[Enquête ] Résumé des faits – Au Burkina Faso, les journalistes Hyacinthe Sanou de Studio Yafa, Lamine Traoré d’Oméga Radio et Boukary Ouoba de l’AJB (l’Association des journalistes du Burkina) sont nommément cités dans un montage vidéo (devenu viral depuis le 1er avril) et plusieurs autres publications complotistes. Les trois confrères sont accusés de “conspirer” avec Sophie Douce et Agnès Faivre, les correspondantes des quotidiens français “Le Monde” et “Libération” expulsées du Burkina le 1er avril dernier, et accusées par les autorités de transition d’avoir tenté de “déstabiliser” le pays.
L’expulsion des deux journalistes intervient après la publication d’une enquête du quotidien Libération sur une macabre vidéo dans laquelle des hommes identifiés comme faisant partie des forces armées burkinabè tuent dans des conditions choquantes des enfants et adolescents dans un camp militaire. Dans une opération en forme de contre attaque, un montage vidéo devenu viral sur les réseaux sociaux met en cause la solidité de l’enquête de Libération et la crédibilité des journalistes qui ont travaillé sur le dossier. La vidéo portant le logo d’une certaine “Wadjey’s TV” accuse surtout des journalistes burkinabés d’être à l’origine de la vidéo dans laquelle les militaires sont accusés d’exactions. Mais qui est derrière cette vidéo de propagande ? Tama Média est parvenu à identifier la société derrière “Wadjey’s TV”. Notre enquête montre qu’il s’agit d’un « faux média » en lien avec le Groupe Panafricain pour le Commerce et l’Investissement [GPCI]. Ce groupe anime d’autres faux médias d’influence pro-russe produisant des contenus propagandistes sur le pays des hommes intègres.
Wadjey’s TV, sur les traces d’un faux média en lien avec GPCI (le Groupe Panafricain pour le Commerce et l’Investissement)
La vidéo relayée sur les réseaux sociaux dure deux minutes et dix secondes. Elle ressemble visiblement à un contenu produit et diffusé par un média. « Le Dieu du pays des hommes intègres n’a pas encore dit son dernier mot. Tous ceux qui aspirent à des complots de déstabilisation auront face à eux Dieu, le Tout-puissant et Suprême. Les auteurs du montage vidéo présenté par Libération et France 24 et certains de leurs complices sont connus. Le mensonge rattrape encore une fois de plus le quotidien Libération… », commente une voix féminine.
A partir de 30s à 1mn1s, l’on voit l’un des trois auteurs de l’enquête de Libération, Matteo Maillard, sur les écrans de France 24 en train d’expliquer comment ils ont travaillé sur la vidéo montrant des enfants tués. Après le passage de cet extrait de son intervention, la commentatrice enchaîne en voix off comme pour démonter ses explications : « Mensonge ! L’ONG l’IRD a fait infiltrer sur le sol burkinabè des journalistes, dont les accréditations pour le Burkina Faso ont expiré, pour pouvoir mieux préparer le montage de cette vidéo [montrant des enfants tués, sic] », affirme-t-on. Avant de citer nommément trois journalistes burkinabè, Lamine Traoré de Radio Omega, Hyacinthe Sanou et Boukary Ouoba, qui seraient en complicité avec Sophie Douce et Faivre Agnès, correspondantes de Libération et du Monde, toutes deux expulsées du Burkina Faso.
C’est cette séquence qui a largement circulé sur les réseaux sociaux. L’activiste malien Ibou Sy, suivi par plus de 16 500 abonnés sur Facebook, l’a également relayée avec une légende initiale [Burkina Faso], plus tard modifiée en « Burkina face au complot des médias français ». Sa publication a généré plus de 46 000 vues, plus de 700 partages et nombreuses réactions. En regardant cette vidéo, l’on peut remarquer le logo « Wadjey’s TV ». Ce qui laisse croire que la vidéo provient d’un média dénommé comme tel ou qu’elle y est attribuée.
Plusieurs éléments permettent de s’interroger sur le contenu de la vidéo : pas de signature de l’auteur du commentaire, IRD cité et avec son logo n’est pas une ONG, mais plutôt un Institut français de recherche pour le développement comme son sigle l’indique d’ailleurs, les noms des journalistes françaises expulsées ne sont pas tout à fait corrects, des fautes d’orthographe et de conjugaison comme « après que le quotidien ait reçu… » (l’accord du subjonctif ne s’applique pas à la conjonction “après que”, la règle s’applique seulement à “avant que”), le caractère tendancieux du traitement du sujet… Ce sont entre autres les détails qui ont attiré notre attention, nous poussant à chercher si la vidéo vient réellement du prétendu média Wadjey’s TV, et éventuellement trouver des informations sur celui-ci.
Média d’actualités basé au Burkina Faso ?
