L’ancien sénateur puis gouverneur de Lagos, ayant officiellement succédé à Muhammadu Buhari le 29 mai 2023 à la tête du Nigeria, ne ménage pas sa peine pour ancrer la démocratie dans la sous-région. Aussitôt après son installation, le 9 juillet dernier, à la présidence en exercice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao), Bola Tinubu a donné le ton : « Nous ne permettrons pas qu’il y ait coup d’État sur coup d’État ».
Bola Ahmed Tinubu, 71 ans, est le nouveau visage du Nigeria. Ce pays, le plus peuplé d’Afrique avec quelque 216 millions d’habitants en 2022 selon les Nations Unies, est aussi la première économie du continent noir. Son Produit Intérieur Brut (PIB) est estimé à 477 milliards de dollars en 2022. Sous dictature militaire à partir de 1966, malgré la période de démocratie de 1979 à 1983, le Nigeria ne s’est résolument engagé dans cette voie qu’à la mort du sanguinaire Sani Abacha en juin 1998. L’élection d’Olusegun Obasanjo, un an plus tard, le 29 mai plus exactement, a fait naître la « Democracy Day », un jour férié, dans la République fédérale.
« La journée de la démocratie et la commémoration de celle-ci doivent représenter plus qu’un banal rituel. En tant que peuple, nous avons choisi la démocratie comme forme préférée de gouvernance, et non pas parce qu’elle serait facile à atteindre ou à pérenniser, même après l’avoir obtenue. Nous choisissons la démocratie parce que l’histoire nous a appris que le bien-être des gens est assuré au mieux, et peut-être uniquement, par un gouvernement responsable face au peuple. Cela ne peut être que la démocratie », déclarait Bola Tinubu, le 29 mai 2017.
Six ans après, jour pour jour, il a prêté serment à Abuja devant notamment Nana Akufo-Addo du Ghana ou encore Cyril Ramaphosa de l’Afrique du Sud. Cette présidence de quatre années, Tinubu la place donc sous le signe de la démocratie. « Sa stratégie est sous-tendue par des préoccupations nationales et sous-régionales. Au plan local, son élection a fait l’objet de nombreuses contestations. C’est fréquent au Nigeria. En se présentant comme un chantre de la démocratie, il veut couper l’herbe sous le pied de tous ceux qui disaient que le Nigeria avait une démocratie de pacotille et qu’il avait gagné la Présidentielle en fraudant et en achetant des voix. En outre, il fait de la démocratie et de l’État de droit un élément de la politique extérieure de son pays. Ce qui n’est pas une mauvaise chose en soi. Sur ce point, il y a une continuité avec la démarche de Buhari. Ce dernier considérait que la question du troisième mandat et d’autres sujets liés à la démocratie devaient être réglés rapidement pour que la région évite de tomber dans des crises interminables », dissèque Ibrahima Kane, chargé des questions relatives aux institutions régionales et continentales à Open society initiative for West Africa (Osiwa).
L’heure du « faiseur de roi »
Bola Tinubu a un parcours susceptible d’inspirer un film aux scénaristes de Nollywood, l’industrie cinématographique du Nigeria. Dans les années 1970, il quitte la terre des aïeuls pour essayer de se réaliser aux États-Unis. Au pays de l’oncle Sam, Tinubu conduit clandestinement un taxi dans la banlieue de Washington pour assurer sa subsistance. Ambitieux à souhait, il ne tarde pas à jeter l’ancre à Chicago pour y étudier la comptabilité à l’université.
Major de sa promotion, il intègre le cabinet Deloitte & Touche où il affirme que son salaire et ses bonus font rapidement de lui un millionnaire. Tinubu décide néanmoins de rentrer au Nigeria au milieu des années 1980. Il met alors son expérience au service de Mobil, la firme pétrolière. Entré en politique en 1992, Tinubu est obligé de s’exiler au Bénin voisin durant la dictature à cause de son militantisme dans le groupe pro-démocratique National Democratic Coalition (Nadeco) fondé en 1994.
À la faveur du retour de la démocratie, il devient le gouverneur de Lagos en 1999. Un poste que Tinubu occupera jusqu’en 2007. Pendant ces huit ans, la capitale économique nigériane opère une mue spectaculaire grâce entre autres à d’énormes investissements étrangers. Tinubu bâtit une solide réputation, au-delà de Lagos, en luttant efficacement contre les embouteillages sur les routes, les déchets et le crime organisé.
Vieux routier de la politique nigériane, Bola Tinubu est considéré comme l’un des hommes les plus riches du Nigeria. Sa fortune, il la notamment investit dans les médias, l’aviation, l’hôtellerie et l’immobilier. Il a souvent été accusé de corruption sans jamais être condamné. Tinubu a pendant longtemps été perçu comme un personnage très influent dans son pays. Appelé « le faiseur de roi » ou « le parrain » en raison de son habileté, le musulman yoruba a finalement vu son moment de gloire arriver. Opposé à 17 challengers, le choix du Congrès des progressistes (APC, sigle en anglais), le parti au pouvoir, a recueilli 8.794.726 voix aux élections générales du 25 février 2023. C’est le total le plus élevé de tous les candidats allés à la conquête des votes de plus de 87 millions d’électeurs. Tinubu a également obtenu plus de 25 % des suffrages exprimés dans 30 États, soit six de plus que le minimum requis par la Constitution. Il a ainsi satisfait à la double exigence en la matière pour prendre, haut la main, les rênes du Nigeria.
