Les militaires détenant le pouvoir au Niger et la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) campent toujours sur leurs positions. Le Conseil National pour la Sauvegarde de la Patrie (CNSP), auteur du putsch du 26 juillet 2023, maintient en « résidence surveillée » Mohamed Bazoum. La libération du président déchu ainsi que son rétablissement dans ses fonctions demeurent une exigence de la Cédéao et d’une partie de la communauté internationale.
Dans ce contexte de bras de fer, de fausses informations circulent. Le 15 octobre dernier, trois vidéos décontextualisées dans le réseau social chinois ont attiré l’attention de l’équipe des vérificateurs de Tama Média. Elles ont été utilisées pour prétendre à l’élargissement du successeur de Mahamadou Issoufou qui aurait signé une lettre de démission à cet effet, mais aussi pour mettre en lumière un « désaccord » entre la Russie et la Cédéao sur la question nigérienne.
La crise politique et sécuritaire au Niger est sujette à la propagation de fake news. Alors que la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) n’a pas officiellement abandonné l’idée d’intervenir militairement pour rétablir l’ordre constitutionnel, les pro-putschistes véhiculent une multitude d’informations tendant à dissuader l’organisation régionale.
Ainsi, trois vidéos ont été sorties de leur contexte. Sur la première (lien archivé ici), on aperçoit Mohamed Bazoum marcher d’air souriant, en compagnie de militaires, dans l’enceinte d’un bâtiment. L’auteur de la publication explique que le président déchu, ayant finalement rendu le tablier, est escorté vers son domicile. La séquence, publiée sur TikTok (Afrique Média), a été massivement relayée, depuis début août, par plusieurs comptes sur X (ex-Twitter, 1 2 3 4 5 6 etc.) et Facebook.
Mais la vidéo en question existe sur le réseau social chinois depuis au moins mars 2023. Bien avant donc le coup d’État qui a emporté le régime de Bazoum. Elle a été postée par l’enfantchoco22, un compte suivi par des milliers d’abonnés, visiblement des soutiens de l’ancien homme fort du pays. À en croire L’enfantchoco22, l’instant a été immortalisé à Gouré, une localité de Zinder, où le président déchu avait l’habitude de passer ses vacances.
Grâce à nos recherches par images inversées, nous avons constaté que cette vidéo avait également suscité la curiosité d’AFP Factuel, l’organe de vérification des faits de l’Agence France Presse. Dans son article du 11 août 2023, AFP Factuel a conclu qu’ « il est (…) impossible que la vidéo diffusée sur les réseaux sociaux montre Mohamed Bazoum quittant ” la présidence après la signature de sa démission ” ». Comme nos confrères, nous ne sommes pas en mesure de dire où exactement elle a été tournée.
Ce qui reste constant, c’est que Mohamed Bazoum n’est pas encore libre de ses mouvements, trois mois après son renversement à la tête de l’État du Niger. Les militaires actuellement au pouvoir ont annoncé le 19 octobre, dans un communiqué lu à Télé Sahel (publique), une tentative d’évasion avortée de sa part.
Répondant au Conseil National pour la Sauvegarde de la Patrie (CNSP), par un communiqué daté du 20 octobre, le collectif des avocats du président élu en février 2021 a balayé d’un revers de main ce qu’il qualifie d’ « accusations montées de toutes pièces », non sans fustiger la « détention au secret » de leur client et des membres de sa famille par « une junte qui continue à violer (leurs) droits fondamentaux ». De l’avis de Me Mohamed Seydou Diagne, coordinateur de ce pool d’avocats, « une nouvelle ligne rouge a été franchie et les militaires auront à répondre de leurs actes ».
La mise en garde de Poutine contre une intervention militaire de la Cédéao ?
Dans la deuxième vidéo (lien archivé ici), on voit Vladimir Poutine s’exprimer en russe. Sur cette séquence, la transcription est automatique. Le président russe s’y montre menaçant. Sauf que son propos ne porte pas sur l’intervention militaire au Niger, brandie comme ultime recours par les chefs d’État et de gouvernement de la Cédéao.