Nous avons ainsi effectué des recherches avec le mot-clé « Wadjeys tv ». Sur Facebook, on a trouvé une page portant le même nom, créée le 22 mars 2023, ainsi qu’une autre vidéo montée, et plusieurs publications en texte accompagnées des images sur le même sujet, avec les mêmes noms cités. Cette page se décrit comme une société de médias et d’actualités, qui serait basée au Burkina Faso, à Ouagadougou, la capitale. Sa chaîne YouTube est active depuis le 29 novembre 2022 et localisée au Ghana. La vidéo en question n’y est pas postée ou qu’elle y est retirée. Wadjey’s TV est aussi sur Twitter depuis janvier 2023, se présentant comme un média basé au Burkina. Sa localisation Facebook est la même que celle de Twitter, à la différence de YouTube localisée au Ghana. « L’Afrique, berceau de I’humanité, a besoin de socle pour son équilibre et de lumière pour sa visibilité et son développement », se décrit-il sur Twitter comme pour afficher son objectif.
Le Group Panafricain pour le Commerce et l’Investissement [GPCI] et Netflix France sont ses abonnements sur Twitter. Le GPCI le suit également en retour. Avec ce détail, après avoir utilisé l’outil le botomètre, nous avons poursuivi nos recherches dans l’optique de trouver le maximum d’informations possibles sur Wadjey’s TV et l’un de ses abonnements et abonnés. Dans les résultats de nos recherches sur Google, à partir du même nom comme mot-clé, nous avons constaté un possible lien entre Wadjey’s TV et le GPCI, l’un de deux comptes auxquels il est abonné sur Twitter et qui le suit en retour. Dans ses activités sur le réseau social professionnel — LinkedIn, la prétendue web TV laisse des traces sur les publications du GPCI, qui est localisé au Togo, comme on peut le constater sur la capture d’écran ci-dessous.
Nous avons demandé à plusieurs journalistes burkinabè s’ils connaissent Wadjey’s TV en tant que média basé au Burkina Faso. Tous indiquent ne pas le connaître.
Lien établi avec GPCI, le Group Panafricain pour le Commerce et l’Investissement
En consultant le site internet de GPCI, on a lu dans un article de sa presentation un passage qui a attiré notre attention : « L’Afrique, berceau de I’humanité, a besoin de socle pour son équilibre et de lumière pour sa visibilité et son développement ». Cette phrase est la même que celle de la biographie Twitter de Wadjey’s comme indiqué plus haut. GPCI se définit, sur son site internet, en « une agence de performance numérique, spécialisée dans la communication politique, le marketing digital et en activation de contenu ».
« Depuis 2015, nous accompagnons plus de 80 Clients en Afrique et en Europe, indique le site GPCI. Nous pratiquons une logique politique à l’obtention d’objectifs politiques, et commerciaux. Nos offres ont de l’impact, de l’efficacité et des résultats. Exprimez vos besoins dans tous les domaines et vous serez plus que satisfaits ». Le Group panafricain pour le commerce et l’investissement informe également travailler avec des médias dont certains sont clairement cités. Un autre détail a attiré notre attention : dans la cartographie de leurs zones d’intervention, consultée sur le site internet, on trouve le Burkina Faso [cf. Capture d’écran], pays frontalier avec le Mali.
Le GPCI est dirigé par un certain Harouna Douamba, son président directeur général. Lui et son groupe sont cités dans un récent rapport du collectif All eyes on Wagner, une organisation initiée par l’association française OpenFacto, qui est spécialisée sur les enquêtes en sources ouvertes (OSINT). Sur la page “Qui sommes-nous” de son site, All eyes on Wagner indique que « ce projet est aujourd’hui indépendant: ne bénéficiant d’aucun soutien financier ». A en croire le collectif, « il est animé par un groupe de bénévoles de plusieurs nationalités avec des profils variés: journalistes, enquêteurs, spécialistes de l’étude de la désinformation, étudiants et universitaires ». Toutefois, ils précisent que le projet reste ouvert aux partenaires (techniques ou financiers ?) et OSINTers. Sa mission clairement affichée consiste à documenter les activités du groupe paramilitaire russe, Wagner.
Dans son rapport de 23 pages, qui est intitulé « Burkina sous influence », publié en février 2023, le collectif All eyes on Wagner écrit : « des actions coordonnées à partir de comptes non authentiques ont pu être détectées manuellement et font ressurgir un réseau bien connu des actions d’influence pro-russe démantelé en 2021 par Facebook : le réseau d’actifs numériques de l’ONG Aimons Notre Afrique dirigée par Harouna Douamba, une organisation financée par la Lobaye Invest – la société historique du groupe Wagner en Centrafrique – regroupés à présent au sein de GPCI, le Group Panafricain pour le Commerce et l’Investissement, dirigé par la même personne ». S’agissant de Wadjey’s TV, son ancienne page Facebook est citée dans ce document consulté, à la page 21, parmi les pages identifiées comme affiliées au GPCI [cf. Capture d’écran].
