Après deux mois de réflexion, le président sortant a enfin levé le suspense sur le dauphinat. Macky Sall a misé sur le discret Amadou Ba pour maintenir la coalition Benno Bokk Yakaar (BBY) au pouvoir à l’issue du scrutin du 25 février 2024. L’actuel Premier ministre, du haut de ses 62 ans, engage maintenant une course contre la montre pour espérer passer de l’ombre du fidèle parmi les fidèles à la lumière du cinquième chef de l’État de l’histoire du Sénégal.
Samedi 10 septembre 2023. Salle des banquets du palais. C’est dans ce lieu du pouvoir, et non au siège de son parti l’Alliance Pour la République (APR), que Macky Sall a dévoilé l’identité de celui qui va défendre les couleurs de Benno Bokk Yakaar (Unis par le même espoir, en langue wolof) à la prochaine élection présidentielle. Entre son renoncement à un troisième mandat et ce moment solennel, deux longs mois se sont écoulés.
« Le président Macky Sall ne nous a pas habitués à autant de lenteurs dans la prise de décision. C’est dire que le choix n’a pas été facile. Il fallait non seulement choisir le porte-étendard de Benno Bokk Yakaar mais aussi, et surtout, limiter les risques de déperdition électorale causée par la frustration des candidats défaits. Il fallait donc faire preuve de beaucoup de tact pour limiter les dégâts. Choisir, c’est éliminer et le président Sall s’est sûrement employé durant ces deux mois à contenir cette frustration », a expliqué Sidy Diop, analyste politique.
Pour la circonstance, Moustapha Niasse, ancien président de l’Assemblée nationale (2012-2022), s’est chargé de lire le discours du président sortant devant la Conférence des leaders de la coalition au pouvoir. « Le 10 juillet 2023, vous m’avez attribué un mandat qui m’a amené à faire de larges concertations pour le choix de (notre) candidat. Tâche complexe et difficile. Car tout choix induit quelque part un classement. Et comme je m’y étais engagé, j’ai procédé à des consultations pour pouvoir vous proposer un candidat », a indiqué le porte-parole du jour.
« Dans le processus ainsi ouvert, j’ai mobilisé des personnes ressources dont le président Moustapha Niasse qui a rencontré, en mon nom, la grande majorité des candidats afin de créer les conditions de facilitation du choix. J’ai moi-même proposé une sorte de primaires avec le vote de grands électeurs. Cette idée a été écartée par la plupart des candidats et leaders qui craignaient qu’une telle démarche puisse être source de division qui aurait été nuisible à la coalition. Le choix d’aujourd’hui est un choix concerté et collégial », a précisé M. Niasse.
Outre Amadou Ba, Abdoulaye Daouda Diallo, Mahammed Boun Abdallah Dionne, Abdoulaye Diouf Sarr, Aly Ngouille Ndiaye ou encore Mame Boye Diao étaient dans les starting-blocks. « Après avoir écouté les uns et les autres, pris en considération toutes les suggestions, nous avons mis en avant les enjeux fondamentaux de l’heure à savoir la préservation de la République et de la démocratie, la sauvegarde de la paix et de la stabilité pour la poursuite des politiques publiques autour du socle que constitue le Plan Sénégal Émergent (PSE) », a souligné l’ex-patron de l’hémicycle.
« La seule et unique candidature de Benno Bokk Yakaar »
En vue de départager les rivaux, Macky Sall a défini des critères de sélection : « Ils ont ciblé des compétences professionnelles, une carrière diversifiée, des fonctions déterminantes et transversales dans l’État, mais aussi des qualités d’humilité, d’écoute pour diriger, rassembler dans Benno et au-delà, ici et dans la diaspora », a rapporté le fondateur de l’Alliance des Forces de Progrès (AFP, mouvance présidentielle).
Aux yeux du président sortant, Amadou Ba coche toutes les cases. « Il pourrait être un leader rassembleur au sein de son parti, de la coalition et au-delà. Il connait également très bien le Plan Sénégal Émergent (PSE) pour assurer la poursuite des politiques économiques, sociales et environnementales du PSE », a fait dire Macky Sall à Moustapha Niasse. Par conséquent, le mandant a exhorté les « leaders, responsables, militants et sympathisants à soutenir cette candidature qui est la seule et unique de Benno Bokk Yakaar ».
Le Sénégal est à la croisée des chemins à la veille de l’exploitation du pétrole et du gaz. « Je sais la mission ardue dans un contexte marquée par des défis de toutes sortes surtout sécuritaires. Mais je sais également que tous unis derrière notre candidat, soudés et solidaires, nous saurons vaincre à nouveau comme nous avons su le faire depuis 2012 », est persuadé Macky Sall.
