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Mutinerie avortée de Wagner : quels enseignements en tirer, vu d’Afrique ?

21 juillet 2023
12 min

C’était sa première sortie depuis le 24 juin, date de sa mutinerie avortée contre le pouvoir russe. Dans une vidéo diffusée le 19 juillet sur la chaîne Telegram de Wagner, le patron de la société paramilitaire russe, Evgueni Prigojine a annoncé que ses combattants en Ukraine se déploieront sur le continent africain où ils sont déjà très actifs. Vu d’Afrique, quatre enseignements sont à tirer de la mutinerie avortée de Wagner.

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Evgueni Prigojine, le chef de Wagner avec ses hommes sur le front en Ukraine

Dans la nuit du 23 au 24 juin, c’est un coup de tonnerre venu de Russie auquel peu de gens s’attendaient, y compris le maître du Kremlin lui-même. Les combattants du groupe Wagner marchent en direction de la capitale Moscou. En fureur, le fondateur de la milice, Evgueni Prigogine veut régler ses comptes avec le commandement militaire russe qu’il accuse d’incompétence depuis plusieurs mois. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase serait une attaque de l’armée russe contre un camp de ses combattants. 

Mais dans un épilogue très rapide, les hommes de Wagner ne marcheront finalement pas sur Moscou, l’insurrection tournant court après une négociation menée par le président biélorusse entre Poutine et Prigojine qui ordonne à ses combattants de rebrousser chemin. 

Depuis cette rébellion avortée de Wagner, le regard de nombreux analystes et commentateurs s’est tourné vers l’Afrique, avec cette question brûlante : quel sera l’avenir du groupe sur le continent ? S’il est encore trop tôt pour répondre à cette question de manière objective sans spéculer, il est possible de tirer quelques enseignements des événements de juin.

1- Wagner, c’est Poutine et Poutine c’est Wagner !

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Image d’archive de Vladimir Poutine en compagnie d’Evgueni Prigojine

La rébellion avortée de Wagner révèle au grand jour le lien étroit entre le président Vladimir Poutine et le groupe paramilitaire. Voilà le premier grand enseignement que l’on peut tirer des événements du 24 juin.

Depuis que la milice est sous le feu des projecteurs, les autorités russes ont toujours affirmé qu’il s’agissait d’un groupe privé agissant seul sans adoubement du Kremlin dans les pays où il opère comme la Centrafrique, le Soudan, la Libye, le Soudan et plus récemment le Mali. 

Les propos du Kremlin suite à cette mutinerie font voler en éclat ces affirmations, comme le constatent différents observateurs. Et c’est Poutine lui-même qui expose le lien direct entre le groupe et le pouvoir russe.

Lors d’une réunion avec des responsables militaires diffusée le 26 juin sur la chaîne RT (Russia Today), le président a donné des détails très précis et exclusifs sur la façon dont l’État russe a financé Wagner sur le budget du ministère de la Défense. “Rien que de mai 2022 à mai 2023, l’État a payé à la société Wagner des salaires et des primes d’encouragement de 86 milliards 262 millions de roubles (NDR : environ 560 milliards de Francs CFA), dont 70 milliards 384 millions en espèces, des primes de 15 milliards 877 millions de roubles, des paiements d’assurance de 110 milliards 179 millions, tandis que le propriétaire de la société Concord grâce à des contrats avec l’armée et malgré le fait que tout l’entretien de Wagner dépendait de l’État, a gagné 80 milliards de roubles en fournissant la nourriture ”, révèle le chef du Kremlin. 

Même si le lien entre Wagner et l’Etat russe était un secret de polichinelle, cette déclaration inédite de Poutine clôt en quelque sorte le débat qui agitait les esprits africains : qui finance Wagner, agit-il seul, est-il soutenu par le pouvoir ?

2- La confirmation que Wagner est bien présent au Mali 

Les réactions officielles russes suite à la rébellion de Wagner confirment aussi que le groupe est bel et bien présent au Mali alors que les autorités ont toujours nié publiquement avoir eu recours aux mercenaires russes.

Ainsi, répondant à la question de savoir si Wagner allait poursuivre ses activités en Afrique, le ministre russe des affaires étrangères a répondu sans détour lors d’un entretien à la chaîne d’État RT : « bien sûr ». Mais Sergueï Lavrov ne s’est pas contenté d’une réponse laconique. Il a donné des détails sur les opérations de Wagner au Mali et en Centrafrique, disant tout haut ce qui se disait jusqu’à présent tout bas à Bangui et à Bamako.