« On se rend compte effectivement que ce sont des sites appartenant à GPCI »
Mieux, en remontant les activités de la page Facebook actuelle de Wadjey’s TV, on peut facilement établir son lien avec le GPCI, à travers notamment les visuels et contenus des médias présentés sur le site internet du même groupe, localisé au Togo. C’est le même constat qu’a fait le journaliste et fact-checker Hyacinthe Sanou. « Quand on remonte le fil [page Facebook], on se rend compte effectivement que ce sont des sites appartenant à GPCI qui est habitué à ce genre de manœuvre de production de Fakes news notamment en Centrafrique. Le groupe qui entretient des liens avec des officines russes est basé au Togo. », fait-il remarquer.
Dans sa tentative de contre attaque via le montage vidéo devenu virale, Wadjey’s TV accuse le rédacteur en chef de Studio Yafa, membre fondateur de Fasocheck, Hyacinthe Sanou et d’autres confrères d’être à l’origine de la vidéo mettant en cause les militaires burkinabés . « J’ai déposé une plainte devant l’autorité compétente au Burkina et on attend les suites judiciaires », a-t-il voulu nous informer. Avant de poursuivre : « Je travaille dans le fact-checking depuis maintenant plusieurs années et c’est une autre étape pour moi car je suis moi-même victime aujourd’hui de Fakes news. »
Son confrère Lamime Traoré d’Omega Radio et également correspondant de VOA Afrique au Burkina Faso, avait aussi apporté un démenti formel. « Je ne suis pas mêlé à ces accusations et montages grotesques. Il s’agit sûrement de l’œuvre des usines à trolls, a-t-il réagi dans une publication postée sur ses réseaux sociaux. Me concernant, ce n’est pas une première. Cela intervient après plusieurs menaces et autres tentatives d’intimidation […] » Même son de cloche chez Boukary Ouoba, le Secrétaire général de l’AJB — l’Association des journalistes du Burkina —dans une publication postée sur Facebook.
Enquête de Libération et réactions des autorités burkinabè
Par ailleurs, l’enquête de Libération dont il est question porte sur une vidéo, montrant des prétendues exactions sur des enfants par des hommes armés, publiée le 27 mars 2023. Les auteurs de l’enquête ont conclu qu’il s’agit d’ « une vidéo d’enfants exécutés tournée dans un camp militaire » au Burkina Faso. Ce qui a fait réagir les autorités burkinabè de la transition, mettant en doute ces révélations.
Dans la foulée, le même jour du 27 mars, à travers un document officiel, le pouvoir de Ouaga, dirigé par le capitaine Ibrahim Traoré, a annoncé « la suspension sine die [sans date fixée] de la diffusion des programmes de France 24 sur l’ensemble du territoire national ». Il est reproché à cette télévision française d’avoir ouvert « ses antennes au premier responsable d’AQMI », l’Algérien Abou Oubaïda. Ce qui montre, fait croire le document rendu public, que « France 24 ne fait pas seulement office d’agence de communication pour ces terroristes, pire il offre un espace de légitimation des actions terroristes et des discours de haine véhiculés pour assouvir les visées maléfiques de cette organisation sur le Burkina Faso ».
Cette suspension était précédée de celle d’un autre média du groupe France Médias Monde : Radio France Internationale (RFI), qui n’émet plus au Burkina Faso depuis le 3 décembre 2022. Les autorités reprochent à RFI d’avoir relayé un message attribué à un chef djihadiste. Toujours concernant la publication de Libération sur la vidéo de la “présumée” exaction des enfants, leur correspondante à Ouaga, Agnès Faivre, et sa consœur Sophie Douce du Monde, ont été expulsées du pays des hommes intègres — le samedi 1er avril 2023, sans document officiel. Elles sont arrivées à Paris le lendemain de leur expulsion. Les deux quotidiens français, Libération et Le Monde, ont condamné, dans des publications séparées, l’expulsion de leurs correspondantes, la qualifiant d'”arbitraire“.
Le 3 avril 2023, l’Agence de presse américaine, AP News ( Associated Press), a également publié les résultats de son enquête sur la même vidéo, confirmant les conclusions de celle du quotidien français Libération : C’est-à-dire que les hommes en tenue dans la vidéo sont bien des militaires burkinabè, malgré le démenti vigoureux des autorités. C’est dans ce contexte que le montage vidéo de Wadjey’s TV est produit et largement partagé sur les réseaux sociaux, notamment Facebook et WhatsApp.
Ce qu’il faut retenir
A la lumière des éléments présentés, il faut noter que Wadjey’s TV est un faux média produisant des contenus propagandistes et conspirationistes sur le Burkina Faso, difficile à localiser avec certitude. Cependant, ses activités et ses traces numériques prouvent à suffisance qu’il est en lien avec le GPCI — le Group Panafricain pour le Commerce et l’Investissement, dirigé par le sieur Harouna Douamba, disposant de nombreux sites dont les contenus sont partagés par Wadjey’s TV. Tama Média n’est pas à mesure de confirmer ou infirmer que le GPCI est en contact avec le gouvernement burkinabé.