours pas à oublier cette mésaventure. « Il m’arrive souvent de revivre des moments de notre captivité dans mon sommeil », relate-t-il. Sa première épouse, assise à côté de lui, tresse les cheveux d’une jeune fille de la famille pendant qu’il parle. « Nous nous sommes beaucoup inquiétés à son sujet. Nous avons tout imaginé, qu’il avait été tué… Nous nous en sommes remis à Dieu avec l’espoir de le retrouver, vivant ou mort », raconte-t-elle.
À deux rues de leur concession en banco, une autre femme est, quant à elle, encore inquiète. Voilà plusieurs jours qu’elle n’a plus eu de nouvelles de son mari, un berger. Le 19 juillet 2023, comme à l’accoutumée, il est parti en brousse le matin pour faire paître ses vaches.
« Le troupeau est revenu le soir à la maison, mais sans lui. Depuis, nous le cherchons partout. Nous avons même demandé aux militaires, mais ils nous ont dit qu’ils ne l’ont pas vu. Maintenant, nous cherchons seulement à savoir s’il est vivant ou s’il est mort », s’inquiète un de ses proches. La plupart du temps, ce sont des cultivateurs et des éleveurs qui sont enlevés, explique Amine, et parfois aussi des commerçants et des fonctionnaires.
Les raisons sont diverses et varient d’un acteur à un autre. Les groupes qualifiés de djihadistes kidnappent généralement des hommes qui n’ont pas payé « l’aumône » (ou zakat) qu’ils imposent dans les zones qu’ils contrôlent⁵, qu’ils soupçonnent de collaborer avec l’armée malienne ou avec les groupes d’autodéfense, ou qui refusent de suivre leurs règles.
« On vous demande de payer la zakat. Quand vous refusez, ils viennent vous chercher. Souvent, on vous appelle, on vous dit qu’on a besoin de vous, qu’il faut venir. Quand vous refusez d’y aller, ils viennent vous prendre chez vous. S’ils apprennent aussi que vous communiquez avec l’armée, là, ils peuvent venir vous tuer directement », explique Amine.
[…] Des gens sont allés raconter aux djihadistes que j’étais allé voir les Américains pour solliciter des renforts pour la protection de mon village, raconte-t-il. À mon retour, j’ai été arrêté par les djihadistes. Ils sont arrivés à trois sur une moto. Ils m’ont dit : “Tu es un djassous (un espion), on est venu pour te tuer.” L’un d’entre eux m’a frappé avec son fusil. Un autre a fait semblant de me tirer dessus. Puis ils m’ont bandé les yeux et m’ont fait monter sur la moto. Ils m’ont emmené à 6 km de mon village. Là, ils m’ont à nouveau menacé.
Puis des hommes en pick-up m’ont amené à leur camp. Ils m’ont bandé les yeux et m’ont attaché. Certains voulaient me torturer mais le chef s’y est opposé. Au bout de trois jours, il est venu m’interroger. Il m’accusait de travailler avec l’armée. J’ai dit que c’était faux. Ils m’ont déplacé à trois reprises. Au bout de 17 jours, ils m’ont libéré. Ils m’ont présenté des excuses avant de me laisser.⁶
Tout le monde n’a pas eu la chance de D.A.A., à l’instar d’Abdoulaye, un tailleur du marché de Konna. Un soir, vers 20 heures, alors qu’il travaillait dans son atelier, il a reçu la visite d’éléments présumés de la katiba Macina. Ils l’ont tué en le criblant de balles devant un de ses fils, puis ils sont partis aussi vite qu’ils étaient venus. « La victime aurait reçu trois fois des appels anonymes l’ayant informé de son exécution proche sans lui communiquer la date », précise Amine.
Contrairement au couturier, Amine a échappé de justesse à son exécution. Quand ils sont venus pour l’abattre chez lui, il n’était pas à la maison. Après leur passage, une délégation a été dépêchée au plus vite pour aller plaider sa cause avant que les djihadistes présumés ne reviennent l’exécuter.