“La République centrafricaine est l’un des pays – avec le Mali – dont le gouvernement a officiellement demandé l’intervention d’une société militaire privée. C’était à un moment où les Français et d’autres Européens ont abandonné la République centrafricaine et le Mali”, explique-t-il. “Dans les conditions où ces pays se sont retrouvés face aux bandits, Bangui et Bamako se sont tournées vers la société militaire privée Wagner en lui demandant d’assurer la sécurité de leurs autorités. Outre les relations avec cette société militaire privée, les gouvernements de la République centrafricaine et du Mali ont des contacts officiels avec nos dirigeants. À leur demande, plusieurs centaines de militaires travaillent en République centrafricaine en tant qu’instructeurs. Ce travail se poursuivra”, ajoute le ministre des Affaires étrangères.

Cette déclaration, on ne peut plus clair, contredit notamment les autorités maliennes qui ont toujours nié la présence de Wagner dans le pays, préférant parler d’”instructeurs russes”. 

Si Bamako n’a pas encore réagi officiellement à la rébellion avortée de Wagner, la Centrafrique de son côté l’a fait auprès de l’Agence France Presse via Fidèle Gouandjika, ministre conseiller spécial du président centrafricain Faustin Archange Touadéra. “La République centrafricaine a signé (en 2018) un accord de défense avec la Fédération de Russie et non avec Wagner, la Russie a sous-traité avec Wagner, si la Russie n’est plus d’accord avec Wagner alors elle nous enverra un nouveau contingent”. Le conseiller spécial du président Touadéra ajoute : “Ils [les combattants de Wagner en Centrafrique] vont peut-être changer de chef mais les soldats de Wagner continueront d’opérer pour le compte de la Fédération de Russie”. L’affaire est entendue.

3-La fin du mythe d’un Poutine omniprésent et omnipotent ?

Poutine

La rébellion avortée de Wagner fait aussi tomber un mythe tenace sur le continent, celui d’un Vladimir Poutine « omnipotent et omniprésent » relèvent également un certain nombre d’observateurs.

Le 23 juin, c’est apparemment sans résistance notable que les hommes de Prigogine foncent vers Moscou, ils s’emparent des localités de Rostov-sur-le-Don et Voronej sans coup de feu. Ce n’était plus simplement le commandement militaire russe qui était mis en cause par Prigogine mais aussi Poutine dont le pouvoir n’a jamais paru aussi menacé depuis qu’il est aux commandes de la grande Russie. Les rumeurs d’un possible coup d’État ont fait réagir le monde entier. Vladimir Poutine a rapidement condamné une “trahison” d’Evgueni Prigojine et promis une intervention “sévère” contre les “insurgés”.

Dans la soirée du 24 juin, après la médiation du président biélorusse Alexandre Loukachenko, Evgueni Prigogine a finalement fait savoir qu’il renonçait à marcher sur Moscou et ordonné à ses troupes de retourner dans leurs camps. Avant cet événement peu de gens auraient envisagé que Poutine soit disposé à négocier avec un individu qui ose le trahir ou défier son autorité, le Maître du Kremlin étant régulièrement accusé par ses détracteurs de faire éliminer systématiquement en catimini ses plus farouches opposants.

4- Wagner veut renforcer son influence en Afrique

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A gauche et à droite, des membres de Wagner en charge de la garde présidentielle en Centrafrique

Enfin la rébellion avortée en Russie met en évidence que l’Afrique apparaît plus que jamais une priorité pour Wagner. Une question se pose néanmoins, d’emblée : le groupe aura-t-il les moyens de ses ambitions sans le soutien du gouvernement russe ? Depuis quelques jours des informations dans la presse internationale laissent entendre que Moscou pourrait prochainement déployer des combattants tchétchènes pour remplacer des mercenaires de Wagner dans certains pays africains. Mais pas de quoi faire reculer visiblement Prigojine qui ne s’avoue pas vaincu. 

Dans une vidéo publiée le 19 juillet sur la chaîne Telegraph de Wagner, il a annoncé que ses combattants quitteront le terrain ukrainien où ils appuyaient l’armée russe pour se redéployer sur le continent africain, ne manquant pas de fustiger encore le commandement russe et la manière dont l’exécutif conduit la guerre en Ukraine.

