Mohamed Bazoum n’y va pas par quatre chemins. Pour le président nigérien, “armer les civils pour combattre les terroristes est une tragique erreur”. Une critique pour le moins diplomatique lancée au capitaine Ibrahim Traoré qui depuis plusieurs mois a intensifié le recrutement de milliers de VDP (Volontaires pour la défense de la patrie).
Dans un entretien accordé à nos confrères de Jeune Afrique, le président nigérien Mohamed Bazoum revient largement sur la stratégie de lutte contre les groupes djihadistes dans le Sahel. En ce qui concerne le Burkina Faso, selon Bazoum le recours aux volontaires pour la défense de la patrie, les VDP, n’est pas la bonne stratégie. Le président nigérien, lui-même confronté à la menace terroriste dans son pays, estime que l’option d’armer les civils pour combattre les groupes terroristes est une “tragique erreur”. “Cela ne fait qu’aggraver la situation en créant davantage de violence et d’instabilité. Les civils ne sont pas formés pour mener des opérations militaires et cela peut entraîner des conséquences désastreuses”, avertit Mohamed Bazoum. Il explique : “Si c’était la solution, nous l’aurions choisie nous aussi. Mais cela n’est pas le cas. Peu après son arrivée au pouvoir à Ouagadougou, le capitaine Traoré a dépêché auprès de moi son chef d’état-major particulier. Je lui ai dit ceci : vous et nous avons une vraie divergence sur ce point. Même si je crains que vous ne puissiez changer tant vous avez radicalisé cette option”.
Selon le président nigérien, la lutte contre le terrorisme nécessite avant tout une approche globale et coordonnée avec les pays voisins et avec des armées professionnelles mieux formées et équipées. “Nous devons investir dans la formation et l’équipement des forces de sécurité afin de les rendre plus efficaces dans la lutte contre les groupes terroristes. Cela implique également une coopération régionale accrue pour partager les renseignements et coordonner les efforts”.
Le rôle des civils dans la lutte contre le terrorisme
Malgré sa critique, le président Bazoum souligne l’importance de l’engagement de la société civile dans la lutte contre le terrorisme, mais avec un rôle différent. Il met en avant la nécessité de renforcer les mécanismes de renseignement communautaire et de promouvoir la sensibilisation au niveau local. “Les civils ont un rôle crucial à jouer en tant qu’informateurs et en signalant toute activité suspecte. Il est essentiel de renforcer les liens entre la population et les forces de sécurité, afin de faciliter le partage d’informations et de promouvoir une meilleure compréhension mutuelle”, analyse le président nigérien.
Cette sortie de Mohamed Bazoum ouvre le débat sur la stratégie anti-terroriste du Burkina Faso et la capacité du gouvernement de la transition à réussir son pari de reconquête de la souveraineté nationale du pays.
L’échec d’une stratégie de reconquête du capitaine Ibrahim Traoré ?
Surnommé par certains admirateurs “le nouveau Thomas Sankara”, l’arrivée au pouvoir d’Ibrahim Traoré avait nourri beaucoup d’espoir. En janvier 2022 le jeune capitaine alors âgé seulement de 34 ans prend les commandes du Faso après avoir renversé le lieutenant-colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba, lui-même arrivé par la force au pouvoir en renversant le président élu Roch Marc Christian Kaboré.
Homme de terrain, l’ancien chef de corps du régiment d’artillerie de Kaya, dans le nord, fait de la reconquête des territoires occupés par les djihadistes sa grande priorité. Dans sa première prise de parole, le capitaine évoque les affres de la guerre qui, selon lui, sont en partie la raison du putsch. “Lorsque nous rentrons dans la brousse et que nous voyons des gens comme dans les images, ce qu’on voyait en Somalie, la peau sur les os, ça fait pleurer, manger toutes les feuilles des arbres, les herbes, on n’arrive pas à supporter”, explique celui qu’on appelle aussi le capitaine IB. Pour assurer son assise, le jeune militaire originaire de la province de la Boucle du Mouhoun, dans le nord-ouest du pays, tente de se construire une légitimité populaire.
Des manifestations populaires sont régulièrement organisées contre la France et pour un renforcement de la coopération militaire avec la Russie. C’est dans ce climat que le pays dénonce l’accord militaire qui le lie à la France depuis 1961 et demande le départ de la force Sabre composée de 400 membres de forces spéciales françaises. Mais certains réalistes et experts sécuritaires estiment qu’en demandant le départ de la force Sabre le pays se prive de renseignements précieux qui étaient fournis par les forces spéciales françaises pour aider l’armée burkinabè sur le terrain dans la lutte contre le terrorisme.
Depuis, IB a axé sa stratégie de reconquête nationale sur la coopération entre l’armée régulière et les VDP. Le pays se rapproche un peu plus de la Russie également avec une visite en catimini du Premier Apollinaire Joachim Kyelem de Tambela, à Moscou via Bamako. Mais désormais Ouagadougou assume ouvertement une coopération étroite avec le Kremlin comme avec la Turquie et la Corée du Nord pour l’acquisition d’équipements militaires. “On continuera d’acquérir des moyens majeurs avec ces pays et on va coopérer avec ceux qui souhaitent nous aider dans cette guerre”, se défend Ibrahim Traoré. Et le capitaine de poursuivre : “Je suis satisfait de notre coopération militaire avec la Russie. Par ailleurs, la coopération du Burkina Faso avec la Russie est ancienne, mais nous la développons et la faisons avancer. Le départ des forces françaises ne signifie pas que la France n’est plus un allié car l’ambassade de France est toujours là, mais nous développons de nouvelles formes de coopération.”