« TOUT LE MONDE SE MÉFIE »
En janvier 2023, Gallo Traoré, un agent des services de transfert d’argent et de paiement mobile⁶, a lui aussi été tué. Selon un de ses anciens collaborateurs basé dans la ville de Mopti, qui évolue dans le même secteur d’activité, Gallo Traoré faisait « des affaires » avec les djihadistes.
« Il assurait la réception et le transfert de leurs fonds comme tout client qui a besoin de ses services. Un jour, il semble qu’il y a eu une mésentente entre eux. Suite à cela, ils sont venus une nuit et ont tiré sur lui. Il a reçu trois balles », explique son ancien collaborateur.
Un journaliste local et un témoin nous ont confirmé cette histoire, tout en indiquant ne pas pouvoir en dire plus. « Notre zone est trop sensible. C’est pour cela que tout le monde se méfie », fait observer le journaliste.
Quelques semaines plus tard, en avril, c’est un boucher, Diandel Cissé, qui a été ciblé⁸. Évacué à l’hôpital Sominé Dolo de Sévaré, il a succombé à ses blessures. « Une personne l’a appelé pour lui signifier qu’il y avait un bœuf mourant derrière le fleuve, vers Kobi [NDLA : dans la commune de Konna]. Elle l’a invité à venir vite l’acheter. Il a pris son argent et il est parti. Une fois qu’il a traversé le fleuve, des hommes lui ont tiré dessus et sont partis avec son argent », relate un de ses collaborateurs.
Mais l’identité et le mobile de ses assassins restent pour l’heure inconnus. S’agit-il de djihadistes ou de simples bandits ? La question, qui se pose dans la plupart des crimes commis dans cette zone, illustre la situation des habitants de Konna, qui ne savent plus à qui ils peuvent faire confiance.
Notes :
- – ¹Sa population [Konna] était estimée, lors du recensement de 2009, à 36 767 habitants. Les résultats du dernier recensement effectué en 2022 n’avaient pas été rendus publics au moment de la publication de cet article.
- – ²Dans le centre du Mali, les groupes d’autodéfense varient d’une localité à une autre, ils peuvent être à dominante bambara, dogon ou peule. Lire Julien Antouly, Bokar Sangaré, Gilles Holder, « Le djihad dans le centre du Mali : lutte de classes, révolte sociale ou révolution du monde peul ? », The Conversation, 23 septembre 2021.
- – ³FIDH, Dans le centre du Mali, victimes et bourreaux vivent ensemble, novembre 2022.
- – ⁴Lire Flore Monteau, Manon Laplace, « Au Sahel, ces otages nationaux trop souvent oubliés », Jeune Afrique, 5 juillet 2023.
- – ⁵Voir « Dans le centre du Mali, les populations prises au piège du terrorisme et du contre-terrorisme », rapport d’enquête de la FIDH et de l’AMDH, novembre 2018 ; voir également Philip Kleinfeld, Mamadou Tapily, « “Nous acceptons pour rester en vie” : Comment des dialogues au niveau local avec des djihadistes se sont enracinés au Mali », The New Humanitarian, 15 juillet 2022.
- – ⁶FIDH, Dans le centre du Mali, victimes et bourreaux vivent ensemble, novembre 2022.
- – ⁷Orange Money, du groupe français de téléphonie mobile Orange, Moov Cash, de la société marocaine Moov Africa Malitel, et Wave. Au Mali, « les opérateurs mobiles et les opérateurs de fonds sont ceux dont les services sont adressés à la plus large frange de la population » et « le nombre de comptes mobile money croit d’environ 60 % par an depuis 2012 », in Etude sur le Mobile Money et l’inclusion financière au Mali, BCEAO, 24 octobre 2018.
- – ⁸Certains témoins évoquent une balle reçue dans le cou, d’autres parlent de trois balles dans la tête.