[Grand entretien] – Pour la première fois de son histoire, le Mali vient d’élaborer une politique nationale du livre et de la lecture, initiée par le ministère en charge de la Culture, devant la porter en Conseil des ministres pour son adoption, probablement courant second semestre 2023.
Enseignant à l’Institut universitaire de Technologie de Bamako, institution académique assurant la formation aux métiers du livre au Mali, aussi Directeur national adjoint des Bibliothèques et de la Documentation, qu’on appelle communément dans le pays Bibliothèque nationale, Dr. Amadou Békaye Sidibé est l’un des techniciens qui ont élaboré ce document de politique nationale du livre et de la lecture. Il a publié en 2019 Usages et services d’Internet au Mali [274 pages], sous-titré Role et positionnement des bibliothèques, aux éditions L’Harmattan, Collection “Études Eurafricaines”.
Tama Média : Quel diagnostic faites-vous aujourd’hui de l’état des bibliothèques au Mali, surtout la Bibliothèque nationale ?
Dr. Amadou Békaye Sidibé : Depuis 2004, nous avons lancé une mission de recensement des bibliothèques à travers le pays. Après ce travail, nous avons créé une base de données et y avons répertorié les bibliothèques et les centres de documentation. Actuellement, nous avons 245 unités documentaires répertoriées dans cette base des données. Concernant les bibliothèques encore, de façon générale, comme dans tout pays, il y a les bibliothèques de lecture publique, les bibliothèques scolaires, les bibliothèques universitaires, les bibliothèques spécialisées et la Bibliothèque nationale.
Quant à la Bibliothèque nationale, selon les statistiques, la situation n’est pas aussi mauvaise que ça. Parce que, annuellement, nous flottons entre 25 000 et 30 000 lecteurs. Nous avons environ 22 000 documents, 107 titres de périodiques (journaux, bulletins, magazines, flash infos, etc.), 203 disques vinyles, 3000 thèses soutenues notamment à l’étranger, et une centaine de CD-ROM [compact disc – read only memory, abrégé généralement en français par CD] dont 75 CD audio qui nous ont été gracieusement offerts par Seydoni Mali [Labels phonographiques].
La Bibliothèque nationale évolue. Elle a un budget d’acquisition de documents. Mais ce budget diminue d’année en année. Au début, il s’élevait à 50 millions de francs CFA. Actuellement, nous sommes à 20 millions de francs CFA. C’est pour vous donner une idée de ce qui est dépensé annuellement par l’État pour acheter des livres, pour la Bibliothèque nationale et le réseau de bibliothèques publiques. A la Bibliothèque nationale, les services, exceptée la formation à l’informatique, sont gratuits puisque nous assurons aussi l’initiation de nos lecteurs à la bureautique, à des logiciels professionnels, si des compétences sont trouvées sur place.
Vous avez participé, en tant que technicien, à l’élaboration de la nouvelle politique nationale du livre et de la lecture. Dans quel contexte, cette politique est initiée et à quels besoins doit-elle répondre ?
Effectivement, nous avons travaillé sur la politique nationale du livre et de la lecture. Une commission nationale a été mise en place par le ministère en charge de la Culture. Cette commission a créé en son sein un petit comité technique de dix membres. C’est ce comité qui a fait le premier draft. Le document, après 23 réunions, a été soumis lors d’un atelier à la commission nationale pour validation. Le document a été validé. Le comité a produit un plan d’action pour la période 2024-2028. Ce plan a aussi été validé. Il s’agit d’un certain nombre d’activités à réaliser pour que la politique soit effective. Ces activités ont un coût chiffré à 22 milliards de francs CFA. C’est une somme à investir dans le secteur du livre pendant les cinq années à venir, je précise.
La politique a été élaborée dans un contexte, on va dire, de disharmonie. C’est-à-dire qu’il y a les maillons du secteur du livre qui sont là, mais il n’y a pas de coordination et de planification des activités à l’échelle nationale. Je vous prends un exemple : ici, nous sommes à la Bibliothèque nationale — qu’on appelle officiellement Direction nationale des Bibliothèques et de la Documentation. Dans les textes de notre direction, il est dit que celle-ci coordonne l’activité de toutes les bibliothèques partout au Mali. Ce texte n’a pas été suivi d’un document (décret, par exemple) de réglementation. Cela veut dire quoi ? Cela veut dire que nous, par exemple, nous devons coordonner l’activité des bibliothèques des départements de la Défense, de l’Enseignement supérieur, de la Santé, etc. Sans texte règlementaire, dans la pratique, cela n’arrive pas à se matérialiser.
