Le 13 avril, dans une longue intervention filmée et diffusée sur une page Facebook Web TV, l’activiste malien Boubou Mabel a utilisé une ancienne vidéo de l’Agence américaine de presse AP [Associated Press] pour commenter l’actualité dans une langue locale. Il prétendait qu’elle est récemment tournée à Kidal alors qu’elle date de 2016 suite à un reportage réalisé sur les ex-combattants alors en attente de DDR [Désarmement Démobilisation Réintégration] dans la région de Gao, au nord du pays. On vous explique en détails.
« Les non dits sur Kidal ». C’est le titre d’une intervention filmée de l’activiste malien, connu sous le nom de Boubou Mabel. C’est sur sa page Facebook “BMD MEDIA” que son émission a été diffusée en direct le 13 avril. Dans cette vidéo d’une durée de 18mns10s, l’activiste s’exprimait dans une langue locale [Bamanakan] sur la situation sécuritaire de Kidal. Cette ville est située au nord du Mali, à la frontière avec l’Algérie. Elle est souvent décrite comme le fief des mouvements “séparatistes”, d’où partent les rébellions dans le pays.
Dans son émission, l’activiste diffusait des extraits de contenus audiovisuels pour ensuite les commenter et décrypter à sa communauté. Cet activiste très écouté sur les réseaux sociaux s’affiche en “expert” sur de nombreux sujets brûlants. Connu pour être proche des autorités maliennes actuelles, il est l’un des activistes propageant le plus d’infox sur les réseaux sociaux maliens, nourrissant les histoires conspirationnistes et complotistes. Dans sa longue vidéo, il chargeait notamment la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA – mouvement regroupant les ex-groupes rebelles), la mission onusienne au Mali (Minusma), la Médiation internationale dans le processus de mise en œuvre des accords d’Alger pour la paix et la réconciliation et la France. A la 13e minute, l’activiste Boubou Mabel annonce un témoignage qui serait celui d’un habitant de Kidal.
L’intervenant parle-t-il en kel-tamasheq ?
A la 14mns21s, il joue la petite séquence. Il la présente comme une vidéo récente qui serait tournée à Kidal, témoignant selon ses mots du désarroi de la population. A en croire Boubou Mabel, l’intervenant parlait en kel-tamasheq, une des langues locales les plus parlées au nord du pays. « Il appelle au dialogue afin d’œuvrer ensemble pour le retour de la paix. “Walahi” [il jure par Allah], si l’on ne fait pas appel au Mali, notre pays, si on est pas cantonné dans quinze jours, beaucoup d’entre nous vont mourir de faim. Il n’y a pas de nourriture, ni eau, ni école, il n’y a absolument rien. ». Ce passage que vous venez de lire est une traduction littérale en français de l’interprétation de Boubou Mabel en bamanakan. C’est l’interprétation qu’il a faite des propos de l’intervenant tenus dans la petite séquence jouée.
Cette partie de sa « chronique » du jour a été largement partagée sur les réseaux sociaux, notamment WhatsApp, TikTok, Facebook et Twitter. Sa vidéo en question a cumulé plus de 12 000 vues, plus de 500 partages, plus de 250 commentaires, et plusieurs centaines d’autres réactions. Dans la foulée, certains internautes maliens ont relevé une incohérence manifeste entre sa traduction et les propos de l’intervenant, celui qui apparaît dans la petite séquence portant le logo d’AP, qui est veut dire “Associated Press”. De plus, l’intervenant identifié sous le nom de Oubel ne s’exprimait pas en kel-tamasheq en réalité comme Boubou Mabel le prétendait, mais plutôt en sonrhaï, une autre langue locale parlée au Mali, notamment au nord du pays. Mais, au début, avant de commencer à parler face à la caméra, Oubel parlait effectivement en kel-tamasheq en s’adressant à un certain “issou”.
Qui a produit et réalisé ce reportage AP ?
