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[Débat] Sénégal : un État de droit en déliquescence ?

31 juillet 2023
11 min

[L’État de droit au Sénégal en débat]. Média mis en demeure voire suspendu, journalistes et activistes emprisonnés, libertés de manifester restreintes, suspicions autour de l’impartialité de la justice… des faits nourrissent, à mesure que se rapproche l’élection présidentielle du 25 février 2024, le débat sur la santé de l’État de droit dans ce pays jusque-là considéré, en Afrique et au-delà, comme un modèle démocratique.

[Débat] Sénégal : l'État de droit en déliquescence ?
Par le dessinateur Odia, le lundi 10 juillet dans le journal sénégalais Tribune

Mains en l’air, visages terrifiés, c’est la réaction de trois employés de France 24, dont le présentateur Marc Perelman, intimidés sur leur plateau de tournage par Me Moussa Bocar Thiam. Le ministre de la Communication, des Télécommunications et de l’Économie numérique, armé d’un lance-roquettes, menace de « faire table rase » de la chaîne d’informations en continu. Voilà résumée la planche du dessinateur de presse Omar Diakité, plus connu sous la signature d’Odia, parue le lundi 10 juillet dans le journal sénégalais Tribune.

Ce dessin a été réalisé à la suite d’un communiqué de Me Moussa Bocar Thiam condamnant fermement « la couverture tendancieuse de l’actualité au Sénégal par France 24 depuis plusieurs mois ». Dans ledit document, le ministre de la Communication, des Télécommunications et de l’Économie numérique accuse le média français d’avoir essayé de justifier « la garde à vue d’un député de l’opposition (Birame Soulèye Diop) ayant publiquement injurié et diffamé des chefs d’État (Macky Sall et Alassane Ouattara) au cours d’une conférence de presse » et de « décrédibiliser la communication de la police sénégalaise (sur des hommes en civil lourdement armés) » lors des violentes manifestations de début juin 2023.

Walfadjri, groupe médiatique privé sénégalais, surnommé « la voix des sans voix », a vu le signal de sa télévision coupé pendant 30 jours sur la période allant du 1er juin au 1er juillet 2023. Le gouvernement, n’appréciant pas le traitement par la chaîne des évènements déclenchés par la condamnation de l’opposant politique Ousmane Sonko à deux ans de prison ferme dans le cadre d’une affaire de mœurs, a invoqué la « diffusion en boucle d’images de violences et l’exposition des adolescents à celles-ci » en violation « des conditions d’autorisation d’établissement ou d’exploitation. »

Précisant que « c’est la première fois dans l’histoire de l’audiovisuel privé du Sénégal qu’un média est suspendu sur une durée aussi longue », Reporters Sans Frontières (RSF) a dénoncé « un dangereux abus de pouvoir qui pourrait être utilisé contre tout média dont la couverture déplairait aux autorités. » Dans le classement mondial de la liberté de la presse de l’organisation non gouvernementale, établi en mai dernier, le Sénégal est passé de la 73e place en 2022 au 104e rang en 2023. « Si le pays offre traditionnellement un contexte favorable à la presse, une recrudescence des menaces verbales, physiques et judiciaires envers les journalistes ces dernières années fait craindre un recul du droit à l’information », a expliqué RSF.

Sommes-nous toujours dans un État de droit ?

[Débat] Sénégal : l'État de droit en déliquescence ?
Manifestation de journalistes à Dakar

Au Sénégal, la question est plus que jamais en débat. S’il est difficile d’avoir une seule définition de ce concept, l’État de droit peut être compris comme « un système institutionnel dans lequel la puissance publique est soumise au droit. » D’origine allemande, cette notion est vue par le juriste autrichien Hans Kelsen comme « un État dans lequel les normes juridiques sont hiérarchisées de telle sorte que sa puissance s’en trouve limitée » puisque « chaque règle tire sa validité de sa conformité aux règles supérieures » pour ainsi garantir « l’égalité des sujets de droit devant les normes juridiques et l’existence de juridictions indépendantes. »

Ainsi donc, le Sénégal demeure-t-il un État de droit ? « Non au sens strict du terme. On a une hyper présidentialisation. Le chef de l’État est tout puissant. Il a pratiquement des pouvoirs despotiques, supérieurs aux ceux des monarchies républicaines. En Afrique, nos présidents peuvent tout faire. Ce qui pose énormément de problèmes », soutient Alioune Tine, fondateur du Think Tank Afrikajom Center.

