Au Mali, le slam-poème connaît un essor fulgurant. Les slameurs élèvent la voix pour dénoncer les tares de la société et de la gouvernance locale, mais aussi pour sensibiliser. Nous vous proposons un zoom sur le groupe Bamabi, formé par un duo de jeunes slameuses malienne et ivoirienne nominées meilleure révélation au concours Slam Awards International.
Korotoumou Cissé, 22 ans, nous a donné rendez-vous dans un espace culturel de Bamako, dans le centre-ville, au quartier Bamako-coura, en début de soirée. A ses côtés, son amie Kadia Soukouna, bientôt 21 ans. Ces jeunes filles se sont rencontrées pour la première fois en novembre 2019. C’était lors d’un concours de slam dans la capitale malienne, au club Agoratoire. Korotoumou Cissé, nom d’artiste « KC », était déjà membre du club, agée de 18 ans à cette année-là. Alors que Kadia Soukouna, « Générale » pour son nom de slameuse, âgée à l’époque de 17 ans, venait de participer au concours pour adhérer à ce club Agoratoire.
Après son adhésion, elle a continué à cotoyer KC. Puis, elles ont décidé d’évoluer en duo. « C’est à travers ce club Agoratoire que KC et moi, on s’est connues », se souvient encore Kadia Soukouna alias Générale, assise sur une chaise à côté de celle devenue depuis son amie et sa sœur d’art. « Elle était candidate au concours. Après le concours, elle a adhéré au club et on a commencé à travailler ensemble. C’est à travers nos prestations au nom du club Agoratoire qu’on a eu l’idée de nous mettre ensemble pour former un duo, rebondit KC. Elle a quelque chose de spécial, moi aussi. On s’est demandées : pourquoi ne pas jongler nos particularités pour créer quelque chose de grandiose dans l’univers du slam au Mali ? »
Engagées pour les droits des femmes
Depuis, elles ont eu l’idée de former un duo qu’elles ont dénommé, dans un premier temps, « Leader Slam ». Ensuite, elles ont changé ce nom initial en « Bamabi ». Pourquoi donc ? Kadia Soukouna est de nationalité malienne, aujourd’hui étudiante en marketing et communication dans une université privée de la place. Korotoumou Cissé est, quant à elle, de nationalité ivoirienne vivant à Bamako, depuis l’âge de dix ans. C’est dans “la ville des trois caïmans” que la jeune fille a fait ses études, chez ses grands-parents, loin de ces deux parents, restés à Abidjan, en Côte d’Ivoire. C’est donc naturellement que les slameuses se sont inspirées des noms de ces deux capitales pour composer le nom de leur duo. « Bam » comme dans Bamako et « Abi » pour Abidjan. « Ce qui veut dire Bamako-Abidjan. “Generale” est malienne et moi ivoirienne même si mon pays de cœur c’est le Mali, fait remarquer KC, qui revient d’un séjour à Abidjan, la capitale économique du pays de l’Ivoire.
Engagées pour les droits des femmes et la citoyenneté active, les deux jeunes slameuses sont très souvent sollicitées pour faire des prestations lors d’évènements culturels et de cérémonies officielles. Aujourd’hui actives au sein de leur duo, après avoir quitté le club Agoratoire, elles ont produit plusieurs clips dont certains disponibles sur la chaîne YouTube de Bamabi.
Elles déclament en français mais aussi en bamanakan, la langue nationale au Mali. « On déclame nos textes en bamanakan et en français, c’est parce qu’il y a des gens qui ne comprennent pas toutes les deux langues et d’autres qui les comprennent. C’est pour cela, on mélange les deux de telle sorte que tout le monde puisse comprendre quelque chose dans nos textes. », explique Générale Kadia.
Synopsis de « Play Mali »
Punchline : « Nous, on n’a pas besoin d’Albert Einstein, non ! Amadou Hampâté Bâ nous suffit ! ». C’est une « phrase choc » lancée comme une réplique dans « Pay Mali », un clip porté sur le leadership des jeunes au Mali. Korotoumou Cissé alias KC explique : « C’est une punchline [phrase choc] que j’ai utilisée, mais dont beaucoup n’ont pas bien cerné le sens. C’est vrai, Albert Einstein, c’est quelqu’un qui a contribué à beaucoup de choses en son temps, mais, pour moi, il n’est pas plus fort qu’Amadou Hampâté Bâ. Nous devons nous inspirer aussi des Africains comme Hampâté parce qu’il est une bibliothèque. »
Amadou Hampaté Bâ est considéré comme l’un des plus grands classiques de la littérature africaine. Cette référence est loin donc d’être anodine, au regard de son service remarquable à l’Unesco où, on se rappelle encore, il a prononcé en 1960 un discours mémorable contenant ce proverbe : « En Afrique, quand un vieillard meurt c’est une bibliothèque qui brûle ». Amadou Hampaté Bâ, c’est aussi une riche bibliographie tels que L’étrange destin de Wagrin, qui lui a valu en 1974 le Grand prix littéraire d’Afrique noire, et Aspects de la civilisation africaine. Albert Einstein, quant à lui, est d’un autre registre. Il un physicien-théoricien d’origine allemande, considéré comme l’un des scientifiques les plus influents que l’histoire de l’humanité a connus.