Partant de là, le successeur d’Abdoulaye Wade (2000-2012) a lancé « un appel vibrant pour l’unité à tous les candidats qui avaient des arguments à faire prévaloir », non sans leur adresser de vifs remerciements « pour leur capacité à appréhender les enjeux et les priorités, et à mettre la survie, la victoire de Benno Bokk Yakaar au-dessus de toutes les ambitions individuelles ».
« Nous serons disponibles à leur égard. Ensemble, nous sommes à même de conduire notre coalition à la prochaine Présidentielle en faisant preuve de dépassement patriotique pour faire corps avec le candidat Amadou Ba afin d’assurer le triomphe de l’intérêt général contre l’aventure et le chaos qui menacent le Sénégal », a conclu Macky Sall par le biais de son porte-parole du jour.
Amadou Ba, un choix très vite contesté
Marié et père de trois enfants, Amadou a souvent été chahuté à l’APR où certains se font toujours un malin plaisir à rappeler qu’il n’est pas un militant de la première heure. Né le 17 mai 1961 à Dakar, l’actuel Premier ministre, en charge aussi des Sports, de l’Élevage et des Productions animales, est un grand commis de l’État ayant obtenu un baccalauréat technique de gestion en 1980. Il a décroché ensuite une maîtrise en Sciences économiques, option gestion des entreprises, puis en 1988 un brevet de l’École nationale d’administration et de magistrature (Énam), section Impôts et Domaines.
Amadou a d’abord servi l’administration fiscale en tant qu’inspecteur stagiaire à Diourbel (Centre), avant d’occuper le poste d’inspecteur chef du premier secteur de Taxe sur la Valeur Ajoutée à la Direction Générale des Impôts et Domaines (DGID) dans la capitale. Après deux stages de perfectionnement à Paris (France) et Baltimore (États-Unis), il a exercé tour à tour les fonctions de chef d’inspection à Dakar Plateau I, commissaire contrôleur des assurances à la direction des assurances et inspecteur vérificateur à la direction des vérifications et enquêtes fiscales.
Durant l’été 2001, il a davantage renforcé ses capacités à l’École nationale des impôts de Clermont-Ferrand (France). À son retour au pays, Amadou Ba a été propulsé à la tête du Centre des grandes entreprises de la direction des impôts. Deux ans plus tard, c’est-à-dire en 2004, il est nommé Directeur des Impôts. Son ascension vers le sommet s’est poursuivie puisqu’il a accédé en novembre 2006 au poste de Directeur Général des Impôts et des Domaines. Sous son autorité, un nouveau Code général des impôts, entré en vigueur en janvier 2013, a été élaboré. Ce n’est qu’en 2015 que le technocrate Amadou Ba a effectué son entrée en politique sous la bannière de l’APR alors qu’il dirigeait depuis 2013 le ministère de l’Économie et des Finances.
« Amadou est un brillant cadre de l’administration sénégalaise. Il est très compétent et attaché au résultat de son action. Il a piloté l’élaboration et la mise en œuvre du PSE avec d’excellentes performances entre 2014 et 2019 avec notamment un taux de croissance de 6 % en moyenne. Il sait faire travailler ses équipes. C’est quelqu’un qui a le sens de l’écoute envers ses collaborateurs. Il allie rigueur dans l’exécution des tâches et humilité dans les relations humaines. C’est un homme porté vers le consensus plutôt que la polémique », a témoigné une source anonyme contactée par Tama Média qui l’a côtoyé comme conseiller technique.
Candidat malheureux à la succession de Macky Sall, Abdoulaye Diouf Sarr, Directeur Général du Fonds souverain d’investissements stratégiques (Fonsis), s’est en tout cas rangé derrière l’ancien ministre des Affaires étrangères (2019-2020). « Attachement à la discipline de parti, loyauté renouvelée au président de la République. J’adhère totalement au choix qu’il a porté sur le Premier ministre Amadou Ba que je félicite au passage. J’exhorte militants et sympathisants à se dresser comme un seul homme pour une éclatante victoire au soir du 25 février 2024 », a écrit M. Sarr, ancien ministre de la Santé, sur X (ex-Twitter).
