La Guinée-Bissau s’est réveillée, mercredi 26 novembre, dans un scénario qu’elle connaît trop bien : un nouveau coup d’État militaire. Pourtant, cette fois, rien ne ressemble à ce que le pays a vécu par le passé. Ni la mise en scène, ni le déroulé, ni les acteurs ne cadrent tout à fait avec les codes des ruptures brutales qui ont jalonné son histoire. L’interruption du processus électoral intrigue, désoriente, et suscite davantage de questions que de certitudes. Alors que la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (Cédéao) tente de recoller les morceaux, Tama Média a reconstitué la chronologie, les zones d’ombre et les logiques à l’œuvre derrière ce « vrai-faux putsch ».
La Présidentielle stoppée avant même son verdict
Quelques heures avant la proclamation des résultats du scrutin présidentiel, plusieurs rafales sont entendues près du siège de la Commission nationale électorale (Cne). Depuis la veille, Fernando Dias da Costa, candidat de la coalition Terra-Ranka menée par l’opposant Domingos Simões Pereira qui n’a pas pu se présenter, affiche sa confiance : il revendique ouvertement sa victoire dès le premier tour.
Sur les réseaux sociaux, des partisans diffusent des chiffres, annoncés comme provenant des Commissions électorales régionales indépendantes. Il y a une dynamique, visible, un élan. Mais la vérité des urnes ne sera jamais annoncée.
Les militaires passent avant les chiffres
Un groupe annonce suspendre le processus électoral. À la télévision, Dinis N’tchama (ou Denis N’canha), chef d’État-major particulier du président Embaló lui-même candidat prend la parole au nom d’un « Haut commandement militaire pour le rétablissement de la sécurité et de l’ordre ».
Plusieurs médias pensent tenir le chef du putsch. Mais, le lendemain, c’est finalement le chef d’État-major de l’armée de terre, le général Horta N’Tam, qui prête serment et apparaît comme le véritable instigateur. Un coup d’État à deux visages en moins de 24 heures : la confusion est totale.
Une justification militaire qui ne convainc personne
Les putschistes évoquent un « plan de déstabilisation » orchestré avec des narcotrafiquants et des politiciens. Aucune preuve ne viendra étayer cette thèse.
Pour Vincent Foucher, chercheur au Centre national (français) de la recherche scientifique (CNRS) et observateur aguerri de la vie politique bissau-guinéenne : « C’est bien justement à cause des tendances favorables à l’opposant Dias que le coup d’Etat a eu lieu, coup dont la seule justification est une soi-disant tentative de déstabilisation qui n’est pas du tout documenté ».
Chercheur associé au Centre AKEM d’Istanbul, Dr Alioune Aboutalib Lô, renchérit : « Personne n’a compris ce coup d’Etat, dans ce genre de situation, la question qu’il faut se poser, c’est à qui profite le putsch et l’arrêt brutal du processus électoral. Toutes les tendances montraient que Fernando Dias gagnait la Présidentielle de dimanche 23 novembre ».
Les doutes s’installent : ce putsch a-t-il eu lieu pour « sauver » le pays ? Ou pour empêcher les résultats d’être proclamés ?
Goodluck Jonathan : « c’est un coup d’État cérémonial »
L’ancien président nigérian Goodluck Jonathan, chef de la mission d’observation du Forum des sages d’Afrique (FAAO), ne laisse aucune ambiguïté à l’issue de sa rencontre le samedi 30 novembre avec Bola Tinubu à qui il a fait un compte rendu de sa mission : « ce qui s’est passé en Guinée-Bissau n’est pas ce que certains appelleraient un coup d’Etat de palais. Les coups d’Etat de palais, nous le savons, nous connaissons les vrais coups d’Etat de palais au Nigeria ».
Mais c’est surtout son témoignage de retour de Guinée-Bissau, le 29 novembre, après une exfiltration par avion ivoirien, qui marque les esprits. Il parle devant la presse nigériane, longuement, dans un ton inhabituel : « Depuis que j’ai quitté mes fonctions (en 2015), j’ai toujours eu peur de parler aux médias. Mais j’ai décidé de parler dans ce cas particulier ».
Puis il livre son analyse : « Ce qu’il s'est passé en Guinée-Bissau, je ne le qualifierais pas de coup d'État. Ce n’est pas un coup d’Etat ».
