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Sénégal : où va-t-on après l’annulation du report de l’élection présidentielle ?

17 février 2024
10 min

Le 3 février 2024, Macky Sall a abrogé le décret portant convocation du corps électoral pour le scrutin présidentiel initialement prévu le 25 février. Deux jours plus tard, l’Assemblée nationale a adopté une loi reportant le vote au 15 décembre 2024. Le Conseil constitutionnel, dans la soirée du 15 février, a opposé son véto. Dès le lendemain, le chef de l’État sortant s’est engagé à exécuter la décision des sept sages. Mais concrètement, peut-il organiser l’élection avant la fin de son règne programmée le 2 avril 2024 ?

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« Droit dans les ténèbres », c’est le titre du journal sénégalais L’Observateur du vendredi 16 février 2024 avec comme photo d’illustration le face-à-face du Conseil constitutionnel avec le président Macky Sall sur un fond noir.

Le Sénégal, à la démocratie magnifiée dans l’Afrique des mandats indéterminés et des dictatures, doit résoudre une équation à plusieurs inconnues. La suspension du processus électoral, à seulement dix heures du début des rencontres entre les 20 candidats en lice et les électeurs, leur a fait perdre deux sur les trois semaines de campagne pour le premier tour.

Résultat des courses, les sept sages,  « constatant l’impossibilité d’organiser l’élection présidentielle à la date initialement prévue », ont invité « les autorités compétentes à la tenir dans les meilleurs délais ».

Avant d’en arriver à cette conclusion, le Conseil constitutionnel, saisi par près de 60 députés de l’opposition, mais aussi par El Hadj Malick Gackou, Cheikh Tidiane Dièye, Habib Sy, Bassirou Diomaye Faye, El Hadj Mamadou Diao, Thierno Alassane Sall et Daouda Ndiaye, tous candidats à l’élection présidentielle, a doublement tranché.

« La loi portant dérogation aux dispositions de l’article 31 de la Constitution, adoptée sous le n°4/2024 par l’Assemblée nationale, en sa séance du 5 février 2024, est contraire à la Constitution » et « le décret n°2024-106 du 3 février 2024 portant abrogation du décret convoquant le corps électoral pour l’élection présidentielle du 25 février 2024 est annulé ».

Dans l’extrait des minutes du Greffe, les magistrats ont soutenu que le décret susmentionné, « pris sur le fondement de la proposition de loi notifiée au président de la République, manque de base légale » et introduit dans la Charte fondamentale « des dispositions dont le caractère temporaire et personnel est incompatible avec le caractère permanent et général d’une disposition constitutionnelle ».

Mises au point du Conseil constitutionnel

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Le 5 février 2024, dans une séance plénière heurtée, l’Assemblée nationale a adopté la proposition de loi portant dérogation aux dispositions de l’article 31 de la Constitution qui traite du délai d’organisation de l’élection présidentielle.

« Le scrutin pour l’élection du président de la République a lieu quarante-cinq (45) jours francs au plus et trente jours (30) francs au moins avant la date de l’expiration du mandat du président de la République en fonction. Si la Présidence est vacante, par démission, empêchement définitif ou décès, le scrutin aura lieu dans les soixante (60) jours au moins et quatre-vingt-dix (90) jours au plus, après la constatation de la vacance par le Conseil constitutionnel », dispose ledit article.

Statuant, la haute juridiction a déclaré que le texte voté au forceps est « contraire aux dispositions des articles 27 et 103 de la Constitution et au principe à valeur constitutionnelle de sécurité juridique et de stabilité des institutions ».

La première disposition visée limite à cinq ans la durée du mandat du président de la République qui ne peut en exercer plus de deux consécutifs. La seconde interdit à quiconque de toucher à la forme républicaine de l’État, à la durée du mandat du président de la République et au nombre de ses mandats.

« La durée du mandat du président de la République ne peut être réduite ou allongée au gré des circonstances politiques, quel que soit l’objectif poursuivi. Le mandat du président de la République ne peut être prorogé. La date de l’élection ne peut être reportée au-delà de la durée du mandat », a tenu à rappeler le Conseil constitutionnel composé des juges Mamadou Badio Camara (président), Aminata Ly Ndiaye (vice-présidente), Mouhamadou Diawara, Youssoupha Diaw Mbodj, Awa Dièye, Cheikh Ahmed Tidiane Coulibaly et Cheikh Ndiaye.

L’adoption de la loi constitutionnelle a été précédée de la mise sur pied d’une Commission d’enquête parlementaire « en vue d’éclaircir les conditions de l’élimination de Karim Meïssa Wade et autres de la liste des candidats à l’élection présidentielle du 25 février 2024 ».

Cet organisme temporaire, à l’origine du chamboulement du calendrier électoral, a connu un enterrement de première classe. Née le 31 janvier 2024, elle est décédée le 17 février suivant en ne tenant qu’une seule réunion.« Le ministre de la Justice, à travers le ministre du Travail, du Dialogue social et des Relations avec les Institutions, a saisi le président de l’Assemblée nationale de l’ouverture d’une information judiciaire.Suite à cette saisine et en application des dispositions de l’article 48 du Règlement intérieur, il est mis fin, à compter de ce jour, aux travaux de la Commission d’enquête parlementaire », a expliqué l’Hémicycle dans un communiqué daté du 17 février.