Cet ancien directeur régional d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre rappelle que « l’espoir était énorme quand Macky Sall a pris le pouvoir en 2012. Les conclusions des Assises nationales, tenues entre le 1ᵉʳ juin 2008 et le 24 mai 2009, étaient une feuille de route qui aurait permis de réformer les institutions de la République, de renforcer la démocratie, les droits humains et les libertés fondamentales. C’était pratiquement inédit. Mais il les a très faiblement appliquées pour fonctionner après comme un monarque. »

Tout compte fait, M. Tine estime qu’il y a une régression de l’État de droit au Sénégal. « L’impression est nette. Nous n’avons jamais eu autant de détenus politiques dans l’histoire du pays. Jamais une opposition n’a été traitée comme celle d’aujourd’hui. Quand je voyage, on demande souvent ce qui se passe au Sénégal. En démocratie, dans la perspective des élections, il faut créer ce qu’on appelle la fête des libertés. Ce n’est pas le moment d’arrêter et d’emprisonner des journalistes ou des politiques dissidents. Ça doit plutôt être le moment de la compétition loyale », indique-t-il.

Dans un texte intitulé « Le Sénégal, entre populisme et État de droit », publié le 7 avril 2023 sur le site de Jeune Afrique, Yoro Dia, ministre, porte-parole de la présidence sénégalaise, a notamment tiré à boulets rouges sur Ousmane Sonko qu’il accuse d’utiliser les foules et la rue pour se soustraire à la justice. « L’État du Sénégal ne commettra pas la même erreur que la République de Weimar (régime politique en place en Allemagne de 1918 à 1933), qui, par juridisme et faiblesse, laissa les nazis profiter des failles de la démocratie pour l’infiltrer, la combattre de l’intérieur et la détruire. Le pays de Senghor ne tombera pas entre les mains d’un groupuscule qui fait l’apologie de la violence et qui est aux antipodes de nos cultures et traditions démocratiques fondées sur le dialogue », assure M. Dia.

Quid de l’indépendance de la justice ?

Au Sénégal, ces dernières années, les procès aux relents politiques contre Sonko – accusations de diffamation et d’injures publiques du ministre du Tourisme, Mame Mbaye Niang, mais aussi de viols répétitifs et menaces de mort d’une employée d’un salon de massage dakarois – ont fortement secoué le pays avec des dégâts matériels considérables et des pertes en vies humaines. Les partisans du maire de Ziguinchor, principale ville du Sud, étant convaincus que l’État instrumentalise à outrance la justice pour se débarrasser d’un opposant déroutant.

L’indépendance des magistrats, dans un pays où le chef de l’État préside leur Conseil supérieur, est un débat permanent. « Dire que le président de la République est un simple meuble au sein du Conseil supérieur de la magistrature devrait faciliter, si tel était le cas, l’abandon de sa présidence au profit du magistrat le plus ancien dans le grade le plus élevé », suggérait récemment Mary Teuw Niane, candidat déclaré au scrutin du 25 février 2024.

Pour Yoro Dia, « le verdict du tribunal (affaire Ousmane Sonko vs Mame Mbaye Niang) est une preuve de l’indépendance de cette justice que l’opposition et ses supplétifs de la société accusent de tous les péchés d’Israël. La justice a clairement montré que c’est un fantasme politicien que de l’accuser d’écrire sous la dictée de l’exécutif. Mieux encore, elle a montré, durant toute la procédure et lors du jugement, que son temps n’était pas celui de la politique. » Initialement condamné à deux mois de prison avec sursis, le leader des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef) a finalement écopé, après l’appel du Procureur de la République, de six mois de prison avec sursis et d’une amende de 200 millions F CFA (environ 305.000 euros).

