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Sahel, France, Russie : ces réponses du chef d’Aqmi à France 24

08 March 2023
9 min

Dans un entretien exclusif accordé, fruit de plusieurs mois de tractation, au journaliste Wassim Nasr de France 24, le chef d’Aqmi, Abou Oubaïda Youssef al-Aanabi, s’est exprimé sur de nombreux sujets, notamment relatifs au Sahel, la France, la Russie, et à l’enlèvement du journaliste français Olivier Dubois. Le chef djihadiste a répondu en grande partie à 17 questions qui lui ont été posées.

D’entrée, le journaliste Wassim Nasr explique qu’il a fallu être patient pour obtenir cet entretien exclusif sans trop s’appesantir sur tous les détails du processus. A l’en croire, c’est le fruit d’« un an de tractation ». Laquelle a commencé « depuis le moment où [il a] formulé le souhait d’envoyer les questions pour qu’il accepte de [les] répondre et pour mettre les conditions de cet échange ».

Au regard de la complexité et la sensibilité des sujets abordés, Wassim explique — à Tama Média — avoir « demandé que ça soit estampillé car ce sont des audios et qu’on n’a pas Anabi à l’image ». Cela, afin de pouvoir mieux les authentifier : « qu’il s’agit vraiment du chef d’Aqmi qui s’exprime [et] qu’il est responsable de ses dires ». Ce que le chef djihadiste Abou Oubaïda confirme lui-même dans un extrait audio diffusé sur la chaîne de télévision française, France 24.

Les questions formulées par le journaliste Wassim Nasr sont au nombre de dix-sept. Invité sur le plateau de son média, il a décrypté pour les téléspectateurs les réponses de l’actuel émir d’Aqmi [Al-Qaïda au Maghreb islamique] qui, selon lui, en répondant à une question du présentateur, peut se trouver en Algérie d’où il est originaire, mais aussi au Mali où son prédécesseur l’Algérien Abdelmalek Droukdal a été tué par les forces françaises de l’opération Barkhane le 3 juin 2020 au nord-ouest de Tessalit, près de la frontière algérienne.

Territoire français menacé aujourd’hui par Al-Qaïda ?

Dans son décryptage, Wassim dit avoir posé cette question à l’émir Abou Oubaïda : « est-ce que le territoire français est menacé ? ». Sa réponse, analyse le journaliste, était plus ou moins claire. Pour le chef d’Aqmi, rapporte Wassim Nasr, « les autorités occidentales ne comprennent pas que les objectifs d’Aqmi et du JNIM [GSIM en français, Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans] sont locaux ». En d’autres termes, leurs objectifs « ne vont pas jusqu’à menacer le territoire français ». Alors qu’ils continuent de prendre en otage des ressortissants occidentaux, en plus des otages locaux ces dernières années.

Ainsi, il lui a été posé une autre question qui se veut contradictoire, relative aux expatriés : « J’ai posé la question un peu contradictoire en disant : et les expatriés français, ils sont aussi menacés ? Comment vous pouvez faire appel aux Français à faire pression sur leur gouvernement et menacer les expatriés français en même temps ? ». Sur ce point, sa « réponse était un peu plus évasive en disant qu’on appelle les Français parce que ce sont des États de droit : les gens peuvent s’exprimer et les élites françaises doivent pousser le gouvernement français à se désengager de ces territoires [au Sahel]. »

Dans le même registre, le journaliste fin connaisseur des mouvements djihadistes explique qu’il y avait dans sa question une allusion au « fait qu’il n’y a pas eu d’attaque contre les civils depuis l’attaque contre le restaurant Aziz Istanbul, qui n’a jamais été revendiqué, à Ouagadougou [le 13 août] 2017 ». Il explique que le chef d’Aqmi n’a pas répondu à cette question : « parce que ma question était, est-ce qu’il y a plus d’attaques du genre revendiqué par Aqmi ? C’est normal qu’il reste évasif sur des aspects qui touchent à des choses opérationnelles », décrypte-il.

Olivier Dubois, journaliste français enlevé au Mali en avril 2021

Une des questions est relative au cas du journaliste français, Olivier Dubois, enlevé en avril 2021 à Gao, une ville malienne toujours en proie à l’insécurité et à l’activité des groupes djihadistes. Il y a eu des vidéos dans lesquelles Olivier lui-même disait qu’il était détenu par le JNIM, groupe dirigé par le malien Iyad Ag Ghali, affilié à Al-Qaïda. « C’est la première confirmation officielle d’un responsable d’Aqmi », attestant que « c’est eux Al-Qaïda qui détient Olivier Dubois », rapporte Wassim Nasr. Sur la question, à en croire ses explications, le chef d’Aqmi, branche d’Al-Qaïda au Maghreb islamique, s’adressant à la famille de l’otage français, laisse croire « que les autorités françaises savent les conditions dans lesquelles Olivier a été pris en otage et que la porte est ouverte aux négociations ».

Selon l’Algérien Abou Oubaïda Youssef al-Aanabi, rapporte Wassim, « Olivier Dubois n’a pas été piégé par le groupe [JNIM] avant d’être kidnappé ». Pour le journaliste, cette précision est importante en soi, étant donné « qu’il y a eu des missives pour dire qu’Aqmi ne pouvait pas inviter Olivier Dubois à faire un entretien avec un de ses chefs puis le kidnapper ». Donc, il nie que c’est le groupe qui a monté cette opération. « Mais ce qui est important à retenir : ça ouvre la porte aux négociations, la balle est dans le camp des autorités françaises », fait savoir Wassim Nasr.