Sur le même réseau social, Aly Ngouille Ndiaye, jusque-là ministre de l’Agriculture, a quant à lui fait part de sa démission du gouvernement à la suite de la désignation d’Amadou Ba. « J’ai eu l’honneur et le privilège de servir mon pays, mais il est désormais temps pour moi de passer à de nouvelles opportunités et de relever de nouveaux défis », a notamment dit l’ancien ministre de l’Intérieur. « La grande affaire pour Amadou Ba sera de se hisser à la hauteur de sa mission et de chercher à éteindre le début d’incendie qui risque de devenir un immense brasier fatal à Benno Bokk Yakaar. Il lui faudra déployer des trésors de charme pour convaincre les contestataires du choix de Macky à taire leurs états d’âme au nom de l’enjeu de conservation du pouvoir. S’il y parvient, il aura donné les preuves de la pertinence de son leadership. À défaut, la majorité actuelle risque de connaître le même sort que le Parti Socialiste (PS) en 2000 avec les défections de Moustapha Niasse et de Djibo Leyti Kâ ou du Parti Démocratique Sénégalais (PDS) en 2012 avec les départs d’Idrissa Seck et de… Macky Sall », a soutenu Sidy Diop, par ailleurs Directeur adjoint des rédactions du quotidien national Le Soleil.
« J’accepte avec responsabilité et humilité le choix porté sur ma personne »
Au lendemain de son intronisation, Amadou Ba s’est lui aussi exprimé sur X : « La Conférence des leaders de Benno Bokk Yakaar m’a fait l’honneur de me désigner comme candidat à la prochaine élection présidentielle de 2024. J’accepte avec responsabilité et humilité le choix porté sur ma personne. Je remercie profondément le président de la République, Macky Sall, président de notre grande coalition et m’engage dans son sillage à poursuivre la mise en œuvre de sa vision déclinée dans le Plan Sénégal Émergent. Je lance un appel aux camarades de l’APR, de la coalition Benno Bokk Yakaar, aux sympathisants et à tous les Sénégalais qui croient aux valeurs de la République à s’unir pour la poursuite et l’accélération de la marche de notre pays vers l’émergence », a-t-il déclaré.
Selon M. Diop, préfacier de « Biais de départ », un livre à paraître du journaliste Mame Gor Ngom qui « retrace avec approfondissement et style les hésitations, les influences, les pressions et les médiations qui ont tenu le Sénégal en haleine durant le “ second et dernier mandat ” du président Sall », la principale force d’Amadou Ba est « d’avoir reçu l’onction de Macky Sall qui s’est d’ailleurs engagé à tout mettre en œuvre pour le faire élire. Cette onction lui donne une légitimité qui lui permettra de fédérer de larges parties de Benno Bokk Yakaar autour de sa candidature. L’autre force, c’est qu’il connaît bien l’État pour avoir occupé plusieurs postes importants. Il en a, en outre, un réseau relationnel assez dense pour porter cette candidature ».
Dans son ouvrage « Macky Sall face à l’Histoire. Passage sous scanner d’un pouvoir africain », le journaliste Cheikh Yérim Seck a affirmé que « dans la presse (sénégalaise), il (Amadou Ba) est, sans contestation possible, l’homme politique qui compte le plus grand nombre de patrons de presse et de journalistes influents dévoués à sa cause ». Ce ne sera pas pour déplaire à Macky Sall pour qui les élections se gagnent entre autres par « un travail rationnel d’occupation du terrain avec une communication adéquate ».
Toutefois, Amadou Ba présente de vraies faiblesses. C’est du moins l’avis de Sidy Diop : « La première, c’est qu’il ne connaît pas l’APR dans ses largeurs. Il n’a pas souvent été au contact des militants parce que son profil est plus technocratique que politique. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui explique son absence d’ancrage au plan local. Il a souvent été battu aux Parcelles Assainies (commune de Dakar). Il faut ensuite se demander si l’incandescence du parapluie de Macky Sall ne risque pas de faire fondre ses chances de poursuivre la vision du PSE comme il le clame. Il est évident que les évènements récents témoignent d’un reflux affectif du président sortant et cela risque de déteindre sur son candidat ».
Dès lors, cet analyste politique croit que « c’est une vue de l’esprit que de penser qu’il soit possible de gagner cette élection au premier tour. Benno Bokk Yakaar a obtenu près de 46 % lors des dernières Législatives, mais dans un contexte de division et même de dissidences multiples, j’estime que cela se jouera au second tour ». Et en cas de victoire, a prévenu le Directeur adjoint des rédactions du journal Le Soleil, Amadou Ba pourrait ne pas être un président docile parce que redevable. « En politique, a énoncé M. Diop, il faut se méfier des certitudes et des déclarations d’amour. En Mauritanie, Mohammed Ould Ghazouani, homme de main de Mohamed Ould Abdel Aziz, a fini par se retourner contre son mentor. Au Niger aussi, beaucoup d’observateurs voient la main de Mahamadou Issoufou derrière les malheurs de Mohamed Bazoum qu’il a contribué à faire élire. La réalité présidentielle, surtout sous nos tropiques, enjambe moult considérations d’ordre affectif. Amadou Ba, s’il est élu, pourrait montrer un visage complètement différent. Abdou Diouf n’a-t-il pas “ désenghorisé ” le pays pour asseoir son autorité ? »