Macky Sall est légalement le chef de l’État du Sénégal jusqu’au 2 avril 2024. Dès lors, l’actuel locataire du palais de l’avenue Roume « n’a pas le choix. Il doit se conformer à la décision du Conseil constitutionnel qui est exécutoire. C’est à lui de prendre les mesures nécessaires », a fait savoir un constitutionnaliste à Tama Média. En d’autres termes, il s’agit d’organiser sa succession avant cette date butoir.

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Sur le réseau social X (ex-Twitter), l’humoriste nigérien Mamane a écrit que « le Conseil constitutionnel sénégalais vient de remporter la Can 2023 de la démocratie ». Dans le pays, l’élimination des Lions en huitièmes de finale de la Coupe d’Afrique des nations (Can) de football par la Côte d’Ivoire (1-1, TAB 4-5) a été perçue comme un mal pour un bien par une frange de la population. Pour elle, l’ivresse d’une victoire finale dans la compétition aurait détourné le peuple de l’essentiel : la lutte pour la survie de la démocratie sénégalaise.

Engagements du président Macky Sall

« Il est trop tôt pour moi de considérer cette perspective. Quand la décision sera prise, je pourrai dire ce que je ferai ». C’est la réponse du chef de l’État à une question de l’agence de presse américaine Associated Press (AP) portant sur une éventuelle réaction à la décision attendue du Conseil constitutionnel. L’interview a été publiée le 10 février 2024.

Le 16 février 2024, moins de 24 heures après la sentence, Macky Sall, par le biais d’un communiqué de la Présidence de la République, « a pris acte de cette décision qui s’inscrit dans le cadre des mécanismes juridictionnels normaux de la démocratie et de l’État de droit tels que consacrés par la Constitution sénégalaise ».

Dans le succinct document, le quatrième président de l’Histoire du Sénégal a promis de « faire pleinement exécuter la décision du Conseil constitutionnel ». À cet effet, il « mènera sans tarder les consultations nécessaires pour l’organisation de l’élection présidentielle dans les meilleurs délais ».

Techniquement, il n’est plus possible de tenir le premier tour du scrutin le 25 février prochain. Mais des experts estiment qu’il pourrait bien avoir lieu le 3 ou le 10 mars 2024. « En ne fixant pas une date, le Conseil constitutionnel dit aux politiques de trouver un consensus. On peut supposer que les sept sages n’ont pas les moyens de savoir si toutes les conditions matérielles sont réunies pour organiser l’élection à telle ou telle échéance. C’est pourquoi ils ont renvoyé la balle aux autorités compétentes, c’est-à-dire l’administration », a indiqué Mor Amar, journaliste politique contacté par Tama Média.

Le consensus, pour ce dernier, a toujours été « un principe fondamental » dans les processus électoraux au Sénégal. « À plusieurs reprises, les acteurs se sont concertés face à certaines situations. Parfois, cela se fait même au détriment du droit car on écarte la loi pour des visées politiques. On peut s’attendre à la même chose pour cette Présidentielle », a ajouté M. Amar.

Premiers signes de dégel

Le 7 février 2024, dans le communiqué sanctionnant le Conseil des ministres, Macky Sall a réitéré « sa détermination à poursuivre le dialogue avec tous les acteurs politiques et les forces vives de la nation, en vue de renforcer, d’une part, notre démocratie à travers un processus électoral transparent, libre et inclusif et, d’autre part, la crédibilité de nos institutions ».

Dans cette optique, le président a décidé « d’engager les voies et moyens de mettre en œuvre un processus pragmatique d’apaisement et de réconciliation pour préserver la paix et consolider la stabilité de la nation ».

Ainsi, il a demandé « au gouvernement, notamment au ministre de la Justice (Aïssata Tall Sall, NDLR), de prendre les dispositions nécessaires pour matérialiser sa volonté de pacifier l’espace public dans la perspective du dialogue national et de l’organisation de la prochaine élection présidentielle ».

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Entre le jeudi 15 février et le samedi 17 février 2024, on a assisté à des libérations en cascade de détenus politiques : Aliou Sané, Coordonnateur du mouvement citoyen Y en a marre, Oustaz Assane Seck, prédicateur, Abdou Karim Guèye « Xrum Xax » et Pape Abdoulaye Touré, activistes, Fadilou Keïta, Djamil Sané, Toussaint Manga, des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef), le parti dissous de l’opposant en prison Ousmane Sonko, Seydou Ba, co-fondateur de Kopar Express, plateforme de levée de fonds à travers lequel Pastef récoltait de l’argent… La démarche d’apaisement devrait se poursuivre selon plusieurs sources.

Alioune Tine, fondateur du think tank Afrikajom Center, et l’architecte Pierre Goudiaby Atépa jouent les bons offices pour dépasser la crise de confiance entre l’opposition radicale et le pouvoir. Mamadou Lamine Diallo, candidat à la Présidentielle, a déjà répondu favorablement à la main tendue par Macky Sall.

« Le président m’a invité à une audience au palais de la République ce jeudi 15 février à 16 heures. Ce que j’ai accepté. Nous avons échangé sur la situation politique que vit notre pays et la géopolitique », a résumé sur X le président du Mouvement Tekki (Se réaliser, en langue wolof).

Pour obtenir le respect du calendrier électoral, le collectif Aar Sunu Élection (Protéger notre élection, en langue wolof) a organisé ce samedi de 11 à 13 heures une marche silencieuse à Dakar. Autorisée dans un contexte où l’interdiction était la norme au prétexte de « risques de troubles à l’ordre public », la manifestation avait pour objectif de maintenir la pression sur Macky Sall.