Depuis que le regard du nouveau pouvoir Burkinabé est tourné davantage vers Moscou, d’aucuns le soupçonnent, dont le président Ghanaéen, d’emboîter le pas au Mali voisin en voulant faire appel aux “services onéreux et peu efficaces” du groupe Wagner. Ce que démentira catégoriquement le capitaine Ibrahim Traoré. “Nous avons nos Wagner, ce sont les VDP [Volontaires pour la défense de la patrie, supplétifs civils de l’armée] que nous recrutons. Ce sont eux nos Wagner. Mais nous, nous sommes là pour une mission, c’est la sécurité, c’est la mission première. Nous voulons vraiment scruter d’autres horizons, parce que nous voulons des partenariats gagnant-gagnant”, déclare-t-il lors d’une intervention à la télévision.
Les VDP et l’armée régulière accusés d’exactions
En novembre 2022 les autorités annoncent avoir recruté 90 000 volontaires pour la défense de la patrie (VDP) soit un effectif largement supérieur à l’objectif de la campagne de recrutement qui avait été lancée pour recruter 50 000 volontaires. Ces civils sont brièvement formés par l’armée avant d’être déployés sur le terrain, sous son contrôle. Mais les résultats de la reconquête de la souveraineté peinent à se voir sur le terrain. Ces derniers mois, les attaques djihadistes se sont au contraire multipliées. Les groupes djihadistes contrôlent toujours 40 % du territoire national. Les VDP paient un lourd tribut dans la lutte antiterroriste. Selon l’ONG Acled, (The Armed Conflict Location & Event Data Project) plus de cent cinquante d’entre eux ont été tués dans des affrontements avec des groupes islamistes depuis janvier. Mais les VDP sont aussi régulièrement accusés d’exécutions extrajudiciaires sur des ethnies rivales. Souvent assimilés à des djihadistes, les Peuls se sentent particulièrement visés.
L’armée de son côté est accusée aussi d’exactions répétitives dans le Nord dont certaines ont eu un écho international. À l’exemple de Karma, où environ 150 civils ont été exécutés, le 20 avril, par des assaillants en tenue militaire burkinabè. “Le 20 avril à Karma, village à 15 km de Ouahigouya dans le nord du pays, des éléments de l’armée burkinabè sont entrés dans le village à 7h30 du matin, dans ce que les villageois ont considéré comme une patrouille de routine. Les militaires les ont rassemblés, collecté leurs documents d’identité, avant de tirer à bout portant sur ces mêmes villageois, tuant ainsi au moins 147 personnes. L’attaque a duré de 7h30 à 14h”, décrit Amnesty International qui a pu recueillir des témoignages auprès de rescapés.
“Ce massacre de Karma constitue un énième exemple de la violence contre les civils dans le cadre du conflit au Burkina Faso. Après les meurtres à Nouna le 30 décembre dernier et ceux commis lors de l’attaque du site de personnes déplacées de la Ferme à Ouahigouya, le 13 février, la responsabilité de l’armée est une nouvelle fois avérée dans cette attaque et ces meurtres qui visaient délibérément des civils. Ces attaques à l’encontre des populations civiles doivent immédiatement cesser”, réclame Samira Daoud, Directrice du Bureau d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre.
Le démenti du gouvernement
Le capitaine Traoré de son côté défend son armée et explique qu’il est trop tôt pour accuser les militaires. “Pourquoi accuser directement l’armée, parce que les assaillants sont venus avec des pickups et des tenues militaires. Les tenues, ce ne sont pas nous qui les fabriquons, on les paie à l’extérieur. Combien de fois on a été attaqué par des unités qu’on croyait être nos propres unités ? On ne peut accuser immédiatement les forces de défense et de sécurité, on attend que les enquêteurs fassent leur travail”, a-t-il déclaré le 4 mai lors d’un entretien télévisé.
Quoi qu’il en soit les Burkinabè attendent désormais que le motif avancé pour justifier le coup d’Etat contre Damiba – le manque de résultats en matière de lutte antiterroriste –, se concrétise. C’est ce même argument que Damiba avait utilisé lui aussi pour justifier son coup de force contre le président Roch Marc Christian Kaboré.
Le capitaine Traoré fera-t-il mieux que ses prédécesseurs ? Dans un éternel recommencement ce même argument pourrait-il à nouveau être brandi contre Ibrahim Traoré par d’autres militaires pour justifier un nouveau coup d’Etat ? A Ouagadougou, la question revient très régulièrement dans les discussions, au moment où le pouvoir du capitaine IB est contesté par une partie de l’armée, fracturée par les deux derniers coups d’Etat. Pour transférer le pouvoir aux civils, le capitaine Traoré assure vouloir organiser “le plus tôt possible” des élections en juin 2024.