Face aux micros tendus des journalistes, il hésite, bafoue, cherche ses mots, le mot juste. Les journalistes tentent de lui en suggérer. Il décline les propositions les unes après les autres, puis finit par trancher plus longuement : « Tout au plus, je le qualifierais peut-être de coup d’État cérémonial. Pourquoi ? Parce que c'est le président Umaro Sissoco Embaló qui a annoncé le coup d'État, avant qu'un militaire ne vienne s'adresser au monde entier pour dire qu'ils avaient pris le contrôle. Embaló a non seulement annoncé le coup d'État pendant que celui-ci avait lieu, mais également utilisé son téléphone pour s'adresser aux médias du monde entier et leur dire qu'il avait été arrêté. Je suis Nigerian, j'ai près de 70 ans, et je sais comment les militaires traitent les chefs d'État lorsqu'un coup d'État a lieu.
J’ai récemment été médiateur de la Cédéao au Mali, et là c’était un vrai coup d’État. Quand l'armée prend le contrôle du gouvernement, le président en exercice qu'elle a renversé n'est pas autorisé à s'adresser à la presse pour annoncer qu'il a été arrêté. De qui se moque-t-on ? Ce qu’il s'est passé en Guinée-Bissau me dérange beaucoup, moi qui crois en la démocratie.
Les dirigeants de la Cédéao et de l'Union africaine doivent faire preuve de courage. Ils doivent annoncer qui a remporté cette élection. L'Union africaine et la Cédéao ont les résultats. Nous ne pouvons pas faire de mauvaises blagues, nous ne devons pas nous traiter d'imbéciles les uns les autres. »
La mine grave, l’ex-chef de l’État qui a dirigé le Nigeria de 2010-15 ajoute, amer : « Je sens plus de peine que le jour où j’ai appelé Buhari (son successeur) pour le féliciter quand j’ai perdu les élections »
Embaló brouille les pistes : arrestation annoncée… par lui-même
Le Premier ministre sénégalais Ousmane Sonko, proche de l’opposant bissau-guinéen Domingos Simoes Pereira, s’exprime à son tour dans l’hémicycle : « Ce qui s’est passé en Guinée est une combine injustifiée. Pour faire court, je demande premièrement de finaliser le processus et la Commission doit annoncer le vainqueur. Les personnes arrêtées, dont Domingos Simoes Pereira, qui n’était même pas candidat et qui a été arrêté et n’a même pas pu accéder à ses médicaments, doivent être relâchées », lâche-t-il devant les députés sénégalais.
La prise de parole de Sonko résonne d’autant plus qu’Embaló a, dès les premières heures, appelé plusieurs médias pour annoncer lui-même qu’il était arrêté, en compagnie de son ministre de l’Intérieur Botché Kandé, du chef des armées Biague Nantam et de son adjoint.
Pour le chercheur Alioune Aboutalib Lo, « Embalo n’a pas voulu probablement laisser passer s’exprimer une victoire de Fernando Dias – qui était le plan B visiblement après l’élimination de Domingos Simoes Pereira, principal opposant, dans des conditions assez ténébreuses ».
Autre élément troublant dans cette séquence : le général Horta N’Tam a choisi de nommer comme Premier ministre Ilidio Vieira Té, jusqu’ici ministre des Finances et, surtout, ancien directeur de campagne d’Umaro Sissoco Embaló. Un choix qui interroge sur la réalité de la rupture annoncée par les putschistes.
À Bissau, un analyste rappelle que le pays dépend largement de l’aide internationale : « il fallait un homme capable de maintenir les liens avec les institutions internationales », avance-t-il pour expliquer cette nomination qui, en apparence, prolonge les réseaux de l’ancien pouvoir.
Lors de la cérémonie d’investiture du nouveau Premier ministre, le général N’Tam lui a d’ailleurs adressé un hommage appuyé : « Docteur Ilidio Viera Té, nous te connaissons comme un bosseur. Je veux qu’on continue à travailler ensemble dans un même navire. J’espère que tu vas conduire cette embarcation à bon port. Le peuple nous attend et attend également ton engagement. Tu as toute notre confiance pour faire arriver le navire à bon port. Ce que je veux te dire c’est que nous ne voulons pas de discours ni de futilités, nous voulons des actions concrètes et visibles. »
Les routes de l’exil : du Sénégal au Congo, puis le Maroc
Exfiltré dans les heures qui suivent l’interruption du processus électoral, Umaro Sissoco Embaló atterrit d’abord à Dakar. Il poursuit ensuite sa fuite vers Brazzaville, une étape qui fait rapidement naître l’idée que la capitale congolaise pourrait devenir son lieu d’exil. Mais l’ancien chef de l’État ne s’y attarde pas : il s’envole ensuite pour le Maroc, où il séjourne désormais.
