En plus des jeunes, des milliers de médecins, journalistes et chercheurs algériens quittent leur pays à la recherche d’autres cieux plus cléments. Durant des décennies, les observateurs regardaient la situation avec un œil quasiment passif. Mais un ouvrage vient lever le voile sur un phénomène qui préoccupe certains autant qu’il fascine d’autres. Le sociologue Karim Khaled vient en effet d’éditer un ouvrage-enquête intitulé « Intelligentsias algériennes, le double exil ».
Dans cette recherche qui a duré des années, Karim Khaled a interrogé des dizaines de journalistes, médecins, informaticiens et autres chercheurs sur les raisons de leur départ du pays, leurs conditions d’intégration dans le pays d’accueil et les perspectives d’un éventuel retour au pays. Loin des discours préétablis et des préjugés véhiculés par des oppositions ou le régime politique, l’auteur est allé à la source d’un malaise qui « hante » le corps social algérien comme il le fait d’ailleurs dans d’autres contrées dans le monde.
L’exil des intellectuels, des raisons multiples
Dans des témoignages fidèlement retranscrits, on retrouve des raisons multiples et variées qui poussent les intellectuels algériens à partir. C’est le cas de la violence des années 1990. Dès 1993, des intellectuels étaient la cible des groupes terroristes, à l’exemple du Professeur Mahfoud Boucebci, l’un des psychiatres algériens les plus en vue à l’époque. Un de ses élèves a témoigné pour Karim Khaled. Il a décrit une peur qui s’est emparé de lui et ses collègues, d’autant que l’un des assassins du chef de service n’était autre qu’un infirmier qui travaillait dans le même hôpital de la capitale que la victime. Le témoin est parti en France où il exerce toujours. Tout comme deux journalistes qui avaient assisté à des meurtres de leurs collègues qui ont décidé de fuir le pays pour ne pas subir le même sort. « Les gens ont vécu un double exil : intérieur d’abord, puis extérieur », indique le sociologue. Durant la même période, un autre problème a poussé les intellectuels à chercher d’autres cieux plus cléments : l’apparition de l’intégrisme a constitué une menace pour certains intellectuels activant dans des domaines comme l’archéologie, l’anthropologie ou la sociologie, considérés par les islamistes radicaux comme « haram, pêché ».
En plus de la violence islamiste, des intellectuels ont choisi de s’exiler pour d’autres raisons, certaines sont politiques et sont liées à la gestion du pays où règnent des pratiques comme la corruption et l’exclusion des compétences. Certains témoins racontent d’ailleurs les souffrances endurées avec des chefs incompétents ou d’une bureaucratie trop écrasante qui empêche toute évolution dans une carrière. Pire, certains ont exprimé leur frustration de ne pouvoir faire éclater leurs talents devant des collègues « fonctionnaires » qui n’ont d’autres ambitions qu’une promotion administrative. Ce à quoi s’ajoute un élément économique qui bloque toute velléité créatrice : la rente pétrolière qui fait disparaître les mérites de l’effort et pousse ainsi des compétences à l’exil.
Mais le sociologue ne s’arrête pas sur les sentiers sinueux de la politique et de la violence pour expliquer les raisons de l’exil. L’ouvrage nous apprend par exemple que certains ont choisi de quitter le pays à cause d’une « oppression de la société ». Il s’agit notamment des traditions qui font que l’individu reste attaché à la famille et parfois à la tribu par des liens qui l’empêchent de s’émanciper et de s’épanouir professionnellement.
L’impossible retour au pays
Une fois arrivés dans le pays d’accueil, ces intellectuels vivent souvent un double exil. Certains acceptent en effet le déclassement tandis que d’autres changent parfois de domaine d’activité, la seule condition étant d’être « considérés » et « respectés ». Ce qui ne signifie pas qu’ils ne sont pas tentés par un retour au pays. Beaucoup d’entre eux ont en effet essayé de revenir en Algérie. Mais ils ont vite déchanté parce que « les conditions » de leur départ « sont toujours là ». En arrivant en Algérie, certains « trouvent que leurs collègues qui sont restés ne sont pas bin considérés, mal payés. Mais il y a d’autres raisons que les rémunérations », explique Karim Khaled.
Puis, des raisons familiales et professionnelles empêchent beaucoup d’intellectuels de rentrer dans leur pays d’origine. Certains d’entre eux « sont pourtant tentés » par un retour pour « donner une éducation conforme à leur identité » à leurs enfants. Mais « ils ne trouvent pas une école performante », constate le sociologue. Du coup, ils restent dans le pays d’accueil et ne rentrent souvent qu’après la retraite.
Sans contenir de chiffres, cet ouvrage explique de manière empirique mais aussi scientifique un phénomène qui ne cesse d’alimenter la chronique aussi bien en Europe que dans les pays du Sud. Il est l’un des rares concernant l’Algérie. D’autres suivront probablement pour aider les décideurs à comprendre pourquoi tant de cerveaux quittent un pays qui les a pourtant formés de l’école primaire jusqu’à l’université.