Éthiopie : après la guerre, les ambitieux projets de reconstruction à marche forcée d’Abiy Ahmed à Addis-Abeba

Le visage de la capitale éthiopienne s’est transformé, en trois mois, pour se conformer à la vision futuriste du Premier ministre Abiy Ahmed. Les habitants modestes et les petits commerçants ont été relayés aux périphéries de la ville abritant le siège de l’Union Africaine (UA) et les bâtiments historiques n’ont pas été épargnés. Reportage.

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Inauguré le 11 février, le musée de la victoire d’Adwa offre une vue sur le quartier de Piassa, en pleine reconfiguration avec le Projet de développement du couloir d’Addis-Abeba. Photo : Augustine Passilly

Un amas de gravas a remplacé la brasserie de Henok (1). Ce père de famille a hérité, il y a trois ans, de l’entreprise familiale, fondée par sa mère. Les habitants de la subdivision administrative d’Arada, au cœur d’Addis-Abeba, venaient se retrouver autour de ses petites tables en bois pour partager des injera, ces galettes de teff fermeté, et boire des litres de bière. Cela, jusqu’à la semaine du 4 mars, précédant le jeûne de 55 jours observé par les chrétiens orthodoxes avant la Pâque éthiopienne.

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Addis-Abeba – Ces ruines et déchets ont remplacé la brasserie de Henok. Photo : Augustine Passilly

« Des représentants du gouvernement sont venus m’informer que mon commerce allait être détruit. Je leur ai demandé de me laisser un mois pour déménager mes meubles et mon matériel et trouver un nouveau local. Ils ne m’ont pas menacé, mais ils m’ont dit que je n’avais pas le choix car l’ordre venait du Premier ministre », témoigne Henok.

Trois jours plus tard, les agents municipaux intiment au chef d’entreprise d’entamer, lui-même, le démantèlement de son échoppe. Sa coopération lui assurerait de bénéficier en priorité des indemnités de dédommagement promises.

Mais Henok rit jaune. « Cela fait trois mois et nous n’avons rien reçu. Nous ne faisons pas confiance au gouvernement », dénonce-t-il. Réunis dans le salon d’un voisin, plusieurs commerçants et riverains ou ex-riverains acquiescent : ils sont tous victimes du Projet de développement du couloir d’Addis-Abeba. Leur lieu de réunion sera d’ailleurs démoli à son tour, deux semaines après cette entrevue.

« C’est comme ça qu’ils améliorent notre vie ! »

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Les dernières maisons de ce quartier populaire de la subdivision administrative d’Arada ont été démolies la semaine du 24 juin. Photo : Augustine Passilly

Le 10 juin, le Premier ministre Abiy Ahmed a annoncé l’achèvement de la phase du projet concernant les quartiers de Piassa et d’Arat Kilo, également situés dans la subdivision administrative d’Arada. Cette déclaration intervient trois mois après le lancement des travaux.

« Nous nous excusons pour les inconvénients que nous avons pu causer à nos concitoyens dans le cadre de cette grande initiative qui transforme positivement nos villes », a voulu s’excuser Abiy Ahmed. Avant de poursuivre : « Soyez-en assurés, nous sommes déterminés à aider l’Éthiopie et nous continuerons à combler les lacunes en matière de conception et de qualité au fur et à mesure que nous progresserons. »

Contacté par Tama Média, le service de communication de l’administration municipale d’Addis-Abeba n’a pas donné suite à notre demande d’interview.

Mais, d’après les propos de la maire de la ville, Adanech Abebe, rapportés par l’Agence de presse éthiopienne, ce projet comprend plus de 48 kilomètres de routes asphaltées, quatre passerelles souterraines, 96 kilomètres de passerelles et 100 kilomètres de pistes cyclables. « L’objectif […] est de rendre Addis-Abeba magnifique et d’améliorer le style de vie de ses résidents », explique encore l’édile au média d’État.

L’accent est en outre mis sur le verdissement d’une cité qui suffoque à cause des interminables files d’embouteillages, à toute heure de la journée. Les médias locaux évoquent un projet à plusieurs milliards de birr, soit plusieurs dizaines de millions d’euros.