Selon une source proche du président qui s’est confiée à Tama Media, Embaló y dispose d’une résidence un élément qui éclaire ce choix, même s’il reste à savoir si le Royaume chérifien constituera sa destination finale ou une simple étape dans son itinéraire.
Pourquoi Brazzaville ?
Pour comprendre pourquoi la seconde étape de son exil s’est déroulée au Congo, l’analyste politique congolais Alphonse Dongo apporte plusieurs éléments déterminants. Il rappelle d’abord les liens historiques entre les deux pays : « les relations entre la Guinée-Bissau et le Congo Brazzaville sont des rapports assez historiques. Brazzaville a toujours été un pays qui a reçu des partis politiques d’essence progressistes et les Bissau-guinéens n’en faisaient donc pas exception ».
Il évoque ensuite la proximité personnelle entre Embaló et Denis Sassou Nguesso : « Lorsqu’il arrive au pouvoir, il prend appui sur le président Denis Sassou Nguesso, qu’il fréquente tout le temps. Si ce n’est pas Brazzaville, c’est Oyo, dans son village natal. »
Puis il révèle un aspect rarement mentionné de leur coopération : « il y avait aussi un accord quand même confidentiel qui porte sur la coopération militaire. Pour rappel, la garde rapprochée d’Embaló a été formée ici à Brazzaville ».
Ce qui pourrait expliquer, selon lui, son choix de faire de la capitale congolaise « sa première destination, pour être auprès du patriarche Denis Sassou Nguesso ». Ainsi, Brazzaville ne fut rien d’une destination improvisée : c’est une escale politique cohérente, façonnée par des affinités anciennes, des réseaux personnels solides et des coopérations discrètes.
La Cédéao : une intervention rapide mais un impact limité
Face au brouillard politico-militaire qui s’abat sur Bissau, la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (Cédéao) affiche une réaction immédiate : condamnation du putsch, suspension de la Guinée-Bissau de ses instances, exigence de libération des détenus, menace de sanctions.
Pour Vincent Foucher du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), ces mesures sont « très bien », mais relèvent surtout de la « procédure standard face à un coup d’État ».
De son côté, le chercheur Alioune Aboutalib Lô se montre nettement plus critique : « On a laissé un peu trop de marge de manœuvre à Embalo », et « les chefs d’État sont en train d’être pris dans son jeu ».
Le 1ᵉʳ décembre, une délégation de haut niveau conduite par le président sierra-léonais, Julius Maada Bio, qui assure la présidence tournante de l’organisation ouest-africaine, atterrit à Bissau dans l’espoir d’obtenir deux avancées claires : la publication des résultats du scrutin et la libération des prisonniers politiques.
A travers cette succession de séquences, l'institution de l'espace ouest-africain tente de corriger une situation dans laquelle elle n’est pas exempte de reproches. « La Cédéao est en pointe sur le dossier bissau-guinéen depuis le coup d’Etat de 2012 (Mamadu Ture Kuruma interrompt le processus électoral). Elle a pris des risques, fait des choix, en poussant des solutions parfois contestées sotto voce par d’autres acteurs internationaux. Visiblement, ces choix n’ont toujours pas permis de stabiliser la Guinée-Bissau », pointe le chercheur Vincent Foucher. Pour lui, la stabilité apparente de cette dernière décennie de cette gestion n’était qu’ « illusoire ». Mais ce serait être sévère contre l'organisation que de tout lui imputer.
Le 2 décembre, la situation se complique davantage : la Commission nationale électorale annonce être incapable de publier les résultats, évoquant la destruction ou la disparition d’une partie du matériel électoral. Dans ce vide institutionnel, l’opposition réplique, en affirmant que « les résultats existent » et qu'elle dispose des chiffres issus des des Commissions régionales indépendantes. Ce qui alimente les soupçons autour d’un processus électoral volontairement interrompu.