Le 16 avril, l’auteur du reportage a réagi via une publication postée sur sa page Facebook. Il s’appelle Cheick Amadou Diouara. C’est un journaliste indépendant malien qui a fait carrière essentiellement dans la presse internationale ou encore dans le département de la communication du système des Nations-unies. Il a été correspondant indépendant de plusieurs médias internationaux dont l’agence Reuters, Associated Press AP, France 2, ou encore le New York Time. Cheick Amadou Diouara a tourné des séquences de plusieurs reportages sur le Mali diffusés entre autres dans la célèbre émission de France 2 “Envoyé Spécial”, “Enquêtes exclusives” de la chaîne M6, ou encore dans ARTE Reportage. Il est le co-fondateur de la première chaîne de télévision malienne créée en dehors de Bamako Alafia TV et auteurs de plusieurs analyses, synthèses de recherche et publications scientifiques sur le Mali et la région sahélienne, nous dit-il. « C’est moi qui ai réalisé et produit ce reportage sur la base de Oubel dans la commune de Boura, cercle d’Ansongo, région de Gao, entre Lellehoy et le Soudou Haïré en février 2016 — dans la perspective de la mise en œuvre du processus de DDR [Désarmement Démobilisation et Réintégration] à la suite des accords de paix au Mali [signés en 2015]. C’était un tournage pour le bureau Afrique de l’Ouest et du Centre de l’agence de presse internationale AP (Associated Press) », a fait savoir le journaliste Cheick A. Diouara.
« C’est intellectuellement malhonnête de publier et commenter à sa guise des œuvres audiovisuelles dont on ne sait rien du contexte dans lequel elles ont étés produites, et pire, en faire une interprétation et un commentaire qui n’a rien à [voir] avec le contenu réel de celle-ci ! (Sic) », a-t-il écrit.
L’auteur précise donc que la vidéo n’a pas été tournée à Kidal, mais plutôt à Lellehoy dans la région de Gao. « Il ne s’agit pas d’éléments de la CMA [Coordination des mouvements de l’Azawad], mais plutôt du mouvement Ganda Izo de la CMFPR [la Coordination des mouvements et front patriotique de résistance] », précise toujours le journaliste. L’intervenant connu sous le nom de Oubel menaçait le gouvernement malien d’alors de “rejoindre les Djihadistes si jamais le DDR n’est pas diligenté”, ajoute-t-il.
D’autres éléments de preuve ?
Dans la perspective de pouvoir trouver des éléments d’informations ou de nouvelles pistes de recherche pouvant nous permettre de confirmer qu’il en est bien l’auteur, mais aussi de retrouver éventuellement la publication originale d’AP, nous avons donc contacté Cheick A. Diouara à la suite de sa réaction. Journaliste indépendant à l’époque, nous dit-il dans un message vocal, c’est lui qui proposait des sujets aux médias avec lesquels il collaborait.
Répondant à nos questions de précision sur le reportage en question, il a bien voulu transféré, sur une adresse email que nous lui avons fournie à sa demande, les archives de ses échanges avec des personnels de l’AP. Dans ces échanges, on retrouve le mail proposant le sujet qu’il souhaitait traiter. Son synopsis a été suivi d’un long échange pour convaincre de la pertinence du sujet et de sa validation, mais aussi pour se rassurer sur les conditions de sécurité lors de la réalisation du reportage, la rédaction d’AP s’inquiétait pour la sécurité du journaliste. Pour retrouver la publication d’AP, nous avons effectué des recherches inversées d’images puis à partir de mots-clés. Nous n’avons pas pu retrouver ce reportage vidéo d’AP. Mais, avec son logo sur la séquence utilisée hors contexte et les mails consultés, nous pouvons confirmer qu’il s’agit bel et bien d’une vidéo issue d’un reportage réalisé en 2016 par le journaliste Cheick Amadou Diouara pour l’agence américaine de presse AP (Associated Press).
Dans son mail de proposition, le journaliste a donné beaucoup d’éléments explicatifs sur le contexte du reportage, qu’il préparait dans une zone à risque pour les journalistes. Avec son autorisation, nous partageons son synopsis [cf. Captures d’écran ci-dessous] pour mieux comprendre le contexte réel dans lequel son travail a été effectué.
