Les déboires judiciaires de la chanteuse malienne Rokia Traoré, une fin de carrière artistique en jeu

L’artiste malienne de renommée internationale Rokia Traoré, sous mandat d’arrêt européen, est arrêtée en Italie, le 21 juin 2024, où elle s’est rendue pour livrer un concert à l’occasion de la fête de la musique. Cette arrestation en lien avec une affaire de non-représentation d’enfant, datée de 2019, est survenue après une autre en mars 2020 à Paris. Toujours détenue, elle attend de comparaître. Récit d’un différend entre ex-conjoints autour de la garde de leur fille, avec en toile de fond une fin de carrière artistique en jeu et des enjeux diplomatiques.

Rokia Traore Festival du Bout du Monde 2013 014

Par Issouf Koné, journaliste culturel malien


L’auteure de l’album « Tchamantchê », sacré Victoire de la musique dans la catégorie « Musique du monde » en 2009, s’est retrouvée à nouveau écrouée, cette fois, en Italie, toujours dans le cadre de la bataille judiciaire l’opposant à son ex-conjoint, Jan Goossens, dramaturge et directeur artistique belge. L’artiste malienne, qui devait comparaître le mardi 02 juillet 2024, attend toujours.

En couple avec M. Goossens entre 2013 et 2018, année de leur rupture, leur séparation a occasionné un conflit lié à la garde de leur fille née en 2015 en Belgique. L’enfant qui possède les nationalités belge et malienne, jusqu’à ses quatre ans, selon les avocats de son père, a toujours été domiciliée à Bruxelles où elle a vu le jour. « Quand la relation (avec) madame Traoré s’est rompue durant l’été 2018, notre client a proposé de passer les vacances scolaires avec sa fille. Il s’est avéré qu’il était impossible d’arriver à un accord avec madame Traoré », soutiennent les avocats du camp adverse.

Rokia Traoré, de son côté, a accusé son ex-mari d’attouchement sexuel sur leur enfant. Elle a porté trois plaintes dont la première en Belgique, la deuxième en France et la dernière en date au Mali. De ces procédures, seule la justice de son pays a tranché en sa faveur en lui accordant la garde de l’enfant, à l’opposé d’une décision de celle belge ayant plutôt octroyé cette garde au père.

La directrice artistique associée du Brighton Festival en 2019, après son arrestation en novembre de cette année-là à Paris, est encore arrêtée le 10 mars 2020, lors d’une escale dans la même ville, alors qu’elle se rendait à Bruxelles afin de plaider sa cause. Détenue à la prison de Fleury Mérogis, dans le département de l’Essonne en région Île-de-France, elle entame alors une grève de la faim. « J’ai entamé une grève de la faim afin qu’il me soit accordé un procès équitable en Belgique et pour que le mandat d’arrêt européen ne soit injustement appliqué ».

Une avalanche de soutiens en 2020

Les déboires judiciaires de la chanteuse malienne Rokia Traoré, une fin de carrière artistique en jeu

Les soutiens à l’artiste, membre du Jury du 68ème Festival International de Cinéma de Cannes en 2015, se sont vite multipliés et l’affaire a pris une proportion de plus en plus importante. Une pétition accompagnée de l’hashtag #FreeRokia, réclamant sa libération à l’époque, a été adressée à la justice et au gouvernement belge. Lancée le 13 mars 2020 par Fatma Karali du collectif « Les mères veilleuses », la requête a bénéficié de plus de 30.000 signatures et impliqué de grands noms de la musique africaine comme les Maliennes Oumou Sangaré et Fatoumata Diawara, la Congolaise Angélique Kidjo, ou encore le Sénégalais Youssou N’dour.

À l’époque, l’économiste et universitaire Felwine Sarr pense que cette affaire est le reflet des rapports politiques, juridiques et symboliques entre l’Afrique et le reste du monde. L’acteur culturel malien, directeur du Complexe culturel BlonBa, Alioune Ifra Ndiaye, s’y est également prononcé : « Rokia Traoré est une ambassadrice de la culture malienne. Elle ne doit pas être traitée en criminelle ! » avait-il écrit sur sa page Facebook.