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Le condominium A d’Ayat Tafo se situe dans la région Oromia qui entoure la capitale. C’est là que la famille de Meron Solomon a été relogée. Photo : Augustine Passilly

À 17 kilomètres à l’Est d’Arada, Meron Solomon (1) ironise pour sa part : « C’est comme ça qu’ils améliorent notre vie ! » Cette cadre dans une entreprise de Véhicule de Tourisme avec Chauffeur (VTC) ne digère pas son éviction, là encore effective en mars dans le quartier de la brasserie de Henok. Jusque-là, elle partageait, avec ses parents et sa grand-mère, le toit sous lequel elle a grandi. La bâtisse possédait cinq chambres, moyennant 4 000 birr (64 euros) par an.

À la place, les autorités ont alloué au foyer un studio dans un condominium pour 25 000 birr par an (404 euros) – ces immeubles en copropriété bâtis en nombre à partir de 2004 pour remplacer les bidonvilles. Le loyer du quatuor a donc été multiplié par six pour atterrir sur un terrain vague accueillant un enchevêtrement de blocs de béton en construction, éloigné des commerces et services.

Des squelettes d’appartements sans électricité ni eau courante

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Des squelettes d’appartements en périphérie d’Addis-Abeba sont proposés aux habitants expulsés. Photo : Augustine Passilly

Le calvaire ne s’arrête pas là. Le logement de substitution était inhabitable en mars. La famille a dû louer un pied-à-terre, le temps de le rénover et de poser une cloison afin de scinder l’unique chambre. Meron Solomon doit se contenter, elle, du canapé trônant dans la salle à manger commune.

« Certaines personnes n’ont pas les moyens de payer le bus pour rejoindre leur emploi dans le centre d’Addis-Abeba. Avec ma mère, nous avons désormais des journées à rallonge. Nous devons partir vers 5h30 et nous ne rentrons avant 19h », décrit la jeune femme.

Elle est indignée par l’injustice, néanmoins, elle fait profil bas. « Si nous protestons, nous risquons de ne pas recevoir de compensation ou nous pourrions être expulsés de cet appartement. Certains ont tenté de se rebeller mais ils ont disparu. D’autres ont été emprisonnés et torturés. Nous ne voulons pas être les prochains. Alors, tout le monde se tait », regrette-elle.

Son récit est entrecoupé par le ronronnement de la scie sauteuse et les coups de marteau émanant de l’appartement mitoyen, au sol recouvert d’une épaisse couche de résidus, encadré par des murs en ciment brut. Une poignée de câbles électriques pendent du plafond. « Notre logement était dans le même état. Nous avons attendu plusieurs semaines avant d’avoir l’électricité. Nous n’avons toujours pas l’eau courante », affirme Meron.

De retour dans son quartier natal, ses anciens voisins ne mâchent pas leurs mots. « Le Projet de développement du couloir d’Addis-Abeba n’a pas fait l’objet d’études sérieuses. Le gouvernement veut construire des pistes cyclables. C’est pour cela qu’il détruit nos commerces. Mais ce n’est pas dans notre culture, ici, de faire du vélo. C’est de l’ordre du luxe. Est-ce que le vélo est plus important que la nourriture et les boissons que nous vendons ? », s’emporte de son côté Yohanes Bakele, un épicier désespéré de retrouver un local car les démolitions ont fait bondir les prix des loyers.

Une erreur stratégique pour un gouvernement souhaitant attirer les touristes

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Le mémorial de la victoire d’Adwa et le musée attenant font partie des nouvelles infrastructures censées attirer les touristes. Photo : Augustine Passilly

Ces classes populaires avaient l’habitude de s’en remettre à la solidarité entre riverains, en cas de fin de mois difficile. Cela prendra du temps avant de renouer avec une telle solidarité au sein de leurs nouveaux immeubles. « Je ne connais pas ce nouvel environnement, ça me stresse », confie Tigist Getachew, une mère célibataire retournée vivre chez ses parents en attendant de compléter le squelette du logement attribué, lui aussi situé en périphérie de la capitale.