« Ceux qui revendiquent les prises d’otages ne sont toujours pas les auteurs. Il y a ceux qui enlèvent, ceux qui revendiquent et ceux qui mènent la négociation », expliquent de nombreux spécialistes des questions sécuritaires au Sahel.

Retrait de Barkhane du Mali, extension de l’activisme d’Aqmi ?

Interrogé sur ce que le chef d’Aqmi pense du retrait de la Force française Barkhane du Mali, le 15 août 2022, Wassim Nasr révèle qu’il trouve cela comme « une victoire ». Selon le journaliste, « il endosse les bénéfices de ce départ ». Or, rappelle le confrère, on sait tous que ce départ est survenu suite à « l’arrivée de Wagner [le gouvernement malien parle de la présence d’instructeurs russes] » et suite aux tensions diplomatiques entre Paris et Bamako. Il est donc moins surprenant que l’actuel numéro un d’Aqmi « ramène cela aux efforts qui ont été fournis par les groupes djihadistes au Mali ». Cependant, poursuit Wassim, « il met l’arrivée de la Russie et de la France dans le même sac : il dit que le combat contre les forces qu’il décrit de coloniales, donc russes et françaises, sera le même ». Ce qui est à prendre en considération, estime le journaliste.

S’agissant de la question sur les ambitions d’extension du groupe djihadiste en Afrique, le chef d’Aqmi indique qu’‘’il n’y a pas de limite à cette extension’’. « C’est l’application de la politique et de la logique d’Al-Qaïda de gagner les cœurs et les esprits, et de s’imbriquer dans les conflits locaux. C’est exactement ce qu’ils font à la faveur de raisons objectives – qui permettent leur montée en puissance (Absence [ou faible présence] de l’État [dans certaines localités], situations socioéconomiques) – mais aussi à la faveur de la guerre avec l’État islamique [au Grand Sahara, un autre groupe djihadiste rival] qui dogmatise et pousse certaines populations à trouver refuge chez l’acteur le moins violent présent sur le terrain, qui est Al-Qaïda », explique Wassim Nasr, précisant au passage que « cela ne veut pas dire qu’Al-Qaïda ne commet pas d’exactions […] ».

Eventuelles négociations d’Aqmi avec les États africains touchés ?

Ces dernières années, la question de négocier ou non avec les groupes djihadistes revient très souvent dans les débats publics, et notamment dans les pays de la zone dite des trois frontières [Mali, Burkina Faso et Niger]. Pour rappel, en octobre 2021, l’État malien avait annoncé officiellement avoir mandaté le Haut conseil islamique pour entamer des négociations avec les groupes armés djihadistes, opérant sur le territoire malien, notamment au centre et au nord du pays. Au Niger, avec le président Mohamed Bazoum, comme au Burkina (avec les anciens présidents Kaboré et Damiba), les autorités avaient laissé entendre s’inscrire dans une dynamique de dialogue consistant à démobiliser les combattants locaux des groupes djihadistes qui le souhaitent, soit une stratégie de dialogue en plus de l’option militaire. C’est donc naturellement que le chef d’Aqmi reconnaît « qu’il y a des canaux de négociation qui sont ouverts avec ceux [États] qui le souhaitent ». Confirmant cet état de fait, Wassim Nasr ajoute : « chaque canal est propre au pays concerné. Les prérogatives et les conditions ne sont pas les mêmes. Et ça, Aqmi l’a très bien compris parce qu’il [Abou Oubaïda Youssef al-Aanabi] dit lui-même : ‘’on adapte notre politique, que ce soit pour des négociations ou des implantations, aux conditions historiques de chaque pays’’. Ce qu’on appelle dans le dogme djihadiste la jurisprudence du réel ».

Travail utile pour l’opinion publique et les décideurs ?

Par ailleurs, nous avons sollicité un avis avisé sur la pertinence de cet entretien exclusif du journaliste de France 24 avec le chef d’Aqmi, lequel fait notamment l’objet de critiques chez certains internautes le considérant à tort ou à raison comme un journaliste au service de la « propagande » des djihadistes. Abdou Khadir Cissé est journaliste à l’Agence de Presse Africaine [Apanews], basé à Dakar, au Sénégal, passé par dakaractu.com, couvrant essentiellement les questions de sécurité au Sahel, auteur d’une “enquête sur l’armement des djihadistes” au Sahel [septembre 2021]. « Pour moi, c’est un travail remarquable. Car il faut savoir que les actes posés par ce qu’on appelle des organisations jihadistes nécessite une explication, mais pas une justification de la part des journalistes. C’est ce que Wassim Nasr a fait en réussissant à avoir des réponses d’une figure aussi importante du Jihad dans la bande saharo-sahélienne », explique le journaliste Abdou Khadir Cissé. « C’est un travail utile non seulement à l’intention de l’opinion publique mais aussi pour les décideurs qui doivent avoir les bonnes informations pour des décisions appropriées », conclut-il.