Mais, pour induire les internautes en erreur, l’auteur a avant tout zoomé sur l’image originelle afin de cacher deux drapeaux russes. En haut et à droite de la tête de Poutine, il a d’abord inséré le drapeau du Niger sur un fond blanc. Ensuite, il a écrit en lettres capitales, au milieu de l’image, « Sanction de Poutine contre la Cédéao » puis « Fin de la France ». Après cela, l’auteur a attribué au président russe cette citation : « J’ai pris la décision d’une opération militaire ». Enfin, il a opposé l’Algérie, le Mali, le Burkina, la Guinée, la Turquie et la Russie au Sénégal, à la Côte d’Ivoire et à la France en alignant les drapeaux de ces pays sur une même ligne.
Autre manipulation de taille : la fausse transcription d’une partie du discours du maître du Kremlin. L’auteur y a remplacé Russie par Niger. Dans la traduction faite par nos soins via les outils de Google Translate, Niger n’a été prononcé nulle part. Mieux, nous avons fait traduire les propos de Poutine par deux russophones, une Malienne et un Burundais ayant séjourné dans le pays des Tsars durant leurs études supérieures.
« Dans la vidéo, il n’est pas question du Niger. Ça n’a rien à voir avec l’Afrique d’ailleurs. Il (Poutine) parle de la Russie et avertit ceux qui voudraient s’en prendre à son pays », a précisé la Malienne Sanata T. Diarra. « J’ai pris la décision de mener une opération militaire spéciale. Ceux qui essayeront d’interférer ou qui constitueront une menace pour notre pays, notre peuple, doivent savoir que la riposte de la Russie sera immédiate et conduira à des conséquences que vous n’avez jamais connues », a traduit pour Tama Média le journaliste burundais Jean-Marie Ntahimpera.
En réalité, dans la séquence, le président russe justifie l’opération militaire spéciale qu’il a lancée en Ukraine. La vidéo a été diffusée sur la télévision publique russe au petit matin du 24 février 2022, date du début de l’invasion de l’Ukraine. « À aucun moment, il ne parle du Niger. L’image a été prise plus d’une année avant le coup d’État contre Bazoum », a reconnu Jean-Marie après avoir regardé la vidéo originale que nous lui avons envoyée.
Des Américains en tenue militaire présentés comme membres des forces spéciales russes
Histoire d’appuyer le narratif de la deuxième vidéo, une troisième a été postée sur un autre compte TikTok (lien archivé ici). On y distingue des soldats débarquant d’un véhicule de patrouille dans une ville. Ils sont présentés comme des éléments des forces spéciales russes déployés au Niger pour contrecarrer une éventuelle intervention militaire de la Cédéao. Nous avons utilisé plusieurs outils (Google Lens, Bing, Yandex et TinEyes) pour connaître le contexte exact de cette vidéo, mais les résultats de nos recherches par images inversées, à partir des captures d’écran, n’ont pas été concluants. Cependant, plusieurs indices prouvent qu’elle a été sortie de son contexte.
Parmi les soldats, sur l’uniforme de l’un d’eux, on remarque le drapeau américain à la manche droite. Sur la tenue d’un autre militaire, il y est marqué US IFAK (une manufacture qui fabrique des équipements de protection pour les soldats). Dans la séquence, figure aussi une plaque floue sur laquelle on peut lire difficilement « Hollywood ». Des indices montrant clairement que ces hommes en treillis ne sont pas des Russes déployés au Niger.
Afin de conforter cette thèse, nous avons soumis la vidéo pour analyse à un expert. « Ce sont des soldats américains. On voit leur écusson. Dans les commentaires, plusieurs personnes le confirment. De plus, on aperçoit une plaque avec la mention Hollywood. Il ne s’agit pas de soldats russes, encore moins au Niger. En outre, les armes qu’ils détiennent sont américaines, pas russes », a soutenu Cheick Omar Ouédraogo, spécialiste de la recherche en sources ouvertes et ingénieur en technologies.
Que faut-il retenir ?
En conclusion, sachez que les vidéos, objets de ce fact-checking, ont été décontextualisées sur TikTok avant d’être partagées par une dizaine de comptes sur X et Facebook. Il convient dès lors de clarifier deux choses.
Premièrement, Mohamed Bazoum n’a pas, jusque-là, signé une quelconque lettre de démission comme réclamé par les putschistes. Depuis le 26 juillet dernier, le président déchu est toujours aux mains des hommes du général Abdourahmane Tiani, le nouvel homme fort du pays.
Deuxièmement, Vladimir Poutine n’a point fait une déclaration officielle pour annoncer une opération militaire au Niger. Le président russe n’a pas non plus déployé officiellement des forces spéciales dans ce pays du Sahel.