De l’avis de Cheikh Fall, expert-consultant en démocratie et président d’AfricTivistes, la Ligue panafricaine des blogueurs et cyber-activistes pour la démocratie, « le Sénégalais nourrit des perceptions d’une justice à deux vitesses. L’opinion publique témoigne d’une forme de “ politisation de la justice ” car au moment où certains sont mis aux arrêts pour des délits d’opinion à travers le cyberespace, d’autres jouissent de leur liberté après avoir tenu des propos aussi dangereux que haineux. Les appels aux meurtres ou les arguments tendancieux colorés de tribalisme constituent le lot des contenus publiés à travers Internet. À cela s’ajoutent certaines violations des droits fondamentaux de bon nombre de leaders politiques ou activistes pro-démocratie. »

En outre, souligne-t-il, « les affaires de détournement de fonds publics ainsi que l’absence de poursuites contre les responsables, favorisent un climat de méfiance des citoyens envers les institutions de l’État. Ce sentiment d’absence d’une justice équitable et indépendante alimente des frustrations et révoltes. » La Cour des comptes, il n’y a pas longtemps, a passé au peigne fin la gestion du Fonds de riposte et de solidarité contre les effets de la Covid-19 (plus de 700 milliards F CFA). Son rapport de 180 pages, remis aux autorités, a levé le voile sur des « fautes de gestion et infractions pénales » durant les années 2020-2021 avec notamment des conflits d’intérêts et entorses au Code des marchés publics. Malgré les gages du gouvernement, la justice tarde à se mettre en branle.

« Le véritable problème sur le continent africain, fustige M. Fall, ce n’est pas l’inadaptation ou l’impertinence du système démocratique, mais plutôt l’échec des acteurs politiques qui en sont de fervents théoriciens quand ils sont en quête de pouvoir et qui deviennent des praticiens de l’autocratie dès qu’ils sont élus. »

Actuel président de l’Union des Magistrats du Sénégal (UMS), Ousmane Chimère Diouf a mis en évidence, dans un entretien accordé en mars 2023 au quotidien d’informations générales Le Témoin, la contradiction de la Constitution « qui pose le principe de l’indépendance du judiciaire vis-à-vis de l’exécutif en faisant en même temps du chef de l’exécutif, le président du Conseil supérieur de la magistrature. »

Par voie de conséquence, et en attendant que les recommandations adressées en ce sens au ministre de la Justice trouvent un écho favorable, il pointe la responsabilité individuelle : « Chaque magistrat détient sa propre indépendance et aucune excuse valable n’est recevable en la matière. Nous savons pourquoi nous avons prêté serment, donc à nous d’assumer. Même la subordination hiérarchique du parquet a une limite légale puisqu’à l’audience, il retrouve sa liberté de parole et peut aller à l’encontre d’un ordre reçu. La plume étant serve, la parole libre. Pour le juge, aucune dépendance vis-à-vis d’une autorité n’est prévue par un texte. Dans l’exercice de nos fonctions, nous ne sommes soumis qu’à l’autorité de la loi. Justice rime avec pression. Il faut faire face. En dehors de la forme d’ingérence traditionnellement dénoncée, il y a la pression sociale symbolisée par le phénomène des interventions. »

À ceux qui craignent qu’un gouvernement des juges s’installe au Sénégal, Ousmane Chimère Diouf a affirmé que « les magistrats sont conscients qu’ils détiennent beaucoup de pouvoirs. Mais cela ne peut justifier un contrôle de l’exécutif sur le fonctionnement du judiciaire puisque ces deux pouvoirs tiennent leurs attributions de la Constitution. »