« Toro » et « FAMa »
Dans « Tôrô» ou Souffrance en français, Korotoumou lance cette autre punchline : « En nous, il y a la femme, mais, en nous, il y a la flemme ». Elle se justifie : « Parce que les femmes ont souffert, les femmes souffrent, les femmes continuent de souffrir ». Dans ce clip, son amie Kadia la “Générale” parle de ces femmes au foyer, qui n’ont pas eu la chance d’aller à l’école dite conventionnelle, et d’apprendre à lire et à écrire. Malgré cela, elles tiennent bon. « Ma partie est plus basée sur les femmes instruites, qui sont parties à l’école et qui ont des grands diplômes, mais, qui ont du mal à s’insérer dans le monde professionnel et à s’y faire une place, explique à son tour KC. Je parle à ces femmes minimisées, sous-estimées et marginalisées au travail juste parce qu’elles sont femmes ».
Dans un autre clip, elles rendent hommage aux forces armées maliennes (FAMa), dans un contexte où le pays traverse depuis 2012 une crise multidimensionnelle (instabilités politiques à Bamako, attaques récurrentes, assassinats et enlèvements ciblés…) « L’idée est venue après plusieurs réflexions. On se demandait, avant même l’arrivée des militaires au pouvoir [18 Août 2020], qu’est-ce qu’on peut faire pour rendre hommage à nos forces armées maliennes ? », fait savoir la jeune Kadia. Avant d’ajouter : « Certains pensent qu’on a attendu que l’armée arrive au pouvoir pour écrire ce texte alors que c’est faux, le texte a été fait bien avant. »
“De mon côté, c’est un peu difficile car je viens d’une famille très conservatrice“
Toutes deux passionnées de mots, d’art et de littérature, elles ont dû surmonter plusieurs difficultés comme les préjugés et en font face jusqu’à présent. Kadia affirme n’avoir pas eu de problème majeur avec sa famille : « Les parents savent déjà que je fais du slam et que je suis amoureuse d’art. Donc, ils m’ont laissée faire ce que je veux dans la vie. » Elle poursuit : « Je pars faire mes activités, après je me rends à l’université. S’il n’y a pas d’activité, je me consacre uniquement à mes études. »
Issue d’une famille conservatrice, KC avoue avoir caché son art à ses proches. « De mon côté, c’est un peu difficile car je viens d’une famille très conservatrice. Mon grand-père [décédé] était un iman. Voir la petite-fille de l’imam sortir à 19h ou 20h, comme nous avons souvent des prestations pendant la nuit, pour rentrer tard, les gens n’arrivaient pas à comprendre cela. Dans un premier temps, j’ai caché mon art à ma famille, avoue-t-elle. Même mes parents en Côte d’Ivoire, c’est tout récemment que ma mère l’a su. » Néanmoins, KC espère de tout cœur qu’elle sera un jour comprise par son entourage. « Ma maman n’arrive toujours pas à comprendre. J’espère que dans le futur, elle va me comprendre. Le slam, c’est quelque chose que j’ai embrassé et aimé. C’est une passion pour moi. J’espère aussi qu’avec le slam, je ferai des grandes choses pour elle », espère-t-elle.
Le duo nominé Meilleure Révélation
« Le slam émerge, à l’orée du XXIème siècle, comme poésie vocale, vivante, et adressée, qui se vit debout, en acte, et se ressent physiquement à travers le goût des mots », a écrit Camille Vorger dans sa thèse de doctorat, « Poétique du slam : de la scène à l’école. : Néologie, néostyles et créativité lexicale » [Littératures. Université de Grenoble, 2011].
Au Mali la poésie vocale connaît aussi un essor remarquable chez les jeunes. Des poètes-écrivains comme Fatoumata Kéïta ont même commencé à déclamer leurs textes en vidéo, accompagnés de belles mélodies comme son poème La nuit est tombée, le soleil se lèvera. Cette forme de poésie vocale est très écoutée par le public-jeune, surtout lettré. Les slameurs diront que « Slam Mali » s’exporte, remporte des médailles dans les concours slam sous-regionaux et internationaux, fait vibrer les cœurs d’espoir, apaise les esprits d’un Mali meurtri.
Le groupe Bamabi est nominé, pour cette édition, dans la catégorie « Meilleure Révélation » du Slam Awards International, un concours axé sur les votes des internautes sur le site pour désigner les lauréats. « Quand on a appris qu’on a été nominées au Slam Award International, on était très contentes surtout qu’à notre niveau il s’agit de la catégorie meilleure révélation du Mali », exprime fièrement Kadia la Générale, aux côtés de sa compagne d’art Korotoumou Cissé, KC. Avec leurs soutiens, notamment des personnes de bonne volonté, malgré les nombreuses difficultés auxquelles elles sont confrontées, les deux jeunes dames projettent de sortir leur premier album slam en fin de cette année.
• Les photos contenues dans cet article sont fournies par le groupe Bamabi.