Après la création de la Direction nationale des Bibliothèques et de la Documentation (en 2001), il devait y avoir des textes qui disent clairement qu’elle doit coordonner de telle façon l’action des bibliothèques du ministère de la Défense. Ce texte n’existe pas. Donc, statutairement, nous devons le faire, mais nous n’avons aucun document à présenter au département de la Défense, au département de l’Enseignement supérieur pour justifier notre rôle. Or, les ministères ne peuvent pas se défaire des informations comme ça sans qu’il y ait des textes qui sous-tendent cela. Il y a ce problème.
Si nous prenons, par exemple, les éditeurs. Quand ils avaient de gros marchés (marchés de manuels scolaires, de politique…) qui doivent coûter des centaines de millions, ils doivent chercher du financement, plus précisément, un prêt bancaire. Quand ils partent voir les banques, celles-ci ne leur font pas confiance parce qu’ils n’ont pas un statut d’entreprise. Ce qui entrave leurs activités éditoriales. Par conséquent, ils ne peuvent pas réaliser de gros marchés puisqu’eux-mêmes n’ont pas la capacité financière pour supporter les dépenses.
« Quand la production éditoriale n’est pas déposée, cela veut dire que, dans 10 ans, 50 ans, 100 ans, ce sera un manque pour les générations à venir. Le Malien ne pourra pas accéder à son propre patrimoine culturel »
Il y a aussi le problème de la protection des documents et du dépôt même des documents à la Bibliothèque nationale. Il y a une loi depuis 1985 qui dit que chaque auteur, chaque éditeur ou imprimeur, qui fait une publication de livre, doit déposer un certain nombre d’exemplaires à la Bibliothèque nationale pour constituer la mémoire éditoriale du pays. L’éditeur doit déposer deux exemplaires. Quand c’est l’auteur, deux exemplaires ; l’imprimeur, quatre exemplaires. Mais, dans cette loi et son décret d’application, les documents concernés sont déjà des documents anciens parce que le livre sur papier c’est ancien. Et le livre numérique et les documents électroniques ne sont pas pris en compte dans ce texte.
Donc, il y a nécessité de mettre à jour ce texte afin que les nouveaux documents comme les CD-ROM, les CD audio, les VCD (vidéo), les livres numériques sur internet, les sites Web, etc. soient pris en compte et déposés à la Bibliothèque nationale, car c’est la production éditoriale du pays. Quand cette production n’est pas déposée, cela veut dire que, dans 10 ans, 50 ans, 100 ans, ce sera un manque pour les générations à venir. Le Malien ne pourra pas accéder à son propre patrimoine culturel parce que celui-ci n’est pas déposé à la Bibliothèque nationale. Il y a des insuffisances comme ça, des choses qu’il faut améliorer.
La politique nationale est alors élaborée pour prendre en charge toutes ces insuffisances et permettre un développement harmonieux de tous les maillons de la chaine du livre pour que — depuis la production jusqu’à la conservation, en passant par l’édition, l’impression, la diffusion, la vente, la lecture, etc. — tout le monde aille ensemble et qu’on fasse du livre un outil de développement économique, scientifique et culturel. C’est ce qui est dans la politique nationale du livre.
Au Mali, qui sont réellement les acteurs du secteur du livre ?
Les acteurs, ce sont les auteurs et les illustrateurs d’abord. Ce sont eux qui créent les documents, qui écrivent. Quand on dit auteur, c’est celui qui fait un document d’apprentissage, par exemple, un document sur l’agriculture. S’il fait des romans, nous, nous l’appelons écrivain. Les illustrateurs font des dessins, des images pour illustrer des livres et des bandes dessinées. Quand ce sont des livres numériques ou qui ont trait au numérique, là, c’est l’infographe qui vient. C’est lui qui conçoit les images à l’ordinateur pour illustrer les œuvres (couverture et pages). Ça, c’est le premier maillon. A ce niveau, les acteurs au Mali sont l’Union des écrivains du Mali [UEM], le Réseau des femmes écrivains du Mali et de la diaspora [RFEMD], les Jeunes esprits de la littérature malienne (JELMA), etc.