Rappel du contexte dans lequel l’extrait vidéo a été publié
L’utilisation d’un extrait de son reportage sur les ex-combattants en attente de DDR, publié sous le label d’AP, est intervenue suite à la célébration de la date anniversaire à laquelle les anciens mouvements rebelles avaient déclaré “l’indépendance de l’Azawad” en 2012, année où le Mali a sombré dans une crise multidimensionnelle sans précédent. Cette déclaration d’indépendance dont le onzième anniversaire était le 6 avril dernier, est encore source de tensions au Mali. A la veille de l’édition 2023, des avions de chasse de l’armée de l’air malienne ont survolé à basse altitude Kidal et plusieurs zones au nord du pays. La CMA, la coalition regroupant les ex-groupes rebelles, avait alors dénoncé une “violation patente du cessez-le-feu” et d'”une provocation grave” de la part du pouvoir central de Bamako.
Le 09 avril, la Médiation internationale dans la mise en œuvre des accords d’Alger a pour sa part déclaré avoir observé “avec inquiétude le regain actuel de tension entre les Parties signataires”. Dans sa déclaration, elle a lancé “un appel pressant aux Parties pour qu’elles s’abstiennent de propos et d’actions susceptibles de compromettre les efforts consentis par la Médiation en vue du parachèvement du processus de paix”. Ces efforts consentis “traduisent en actes concrets leur attachement proclamé à l’Accord, et placent l’intérêt de leur pays et de son
peuple au-dessus de toutes autres considérations”, a déclaré l’ONU dans son communiqué daté du 9 avril dernier.
Le 12 avril, le diplomate mauritanien chef de la Minusma El-Ghassim Wane a présenté devant le Conseil de sécurité de l’ONU, à New-York, le rapport trimestriel du Secrétaire général de l’ONU sur la situation au Mali. Sur la question concernant la mise en œuvre de l’Accord pour la paix et la réconciliation (APR), le gouvernement malien de transition, par la voix du chef de la Mission permanente du Mali à l’ONU, le diplomate Issa Konfourou, a voulu “assurer de [son] engagement […] à poursuivre sa mise en œuvre efficiente et intelligente, notamment avec les Mouvements de I’Inclusivité, également signataires de I’Accord, en attendant que nos autres frères [de la CMA et la Plateforme, qui avaient décidé de suspendre leur participation aux mécanismes de suivi de l’accord] nous rejoignent dans le processus de paix”.
Ces derniers jours, la tension entre la CMA et le gouvernement malien est montée d’un cran. Le 27 avril, la coalition des anciens mouvements rebelles a dénoncé dans un communiqué qu'”une patrouille de FAMa [forces armées maliennes] et ses partenaires […] avaient interpellé ses combattants […] dans la région de Ménaka”. Alors que l’État-major malien avait appelé quelques jours plus tôt les mouvements signataires de l’Accord à coordonner leurs mouvements avec lui. « En vue d’éviter toute confusion pouvant entraîner des tensions sur le terrain, conformément aux directives des autorités politiques de la Transition, et dans l’esprit de l’Accord pour la Paix et la Réconciliation issu du Processus d’Alger (APR), l’État-Major Général des Armées invite les mouvements signataires à coordonner leurs mouvements avec les [Forces armées maliennes] », lit-on dans un communiqué daté du 24 avril de l’état-major malien sur sa dernière opération en date à Ménaka. « Il est important que toutes les parties ayant un esprit constructif acceptent ce principe, car la sécurité des populations maliennes reste notre priorité. », ajoute-t-il.
Que retenir ?
C’est dans ce contexte que l’émission filmée de l’activiste malien Boubou Mabel, en date du 13 avril, est intervenue. Dans laquelle émission, il a utilisé à sa guise, en hors contexte, plusieurs éléments audiovisuels dont l’extrait du reportage AP, qui a attiré notre attention, pour parler de la situation sécuritaire à Kidal, localité comme d’autres toujours en proie à l’insécurité et à l’activisme des groupes djihadistes ainsi que d’autres groupes armés.
On peut donc conclure que cette ancienne vidéo de l’Agence américaine de presse, Associated Press [AP], a été délibérément sortie de son contexte exact par l’activiste malien Boubou Mabel pour prétendre qu’elle a été tournée récemment à Kidal afin de soutenir des propos complotistes. Or, il s’agit en réalité d’un extrait d’un reportage réalisé en février 2016 dans la localité de Lellehoy [dans le cercle d’Ansongo, région de Gao] par le journaliste malien Cheick Amadou Diouara.