“Nous avons combattu avec honneur. Vous avez fait beaucoup pour la Russie. Ce qui se passe sur les lignes de front est une honte à laquelle nous n’avons pas besoin de prendre part”, s’exclame le patron de Wagner avant d’ajouter : “Nous devons nous préparer, nous améliorer et nous lancer dans un nouveau voyage vers l’Afrique”. 

Plusieurs questions en suspens

Quels effectifs seront-ils redéployés sur le continent africain, et dans quels pays ? Pour l’heure aucun détail n’a encore filtré. Mais la Centrafrique ou encore la Libye pourraient être parmi les destinations privilégiées. 

Avant l’annonce de Prigojine, plusieurs centaines de mercenaires auraient déjà été déployés en Centrafrique afin de superviser le référendum constitutionnel prévu le 30 juillet et qui pourrait permettre au président Faustin Archange Touadera de briguer un troisième mandat très contesté par l’opposition. Avant ce redéploiement supposé, entre 500 et 600 combattants avaient été rappelés en Russie.

À défaut d’une mutualisation des forces, il nous faut bâtir des armées nationales fortes, républicaines et procéder à une profonde réforme du système de sécurité dans nos pays“, Bakary Sambe


Si le déploiement de milliers de nouveaux combattants de Wagner sur le continent se concrétisait, cette situation viendrait “confirmer à nouveau le piège dans lequel se trouve aujourd’hui enfermé un certain nombre d’États africains qui croient avoir le salut grâce à un investissement dans des mercenaires au lieu de bâtir une armée digne de ce nom”, dit en substance Bakary Sambe, Directeur régional de Timbuktu Institute – African Center for Peace Studies et enseignant-chercheur à l’Université Gaston Berger (UGB) de Saint-Louis, au Sénégal, dans une interview accordée à Tama Média en juin. 

Lui tout comme de nombreuses voix africaines critiques des interventions étrangères pointent du doigt régulièrement que :  “Confier la sécurité d’un État à une milice privée qu’elle soit nationale ou étrangère n’est jamais une solution de long terme, et de surcroît pour des pays africains qui clament haut et fort être en quête de souveraineté et voulant se débarrasser de tout impérialisme d’où qu’il vienne.

Bakary Sambe préconise donc pour sa part des solutions purement nationales et pleinement souveraines : “À défaut d’une mutualisation des forces, il nous faut bâtir des armées nationales fortes, républicaines et procéder à une profonde réforme du système de sécurité dans nos pays. Nous devons également réfléchir à l’opérationnalisation des forces dites en attente. On gagnerait à étendre la coopération interétatique. (…) les solutions intermédiaires que constituent la privatisation et la sous-traitance de la sécurité nationale ne sont pas compatibles avec la souveraineté que l’on veut affirmer vis-à-vis de la France, de la Russie ou d’une autre puissance étrangère,” déduit-il.

Une autre question revient aussi régulièrement depuis l’épisode du 24 juin, celle de savoir comment le groupe paramilitaire réussira à réaliser ses missions en Centrafrique, en Libye ou encore au Mali sans le soutien logistique et financier de l’exécutif russe ? En définitive, que restera-t-il de la crédibilité même du groupe sans le parapluie du Kremlin ? 

Enfin, certains observateurs se demandent également si le même scénario de mutinerie pourrait se produire dans un pays africain où la société paramilitaire est déployée. “À l’instar de ce qui s’est passé en Russie, qu’est-ce qui empêcherait les hommes de Wagner de prendre le contrôle d’une région entière du Mali et d’en interdire l’accès à l’État malien ?” interroge Boubacar Sanso Barry, sociologue et journaliste guinéen, dans un article publié sur le site djely.com. En cas de désaccord majeur avec le chef d’une des juntes qu’ils soutiennent, les paramilitaires russes pourraient-ils provoquer un coup d’État ou soutenir une faction contre une autre ? 

Autant de questions que beaucoup de gens sur le continent se posent désormais et auxquelles l’universitaire guinéen n’hésite pas à donner une réponse pessimiste : 

Une telle perspective n’est pas qu’une vue de l’esprit. Vu que nos États sont notoirement connus pour ne pas honorer leurs engagements, rien n’est à exclure. En somme, le loup est potentiellement dans la bergerie, résume le journaliste et sociologue guinéen Boubacar Sanso Barry.