Quand on prend les éditeurs, on a OMEL [Organisation malienne des éditeurs de livres]. Eux, ils éditent les livres. Il y a aussi les imprimeurs, les diffuseurs, ensuite les librairies [Association malienne des librairies professionnelles, AMLP], les bibliothèques (Association malienne des bibliothécaires, archivistes et documentalistes). Et, presqu’à la fin de la chaine, vous avez les clubs de lecture, qui sont chargés de rapprocher encore le livre de son lecteur. Vous avez ensuite les promoteurs d’événements autour du livre comme la Rentrée littéraire du Mali, le Salon du livre à Ségou [Salise], le Salon du livre de Bamako [Saliba], la Foire aux manuscrits [à Bamako]…
Le tout dernier élément que nous avons dans la politique nationale, c’est la conservation et c’est l’élément qu’on oublie le plus souvent. Quand les documents sont disponibles, ils ont une durée de vie. Le papier va se casser. On dit qu’on va conserver, mais jusqu’à quelle date ? Donc, à un moment donné, il faut des gens encore pour remettre en l’état les documents. C’est ce qu’on appelle les relieurs-restaurateurs. Il y a des spécialistes actuellement dans ce domaine, notamment à la Bibliothèque nationale du Mali, à l’Institut des hautes études et de recherche islamiques Ahmed Baba (IHERI-AB) où sont principalement conservés les manuscrits de Tombouctou, à l’ONG SAVAMA-DCI [créée le 27 novembre 1996 à Tombouctou et ayant, selon son site internet, pour objectif de contribuer à la protection, la sauvegarde et la valorisation des manuscrits anciens en tant que partie intégrante du développement socio-économique et culturel durable du Mali]. Quand on parle de chaine du livre, il faut tenir compte de tous ces acteurs car ils sont importants dans le système.
Qu’en est-il de l’importation du livre au Mali et de sa taxation ?
On importe trop de livres. Certains vont dire que c’est normal parce que la production locale n’arrive pas à satisfaire tous les besoins. La politique nationale du livre et de la lecture a justement pour rôle de rehausser le niveau de production du livre au Mali pour que les livres maliens soient plus nombreux, plus pertinents, plus intéressants, plus accessibles que ceux qu’on importe. C’est le cœur même de la politique aussi.
Il faut qu’on produise plus parce que, si l’on dit qu’il faut baisser les taxes sur l’importation, cela ne résout pas les problèmes des éditeurs maliens (94 éditeurs répertoriés) ni les coûts des livres au Mali. La baisse des taxes ne permet pas à quelqu’un qui veut entreprendre dans le secteur de l’édition de se sortir d’affaire puisque le livre importé et détaxé va faire concurrence avec son livre produit sur place. Alors que l’emploi de nos jeunes dépend de l’entrepreneuriat local. Cet aspect mérite d’être souligné.
Parlant toujours du système de taxation ou de détaxation, il faut rappeler qu’il y a l’accord de Florence [1950] et son protocole de Nairobi [1976]. C’est un accord international [importation d’objets à caractère éducatif, scientifique et culturel] qui stipule que les intrants (matériaux), ainsi que certains équipements qui rentrent dans la fabrication du livre, s’ils ne sont pas produits à égale valeur chez nous, sont exemptés de taxe. Cet accord de Florence a été ratifié en 2014 par le Mali et nous sommes en train de faire sa vulgarisation. Normalement, cet accord ne doit pas être une source d’importation massive des livres ou de mise à mal de notre production locale. Nous devons normalement exploiter cet accord parce que le papier n’est pas encore suffisamment produit chez nous ici. Nous devons mettre à profit cela pour importer, par exemple, le papier et l’encre à moindre frais et produire plus de livres ici à moindre coût. Et, par conséquent, le livre va devenir moins cher pour le lecteur.
Dans combien de temps le texte élaboré et soumis au ministère en charge de la Culture sera-t-il définitivement adopté ?
Déjà, on a une bonne perspective. C’est vrai, nous spécialistes, nous avions cela à l’idée et cela a été signalé plusieurs fois. Depuis 1978, un atelier national des professionnels de l’information documentaire (les bibliothécaires, archivistes et documentalistes) a recommandé d’élaborer une politique nationale du livre et de la lecture. Depuis cette date, les autorités savent qu’elle doit être faite. Les techniciens aussi savent qu’elle doit être faite. C’est avec le ministre actuel Andogoly Guindo que le projet a pu aboutir. C’est important à signaler.
La deuxième chose : le ministre étant porteur de l’initiative, c’est sûr qu’il va mettre tous les moyens techniques et humains à sa disposition pour faire avancer rapidement le dossier. Je signale qu’il a très bien apprécié le projet de la politique nationale du livre et de la lecture, le qualifiant de document de très belle facture. Convaincu donc de la qualité de ce document, de l’apport que celui-ci fera dans la promotion du livre et de la lecture au Mali, le ministre saura démarcher ses collègues des autres départements ministériels pour que le dossier avance vite.
Je ne peux pas m’aventurer à donner une date précise ou un mois précis pour l’adoption, mais il est certain que le ministre même est pressé de soumettre le document en Conseil des ministres. Selon le Directeur de la Bibliothèque nationale, le document va être inscrit au Programme d’Action du Gouvernement au titre du second semestre 2023. Et, actuellement, nous sommes en train de travailler sur le projet de communication écrite qui doit passer en réunion interministérielle [RI] pour présenter le document. Il y a une dynamique qui est enclenchée, tous les acteurs sont conscients de la nécessité et veulent aussi que ça avance vite. J’ai espoir qu’en cette année 2023, on aura une politique nationale du livre et de la lecture adoptée.