Avant, cette quadragénaire née à Arada nourrissait ses deux enfants en vendant du thé et du café depuis sa maison postée en bordure d’une artère. Impossible de continuer cette activité depuis son studio perché au quatrième étage d’une tour. « Je soutiens le développement, mais il est clair que le gouvernement veut débarrasser la ville de nous », fait observer Tigist.

Une erreur stratégique, selon certains observateurs. « C’est une occasion manquée. Bien sûr, les quartiers visés par le projet avaient besoin d’être rénovés mais ils ont été vidés de leurs habitants. Le développement aurait pu se faire autrement. Au lieu de cela, la ville est en train de se transformer en un spectacle qui se déroule dans une tabula rasa. », résume l’anthropologue Marco Di Nunzio, qui travaille sur le développement d’Addis-Abeba depuis 16 ans.

Même la démolition à grande échelle du quartier de Piassa contredit l’un des objectifs affichés par le Premier ministre, de faire revenir les touristes ayant déserté depuis la Covid-19 et la guerre au Tigré entre 2020 et 2022. « Les aménagements auraient pu préserver l’atmosphère de ces quartiers et les bâtiments historiques qui ont été rayés de la carte. Toute personne visitant la capitale aurait voulu voir cela. », estime-t-il.

Un État sourd aux appels des défenseurs du patrimoine

Le Projet de développement du couloir d’Addis-Abeba n’épargne pas, en effet, le patrimoine. Au moins 56 sites enregistrés au patrimoine ont été détruits ou partiellement détruits, selon le journal éthiopien The Reporter.

« En amont des travaux, l’Autorité éthiopienne du patrimoine a révisé les critères de classement des bâtiments. Plus de la moitié des 40 sites classés du quartier de Piassa ont été exclus. Cela est très regrettable. C’est une manière de justifier leur destruction sans enfreindre la loi », détaille un spécialiste de l’héritage, qui préfère rester anonyme par crainte de représailles. Après notre entretien, ce chercheur nous envoie deux photos montrant une allée étroite.

Sur la première, subsiste, à gauche, un ancien bâtiment à la porte et aux fenêtres en plein cintre. Sur le deuxième cliché, la construction a disparu. « Ce bâtiment a été construit par l’homme d’affaires arménien Matig Kevorkoff, avant l’occupation italienne de 1936. La rue Mahtema Gandhi était l’une des dernières rues d’origine, d’un bout à l’autre, commente le chercheur.

Les agents municipaux ont commencé par fermer les échoppes de cette ruelle très animée. Quelques jours plus tard, ils ont détruit le pan gauche. Ce fût un choc. » Avec ses pairs, ils ont alerté les autorités sur ces pertes à la valeur inestimable. « Nous avons compris que les souhaits du gouvernement actuel seront exaucés par tous les moyens, à n’importe quel prix et en un temps record.

Ce gouvernement est persuadé qu’élargir les rues et tracer des pistes cyclables tout en détruisant les anciennes structures va rendre la ville plus belle et attirer les touristes. », témoigne un autre spécialiste du patrimoine. Preuve de la sensibilité du sujet, ce chercheur a passé plusieurs heures au poste de police après avoir photographié un chantier.

Depuis son appartement exigu, la jeune cadre Meron conclut : « Les Éthiopiens ont déjà beaucoup de problèmes, à cause de la crise économique et des guerres qui ravagent notre pays. Le gouvernement est en train d’ajouter de nouveaux problèmes dans nos vies.

Nous voulons une ville élégante et propre mais la priorité devrait être d’ouvrir des usines pour embaucher le quart des jeunes qui sont au chômage. Nous ne savons pas à quel segment de la société le Premier ministre s’adresse avec ce projet. Sûrement aux riches et même à ceux qui ne sont pas éthiopiens ! »

Les gratte-ciel, qui fleurissent à marche forcée, sont en partie destinés aux investisseurs étrangers, confirment plusieurs sources. Après la tombée de la nuit, les tuk-tuks, seul moyen de transport pour rejoindre le condominium de Meron, ne circulent plus. Les hyènes rodent, ainsi que les bandits, attirés par ces nouveaux habitants venus du centre-ville.

Les noms ont été modifiés à la demande des interlocuteurs craignant pour leur sécurité.

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