Remise en liberté le 25 mars 2020, sous contrôle judiciaire, le prix « Découverte Afrique » de Radio France Internationale (RFI) de 1997 a été accusée d’avoir regagné le Mali, son pays. Alors qu’une interdiction de quitter le territoire français l’en défendait : « Il n’y a rien d’illégale à cela car je suis en possession d’un passeport diplomatique », s’était-elle défendue, histoire de faire taire les rumeurs qui voyaient en cette opération une complicité de l’État malien sous le régime déchu du défunt président Ibrahim Boubacar Keïta (IBK, 2013-2020).

Une histoire qui a impacté sa carrière, ses prestations étant fortement concentrées sur l’Europe. Ne pouvant plus s’y produire à cause de ce mandat d’arrêt européen avec le motif « d’enlèvement, séquestration et prise d’otage », elle reprend la scène dans la capitale malienne Bamako, principalement à la Fondation Passerelle sise à Missabougou, une structure culturelle qu’elle a fondée. Elle avait, entre-temps, eu l’occasion de se produire au Togo où elle a déclaré que le dégât psychologique était énorme pour elle. « J’ai trouvé des manières de m’accrocher et, à un moment, j’avais besoin de décrocher, avec toutes ces procédures. Je n’aime pas reparler de cette histoire, je ne veux pas jeter de l’huile sur le feu », a-t-elle déclaré en 2023 lors de la 9ème édition du Togoville Jazz festival.

« Une tragédie pure et simple »

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Au tout début de cette bataille judiciaire, dans une tribune publiée dans les colonnes du journal français Libération, les conseils du Belge Jan Goossens ont laissé entendre qu’aucun parent ne souhaite vivre ce que Rokia Traoré et leur client vivent : « Leur rupture de couple s’est transformée en une séparation conflictuelle, et a dégénéré finalement en une tragédie pure et simple. Une mère en prison, une situation que personne n’a jamais voulue. »

Jusqu’ici, Jan Goossens ne s’est guère prononcé sur le différend, que par l’intermédiaire de ses avocats. Ceux-ci ont indiqué que la séparation du couple a pris l’ampleur d’une bataille médiatique et que c’était une chose que leur client voulait éviter. Sven Mary, avocat représentant Jan Gossens a ainsi affirmé que Rokia Traoré a refusé toutes démarches et tentatives de solution : « Jan Goossens a, ces dernières années, très régulièrement, proposé à Rokia Traoré de conclure un nouvel accord familial, validé par les justices malienne et belge, afin de sortir de ce cauchemar et de garantir à leur fille un avenir avec ses deux parents. »

Rokia qui, depuis le mandat d’arrêt européen, n’avait pas mis les pieds dans le vieux continent, s’est rendue en Italie, le 21 juin 2024, pour un concert et a été arrêtée par la police des frontières italiennes. Une arrestation qui, selon le parquet de la capitale européenne, fait suite à une décision du tribunal correctionnel de Bruxelles du 18 octobre 2023 ayant condamné par défaut l’artiste malienne née en janvier 1974 à une peine de deux ans d’emprisonnement du chef de non-représentation d’enfant.

L’auteure de l’album « Né So » (le sixième de sa riche et dense discographie entre 1998 et 2016) était détenue à la prison de Civitavecchia, pas loin de Rome, en attendant d’être située sur son sort. Aly Coulibaly, ambassadeur du Mali en Italie, a rendu visite à sa compatriote et accompagné de Me Maddalena Claudia Del Re, son avocate. « L’artiste a le moral haut. Elle cherche à résoudre cette situation qui a malheureusement endommagé sa carrière. Elle se trouve dans un bon état d’esprit, très forte, combative et intelligente », a rassuré l’avocate. Reste à savoir jusqu’où ira cette bataille judiciaire aux multiples rebondissements, dans un contexte où les relations entre le Mali et l’Europe sont de plus en plus compliquées.

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