« On en est à la quatrième expérience de dévolution démocratique du pouvoir même s’il y a des imperfections dans le système. Le Nigeria commence à être un pays démocratique. Voir son président promouvoir ce régime politique signifie qu’il veut redorer le blason du pays dans la sous-région. Tinubu souhaite faire du Nigeria un leader au plan économique, mais aussi politique. C’était clair dans son esprit quand il succédait à Umaro Sissoco Embaló à la présidence en exercice de la Cédéao », souligne M. Kane.
Le 9 juillet dernier, lors de la 63e Conférence des chefs d’État et de gouvernement de l’espace communautaire, à Bissau, la capitale de la Guinée éponyme, l’hôte Embaló a passé le témoin à Tinubu. À cette occasion, le nouveau président en exercice de la Cédéao a érigé la défense de la démocratie au rang de priorité de son mandat. « Sans démocratie, il n’y a pas de gouvernance, il n’y a pas de liberté, il n’y a pas d’État de droit. Nous en avons besoin pour être un exemple pour le reste de l’Afrique et dans le monde. Nous ne permettrons pas qu’il y ait coup d’État sur coup d’État dans la sous-région ouest-africaine », avait-il clamé.
La Cédéao comme laboratoire
La posture de Tinubu, analyse le chargé des questions relatives aux institutions régionales et continentales à Osiwa, « est de faire du Nigeria une vitrine de la démocratie en Afrique et dans la sous-région » où cinq putschs ont eu lieu depuis 2020 au Mali, au Burkina Faso et en Guinée. Pour stopper l’hémorragie, Tinubu propose un traitement sans état d’âme : « Nous devons être fermes en matière de démocratie. Nous devons réagir. Nous ne pouvons pas rester comme des chiens sans crocs à la Cédéao. Nous devons mordre comme il le faut. Avec la confiance placée en moi, je m’engage à œuvrer dans ce sens ». Quand un énième coup d’État a fait perdre à Mohamed Bazoum son pouvoir au Niger, Tinubu, en ardent défenseur de la démocratie, a juré d’utiliser tous les moyens, au besoin la force, pour le rétablissement du président déchu dans ses fonctions.
« On est allé un peu trop vite en besogne. Tinubu aurait dû s’entourer de pas mal de conseils. Quand on regarde de près les textes de la Cédéao, ils ne sont pas très clairs sur les modalités d’une intervention militaire », estime Ibrahima Kane pour qui le président nigérian prend un gros risque. « En agissant de la sorte, Tinubu entend redonner à la Cédéao sa crédibilité. Mais si l’organisation régionale ne parvient pas à mettre un terme à ce régime militaire, personne ne la prendra plus au sérieux. Tinubu lui-même se met dans une situation compliquée. Un échec sera le sien en tant que président en exercice et risque de plomber son mandat au Nigeria », a-t-il ajouté.
Ce spécialiste doute de la pertinence d’une intervention militaire dans la mesure où, même en cas de réussite, « Bazoum ne pourra pas retrouver la plénitude de son pouvoir. Et s’il est diminué, ce n’est pas bon pour la démocratie au Niger. » Pour autant, M. Kane craint qu’il soit maintenant difficile de « trouver une solution diplomatique qui satisfait les uns et les autres » parce que « les putschistes semblent s’arcbouter au pouvoir ». Dans l’opinion sous-régionale, la Cédéao est de plus en plus vue comme un syndicat de chefs d’État unis pour la défense de leurs intérêts. Ils se taisent lorsque l’un d’eux brigue un mandat anticonstitutionnel et mettent en branle leur machine quand les militaires décident de gouverner.
« Le problème, ce sont les États membres de la Cédéao. C’est aussi la manière dont on sélectionne les dirigeants. L’ancien président de la Commission, Jean-Claude Kassi-Brou (mars 2018 – juin 2022), occupait cette fonction parce qu’il était un affidé d’Alassane Ouattara. Il consultait le président ivoirien et cela se faisait dans le sens des intérêts des uns et des autresau détriment des règles communautaires. La Commission n’est pas suffisamment autonome pour prendre des décisions. C’est ça qui explique la faiblesse de la Cédéao », constate le chargé des questions relatives aux institutions régionales et continentales à Osiwa.
En guise d’exemple, rappelle Ibrahima Kane, « la Cédéao a mis en place en 2012 un cadre normatif qui permet à la Commission, en cas de non-respect par un État de ses obligations communautaires, de le traîner devant la Cour de justice de la Cédéao. On appelle cela un recours en manquement. Mais jamais dans l’histoire de la Cédéao, cela n’a été fait alors que les États violent tout le temps les règles communautaires. Les décisions de la Cour de justice de la Cédéao ne sont même pas respectées. Il faut nécessairement revoir le fonctionnement de la Commission de la Cédéao. L’actuel président en exercice va pouvoir y travailler. » Surnommé Jagaban par ses partisans, un titre donné par les Yoruba à un homme courageux et fort, Tinubu aura besoin de ce trait de caractère pour métamorphoser une organisation tant critiquée.