Une tradition d’instabilité politique
Depuis son indépendance en 1974, la Guinée-Bissau avance au gré des crises. Le pays a connu plusieurs coups d’État en 1980, en 2003 puis en 2012 qui ont durablement fragilisé ses institutions. Le putsch d’avril 2012, qui interrompt le second tour de la présidentielle, pousse la Cédéao à intervenir directement : sanctions, mission militaire, médiation diplomatique. Sous sa supervision, un gouvernement civil transitoire est installé et des élections sont finalement organisées en 2014, portant José Mário Vaz au pouvoir.
Mais la stabilité ne s’enracine pas. De 2014 à 2019, le pays traverse une longue période de tensions internes, avec des Premiers ministres remplacés à répétition et des alliances politiques constamment recomposées.
L’arrivée d’Embaló : un président actif, entre quête de reconnaissance et diplomatie tous azimuts
En 2019, Umaro Sissoco Embaló s’impose dans les urnes sous les couleurs du MADEM-G15, un parti créé l’année précédente par des dissidents du PAIGC ( Le Parti africain pour l'indépendance de la Guinée et du Cap-Vert, parti politique fondé en 1956 , par des militants indépendantistes, autour du célèbre Amílcar Cabral, dans le but d’obtenir l'indépendance du Cap-Vert et de la Guinée-Bissau).
Sa victoire est immédiatement contestée par Domingos Simões Pereira, qui revendique toujours la première place. Malgré cette crise de légitimité, Embaló prend ses fonctions et adopte rapidement un style très personnel : direct, mobile, ambitieux.
Sur la scène africaine, il se distingue par une diplomatie hyper-active.
À la tête de la Cédéao en 2022, il mène une séquence inhabituelle pour un chef d’État bissau-guinéen : il se rend d’abord à Moscou, puis à Kiev, affirmant vouloir promouvoir le dialogue entre la Russie et l’Ukraine en pleine guerre. Le déplacement est fortement médiatisé et marque son désir de placer la Guinée-Bissau au cœur des enjeux internationaux.
Il condamne également avec force les coups d’État militaires au Mali, au Burkina Faso et au Niger, appelant à des retours rapides à l’ordre constitutionnel.
En février 2025, il retourne en Russie pour une visite d’État au Kremlin, une démarche qui illustre ses relations privilégiées avec Moscou et son souhait de diversifier les alliances d’un pays longtemps en marge des grands circuits diplomatiques.
Pour certains analystes, Embaló cherche ainsi à donner à la Guinée-Bissau une visibilité nouvelle, proportionnellement inédite pour un petit pays de 2,5 millions d’habitants. Pour d’autres, cette hyperactivité internationale contraste avec un paysage intérieur miné par les tensions, créant un décalage difficile à gérer.
La dimension ethnique à ne pas négliger
Pour plusieurs observateurs, la crise actuelle trouve aussi ses racines dans les dynamiques internes à l’armée, institution centrale de la vie politique depuis un demi-siècle.
Le général Horta N’Tam, aujourd’hui au premier plan, appartient à l’ethnie balante, majoritaire dans la population et très influente dans les forces armées.
Un journaliste local, qui requiert l’anonymat, estime que cette dimension identitaire a pesé dans la recomposition du pouvoir. Selon lui, une réunion tendue aurait eu lieu quelques jours avant le putsch, à Cumeré, entre Embaló et plusieurs officiers balantes qui lui reprochaient de faire peser sur leur communauté la responsabilité des troubles du pays.
Il résume leur état d’esprit en une phrase : « Ils veulent aussi être président. » Ce témoignage, loin d’être anecdotique, illustre la manière dont certaines tensions anciennes, parfois silencieuses, ont resurgi à un moment de grande fragilité institutionnelle.
Une transition militaire sous surveillance
Depuis son installation, le général N’Tam assure vouloir lutter contre le narcotrafic et restaurer l’ordre deux priorités majeures pour les partenaires internationaux.
Mais les spécialistes restent prudents. Comme le souligne Vincent Foucher, chercheur au CNRS : « le pouvoir militaire est généralement assez catastrophique du point de vue de la gestion des finances publiques et de la criminalité ». Une manière de rappeler que, dans un pays habitué aux ruptures, les transitions militaires n’ont que rarement permis d’améliorer la gouvernance et encore moins d’apaiser durablement la vie politique.






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